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Qui défend la liberté ?

par Joseph E. Stiglitz*

NEW YORK ? Le Parti républicain s'approprie depuis bien longtemps le drapeau américain, se prétendant le défenseur de la « liberté ». Le bon vieux parti estime que les individus devraient être libres de porter des armes à feu, de propager un discours de haine, ou encore de refuser les vaccins et les masques. Il en va de même pour les grandes sociétés, qui, bien que menant des activités destructrices pour la planète, susceptibles de modifier définitivement le climat, appellent à faire confiance au « libre marché » pour régler toute situation. Il s'agit de « libérer » les banques et institutions financières de toute réglementation, même lorsque leurs activités risquent de conduire à l'effondrement de l'économie entière.

À l'issue de la crise financière de 2008, et face à la pandémie ainsi qu'à l'accélération de la crise climatique, l'inadéquation de cette conception beaucoup trop sommaire et simpliste de la liberté par rapport au monde moderne devrait apparaître évidente aux yeux de tous. Ceux qui continuent d'y adhérer ne peuvent être que désespérément aveugles, ou alors concernés par des intérêts particuliers. Comme l'a écrit Isaiah Berlin, grand philosophe du XXe siècle, « La liberté des loups signifie souvent la mort des brebis ». Autrement dit, la liberté des uns, c'est l'absence de liberté des autres.

Aux États-Unis, la liberté de porter des armes à feu existe au détriment de la liberté de suivre une scolarité ou d'aller faire des courses sans se faire tirer dessus. Plusieurs milliers d'innocents ? pour beaucoup des enfants ? ont perdu la vie à cause de cette liberté particulière. Plusieurs millions ont également perdu ce que Franklin Delano Roosevelt considérait comme si important : la liberté de vivre à l'abri de la peur.

Dans une société, il n'existe pas de liberté absolue. Différentes libertés doivent s'équilibrer, et n'importe quelle discussion raisonnée entre citoyens américains ordinaires (c'est-à-dire non prisonniers du militantisme politique ou des intérêts particuliers) aboutirait inévitablement à la conclusion selon laquelle le droit de posséder un fusil d'assaut AR15 n'est pas plus « sacré » que le droit des autres de vivre.

Au sein des sociétés modernes, complexes, les actes d'un individu peuvent à d'innombrables égards nuire à autrui, sans aucune conséquence pour ce premier. Les plateformes de réseaux sociaux polluent constamment notre « écosystème d'informations », en y propageant désinformation et contenus dont nous savons pertinemment qu'ils provoquent des dégâts (notamment chez les adolescentes). Bien que ces plateformes prétendent ne constituer qu'un canal neutre d'informations déjà existantes, leurs algorithmes promeuvent activement une substance socialement nuisible. Or, loin d'en payer le prix, les plateformes de réseaux sociaux enregistrent chaque année plusieurs milliards de dollars de bénéfice.

Les géants technologiques américains sont         exonérés de toute responsabilité par une loi des années 1990 initialement élaborée pour promouvoir l'innovation au sein d'une économie numérique naissante. La Cour suprême des États-Unis est aujourd'hui confrontée à une affaire dans laquelle intervient cette législation, et plusieurs autres pays à travers le monde s'interrogent également sur le bien-fondé de l'absence de responsabilité des plateformes en lignes face à leurs actes.

Pour les économistes, une mesure naturelle de la liberté réside dans l'amplitude des possibilités pour un individu. Plus le champ des opportunités est vaste pour un individu, plus celui-ci est libre dans ses actes. Ainsi, une personne au bord de la famine, qui œuvre uniquement pour sa survie, n'est pas une personne libre. De ce point de vue, une dimension importante de la liberté réside dans la capacité d'un individu à exprimer son plein potentiel. Une société dans laquelle de vastes segments de population ne disposent pas de telles opportunités ? ce qui est le cas dans les sociétés confrontées à un niveau élevé de pauvreté et d'inégalité ? n'est pas une société réellement libre.

L'investissement dans les biens publics (tels que l'éducation, les infrastructures et la recherche fondamentale) peut étendre le champ des opportunités pour tous les individus, en améliorant effectivement la liberté de tous. Ces investissements nécessitent cependant des recettes fiscales, et de nombreux individus ? notamment dans une société qui valorise la cupidité ? préfèrent se comporter en passagers clandestins, en évitant de payer leur juste part de contribution.

C'est un problème classique de l'action col lective. Ce n'est que par la coercition, en contraignant chacun à payer ses impôts, que nous pouvons générer les recettes nécessaires pour investir dans les biens publics. Tous les individus, y compris ceux obligés contre leur volonté à contribuer aux investissements de la société, peuvent en sortir gagnants. Ils vivront en effet dans une société au sein de laquelle eux, leurs enfants, et tous les autres bénéficieront d'un champ d'opportunités plus vaste. De ce point de vue, la coercition est une source de libération.

Les économistes néolibéraux ignorent depuis longtemps ces aspects, et préfèrent se concentrer sur la « libération » de l'économie face à ce qu'ils considèrent comme des réglementations pénibles et comme une agaçante imposition des sociétés (dont beaucoup bénéficient massivement des dépenses publiques). Or, où en seraient les entreprises américaines sans une main-d'œuvre formée, sans une primauté du droit garante de l'exécution des contrats, ou encore sans les routes et les ports nécessaires au transport des marchandises ?

Dans leur récent ouvrage intitulé The Big Myth, Naomi Oreskes et Erik M. Conway révèlent comment les intérêts d'affaires sont parvenus à inculquer à la population américaine la vision profondément antigouvernementale d'un capitalisme du « libre marché », qui est apparue durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Le discours autour de la « liberté » était ici essentiel. Les capitaines d'industrie et leurs serviteurs universitaires ont systématiquement recaractérisé notre économie complexe ? riche matrice réunissant entreprises privées, publiques, coopératives, bénévoles et à but non lucratif ? en une économie de la « libre entreprise » uniquement.

Dans plusieurs ouvrages tels que Capitalisme et liberté de Milton Friedman et La Route de la servitude de Friedrich Hayek, le capitalisme est grossièrement assimilé à la liberté. Au centre de cette vision du capitalisme réside la liberté d'exploiter : les monopoles devraient pouvoir sans entrave piétiner les potentiels entrants, épuiser leurs travailleurs, et les entreprises devraient être libres de nouer des ententes pour exploiter leurs clients. Seul dans un monde de contes de fées (ou un roman d'Ayn Rand), une telle société et une telle économie pourraient être qualifiées de « libres ». Quel que soit le qualificatif employé, ce n'est pas une économie à laquelle nous devrions aspirer, pas une économie largement créatrice de prospérité commune, et les individus avares et matérialistes que cette économie récompense ne sont pas ceux que nous devrions espérer devenir.

Il est nécessaire que le Parti démocrate se réapproprie le terme « liberté », comme le font les sociaux-démocrates et les libéraux à travers le monde. Car leur agenda est celui qui libère véritablement, celui qui étend les opportunités, et celui qui d'ailleurs crée des marchés réellement libres. Oui, nous avons cruellement besoin de marchés libres, mais cela signifie avant tout des marchés libérés de la mainmise des monopoles et des monopsones, ainsi que de la puissance indue que les grandes sociétés ont amassée en fabriquant des mythes idéologiques.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

* lauréat du prix Nobel d'économie, est professeur à l'Université de Columbia, et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les sociétés



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