Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Agonie de l'Etat patrimonial prédateur ou révolution de palais réussie ?

par Mourad Benachenhou

«L'anarchie est pire que le meurtre» proclame un dicton du verset 191 de la sourate El Baqara.

Dans le contexte dramatique actuel, il est utile de rappeler ce dicton divin, car l'Algérie peut basculer littéralement d'un instant à l'autre dans le désordre total, que nulle force, si puissants soient les moyens dont elle disposerait, ne pourrait réprimer sans dégâts incalculables.

Abdelaziz Bouteflika, ses comparses et complices, seuls responsables de la crise actuelle

Les autorités en place disposent encore d'une large marge de manœuvre pour éviter à ce pays de nouvelles épreuves d'où la violence ne serait pas totalement exclue, malgré le caractère pacifique des marches populaires.

Il faut souligner que ce sont les gouvernants, et à leur tête pendant vingt années l'ex-président déchu Abdelaziz Bouteflika, qui portent la responsabilité totale de la situation actuelle. On ne peut tout de même pas faire porter aux Algériennes et Algériens, la responsabilité de cet évident effondrement de la légitimité du système politique qui règne sur ce pays depuis les premiers jours de l'indépendance.

Bouteflika, les complices et les comparses dont il s'est entouré, ont unilatéralement décidé de se placer «hors de la loi,» sinon d'agir comme des «hors-la-loi» dans le sens propre du terme et de gérer le peuple et les richesses du pays comme les propriétaires des circoncellions et d'une vaste ferme romaine des temps antiques.

La légendaire patience du peuple s'est finalement transformée en révolte, lorsqu'il était devenu évident que le pouvoir en place n'avait ni l'intention de se réformer ni de s'effacer.

Quelques résultats positifs des manifestations populaires

Il faut reconnaître que, depuis les premières manifestations massives du 22 février de cette année, le peuple a remporté un certain nombre de petites victoires, dont la renonciation de l'ex-chef d'Etat à briguer un cinquième mandat, puis sa démission forcée, et dont la décision des autorités publiques de dépoussiérer les lourds dossiers de corruption et de dilapidation des deniers publics, de laisser finalement le pouvoir judiciaire exercer, en toute indépendance, ses compétences et poursuivre, avec toute la rigueur des lois actuelles, les prédateurs qui, quel que soit leur douar d'origine, ont émergé et prospéré à l'ombre du système de gouvernance maintenant rejeté unanimement par le peuple algérien.

On ne peut pas donc affirmer, en toute objectivité, que ce mouvement était vain et qu'il n'a pas forcé les autorités publiques à prendre en considération ses revendications qui sont loin d'être outrancières ou déraisonnables.

Une feuille de route qui ne mène nulle part et une fausse image de normalité dans la gestion des affaires publiques

Cependant, à part ces concessions, si importantes soient-elles, ces mêmes autorités n'ont pris aucune mesure et n'ont proposé aucune solution de sortie de cette crise grave, mesure et solutions qui pourraient annoncer, finalement, une volonté de rupture absolue avec le mode de gouvernance contesté et la mise en place, graduelle, d'un système politique fondé sur la transparence et l'équilibre des pouvoirs, caractéristiques normales des Etats modernes.

Au contraire, rien ne pousse à l'optimisme quant à la volonté comme à la capacité de ces autorités de lâcher du lest et d'accepter que le temps de l'unilatéralisme dans l'exercice du pouvoir était révolu. La lecture des décisions prises jusqu'à présent par ces autorités, laisse apparaître une volonté d'entretenir une image d'un appareil d'Etat fonctionnant normalement, sans obstacles, ni restrictions, licenciant et nommant aux hautes fonctions administratives, recevant les lettres de créances de nouveaux ambassadeurs étrangers, préparant un vaste mouvement diplomatique, assurant le fonctionnement de l'appareil de sécurité public et des instances judiciaires, enregistrant les candidatures aux élections présidentielles, etc. Bref, comme si la contestation populaire était inexistante ou marginale, ou comme si c'était simplement un nouveau mode d'usage par les citoyens d'en bas de leur journée hebdomadaire fériée.

Les manifestations populaires : des bruits de fond agaçants ?

Et lorsque ces autorités font référence à ces manifestations dont les slogans n'ont rien de favorables pour elles, elles usent d'une rhétorique vide et inutile et expriment des promesses creuses, proclamant, certes, leur approbation pour ces manifestations, mais également leur volonté ferme de s'en tenir à leur propre projet, ou « feuille de route », sans tenir compte de ce que disent ou pensent ces manifestants, qui représentent pourtant la majorité du peuple algérien.

Le seul pouvoir représentatif est détenu par ces manifestants, mais le pouvoir réel est encore exercé par des hommes choisis par l'ex-président déchu, selon ses critères propres, qui n'ont rien de propre, si l'on peut utiliser ce faible jeu de mots.

