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Le pouvoir de l'argent face au pouvoir de l'image ? «Lorsque l'argent parle, la vérité se tait»

par A. Boumezrag*

  «Le gouvernement nous pisse dessus et la presse nous dit qu'il pleut» (Gilets jaunes en France)

Hier, misère matérielle et richesse morale ; aujourd'hui, misère morale et richesse matérielle. L'argent facile fascine dans une société où «l'être se cache derrière le «paraître», et le «je» derrière le «nous». C'est ainsi que le paraître est considéré comme plus important que l'être. C'est le primat de l'émotion sur la raison, le virtuel sur le réel, le paranormal sur le normal, le court terme sur le long terme. Il nous faut tout, tout de suite et sans effort. Nous développons le «tout avoir» au lieu du «tout être». Nous vivons dans une époque mercantiliste où tout se vend et tout s'achète, y compris les consciences. Partout, l'argent règne en maître. L'Algérie est devenue, à la faveur d'une manne providentielle un vide-ordures du monde entier et un tiroir-caisse des fonds détournés et placés dans des paradis fiscaux. Nous consommons tout ce que le gouvernement importe en se servant au passage. Le commerce extérieur étant le monopole de l'Etat. Nous conjuguons le verbe «acheter» à tous les temps et pendant ce temps nous vendons notre âme au diable. De la violence aveugle des années 90 nous sommes passés sans transition à la corruption généralisée des années 2000. Après le «qui tue qui ?», c'est au tour du «qui juge qui ?» de faire la une de l'actualité. Du «tous pourris au tous pour rien», l'Algérie s'ignore. Les Algériens se lavent les mains. «Ce n'est pas moi, c'est l'autre». Qui est l'autre ? Il n'est rien d'autre que soi-même. L'opinion de la majorité des gens a valeur de norme morale comme si la vérité dépendait de ce que pense le plus grand nombre. «Non, les braves gens n'aiment pas que On suive un autre chemin qu'eux», chantait Brassens. Le regard de la société porte sur ce qui est apparent (votre fortune ou votre fonction) et non sur ce que vous cachez (vos vices ou vos vertus). Vous valez ce que vous possédez. C'est votre fortune qui détermine votre rang dans la société. Ce qui intéresse vos concitoyens ce n'est pas votre honnêteté ou votre personnalité, mais les services que vous pourrez leur rendre. Peu importe les moyens que vous employez, c'est le résultat qui compte. La fin justifie les moyens. Pour le plus grand nombre des Algériens, y compris leurs gouvernants, l'Etat n'est pas une abstraction, c'est une personne physique palpable avec qui on doit tisser des liens personnels ou familiaux. Ce n'est pas une entité juridique, une création du droit régie par des textes connus par tous et applicables à tous. On se rappelle de la loi lorsqu'il s'agit de réprimer, jamais quand il s'agit de protéger. Les règles de droit ne sont là pour la devanture, elles s'effacent devant les réseaux mafieux influents. Tout y passe : séduction, argent, intimidations, chantage. Tant que vous êtes du côté des plus forts, la loi vous ignore et vous, vous ignorez la loi. Elle vous sera appliquée le jour où vous sortez des rangs pour rejoindre le commun des mortels. Dans ce contexte, toute œuvre de salubrité publique prend l'allure d'une chasse aux sorcières. Un homme honnête est hors circuit, hors champ, il est inutile et inaudible. Il craint Dieu, il ne fait pas partie des modernistes, c'est un conservateur, un traditionaliste, un «djaha» par rapport au corrompu un «gafez», il ne connaît pas ses intérêts. L'argent n'a pas sur lui une influence outre mesure. Il échappe à son emprise. Il fait de la résistance. Mais pour combien de temps ? Tôt ou tard, il tombera dans le piège qui lui sera tendu, jugent ses détracteurs. A moins que Dieu le préserve. Dans ce cas, il ne sera pas tenté et se contentera de son revenu qui n'est pas à l'abri de toute érosion, puisque rongé par l'inflation provoquée par la planche à billets pour que «le couteau atteigne l'os». Convaincu de sa foi, il cherchera après l'argent de Dieu qui ne se compte pas avec les doigts. Les hommes propres et honnêtes resteront dans leurs coins, ils n'évolueront pas. Personne ne veut d'eux. Ils sont des pestiférés, ils constituent le grain de sable qui empêche la machine de tourner, les gens leurs tournent le dos, ils préfèrent avoir affaire à des corrompus et bénéficier de passe-droit et des privilèges. Et c'est ce qui est recherché dans un Etat de non-droit par les familles, les clans, les réseaux. Celui qui a du pouvoir a tendance à en abuser. Il concentre tous les pouvoirs entre ses mains. Il est immunisé, hors d'atteinte, donc irresponsable. Sans contrôle, tout pouvoir rend fou. Seul le pouvoir arrête le pouvoir. Que vaut la plume d'un juge contre la clé d'un coffre. Nous vivons en pleine confusion des valeurs. La lutte de libération nationale et la guerre civile ont laissé des traces indélébiles dans les esprits et dans les cœurs. Le spectre de la guerre civile est toujours présent. De nombreux maquisards ont été trahis par leurs frères et vendus à la France. De là est né le sentiment de suspicion. Chacun se méfie de l'autre. L'Algérien perçoit son prochain comme un ennemi. La peur consume la société. Cette peur maladive du prochain pousse les responsables à tous les échelons de la chaîne de commandement à s'entourer de gens acquis à la cause commune, généralement des membres de la famille, du village, de la tribu, de la région d'où cette pratique de cooptation née au maquis et reconduite dans la vie courante avec ses conséquences sur la mauvaise qualité du service, le relâchement de la discipline, la propagation de la médiocrité sur le sol algérien et la fuite des compétences vers l'étranger. «Le chacun pour soi, Dieu pour tous» s'est installé durablement et le «vivre ensemble» s'est éloigné des familles algériennes. L'estime de soi et le respect de l'autre sont devenus des denrées rares même au sein des familles les plus traditionnelles, polluées par une pseudo-modernité où l'individu s'affirme par sa fortune et non par sa personnalité, par des apparences et non par des contenus. Le «tous pourris» est une attitude commode pour se justifier réciproquement les uns auprès des autres. Qui accroît son avoir appauvrit son être, un être que l'islam a mis sur un piédestal, et que l'Etat providence a réduit à un tube digestif», explosif (la violence aveugle), puant (la corruption généralisée). «Le sujet devient objet». «J'ai, donc je suis». Tout a un prix, y compris les consciences. Les valeurs morales se perdent, la famille se déchire, l'amour de soi entraîne la haine de l'autre et donc la perte de soi en entraînant celle de l'autre. Nous avons été forgés par le regard de l'autre qui nous renvoie l'image de nous-mêmes. C'est-à-dire des êtres insignifiants. On ne réfléchit plus avec sa tête mais avec son ventre. «L'intime conviction» est un produit de luxe qui ne trouve pas preneur.

*Dr.



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