Une fidélité circonstancielle et opportuniste à la Constitution

Ces autorités jouent sur le respect dû à la Constitution pour justifier leur détermination à ne pas sortir du chemin qu'ils ont choisi pour dépasser la crise. Or, c'est justement la violation en continu pendant deux décennies - c'est-à-dire le temps nécessaire pour qu'un bébé atteigne l'âge adulte et pour un homme mûr de connaître la déchéance de la vieillesse - qui a abouti à l'effondrement de la légitimité de l'Etat.

Il est inutile de demander à ces «défenseurs de l'ordre constitutionnel » pourquoi ils n'avaient pas soulevé le problème de la violation de la loi fondamentale du pays, en temps voulu et au moment où ce texte était foulé aux pieds par son propre « défenseur. Ce type de questions est hors contexte. On a affaire à une nouvelle situation et ce n'est pas la peine de revenir sur le passé, si troublant qu'ait été le comportement de ceux qui se présentent maintenant en défenseurs acharnés de la légalité constitutionnelle pour bloquer toute solution politiquement acceptable tant pour eux que pour le peuple.

Les vrais détenteurs du pouvoir suprême sont connus quelle que soit la force de Leurs démentis

Le contexte du pouvoir est on ne peut plus clair. On sait qui tient les rênes du pouvoir et qui est le décideur. Tenter, selon le dicton populaire, de «cacher le soleil avec un tamis» est à la fois une entreprise vaine et dangereuse. Vaine, car nul n'est dupe quant à la hiérarchie politique réelle, au vu du caractère quelque peu mince de la représentativité de la classe politique qui pourrait servir de socle au chef de l'Etat actuel ; périlleuse car cela focalise les attaques, comme les attentes populaires, sur la seule institution permanente où le principe sacro-saint de la hiérarchisation de l'autorité lui donne une solidité difficile à ébranler, quels que soient les évènements et les circonstances.

Il est tout aussi vain de tenter de brouiller les cartes, par des déclarations sibyllines, des éditoriaux, pouvant ouvrir évidemment, à toutes sortes de commentaires, mais qui ne sont, en fin de compte, que des écrits journalistiques n'engageant, qu'on le veuille ou non, que ceux qui les ont écrits, même sur ordre formel.

Ce que tout un chacun attend, ce sont des décisions prises au niveau adéquat, qui indiquent un changement de cap authentifiable et authentique. Si ces décisions, quel qu'en soit le contenu -et il n'est pas question ici de jouer le jeu des «propositions globales de sortie de crise », avec des suggestions de noms de personnalités, des descriptions d'institutions provisoires et d'étapes, etc. - jeu intellectuellement passionnant mais ne tenant pas compte de la fluidité qui caractérise la période actuelle - ne rompent pas avec la feuille de route actuelle, il y a peu de chance, sauf usage unilatéral de la violence, pour que le pays retrouve la sérénité et la stabilité si indispensables pour mettre en œuvre les réformes profondes et complexes qui doivent toucher tant le mode de gouvernance du pays que l'économie et qui impliquent une légitimité incontestable des autorités publiques.

Si ces décisions ne sont pas prises et que les autorités actuelles, se prévalant plus des appuis extérieurs que des vues des citoyennes et citoyens algériens, persistent à vouloir organiser des «élections présidentielles propres et transparentes» pour? pérenniser le système politique actuel, quelles que soient les promesses faites par les vrais détenteurs du pouvoir, la crise ne peut que durer.

Devant cette situation évidente de blocage et de rejet de toute concession à la pression populaire, on pourrait affirmer que ce qui se passe actuellement est simplement une révolution de palais, où une faction du pouvoir patrimonial a éliminé une autre faction et place ses décisions dans le processus de consolidation de sa prise de pouvoir, et non dans le processus de changement du système politique, et que, donc, les poursuites judicaires contre certains prédateurs constituent un des volets de cette prise de pouvoir.

En conclusion: jusqu'à preuve du contraire, que ne pourraient fournir que les «décideurs,» on a donc affaire à une révolution de palais plus qu'à un premier pas vers un changement de régime politique. Ceux qui contestent cette modeste analyse, au cas où, évidemment, ils prennent le temps de la lire, ont tout loisir de la démentir, en prenant les décisions prouvant qu'ils sont en rupture idéologique totale avec leurs anciens compagnons de route déchus, et actuellement objet de poursuites devant la justice. Ces décisions sont dans leur atteinte, et peuvent être rapidement prises.

Finalement, il est impossible de faire passer une couleuvre pour un loup de mer, quelle que soit la sauce dans laquelle elle est cuite !



Télécharger le journal