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Les significations du mot «système»

par Mohamed Mebtoul

  L'usage du terme de «système» n'est pas nouveau en Algérie. Il fait partie du langage ordinaire de la population. Il s'est incrusté dans la façon de dire l'Autre (système), l'invisible, l'opaque où se trament les tractations entre les gens du pouvoir fonctionnant dans le secret «entre eux et pour eux». Il semble donc important d'en décoder les sens pour mieux comprendre le slogan dominant, puissant et récurrent repris dans toutes les villes d'Algérie durant les manifestations du vendredi. «Dégage système».

Il est important de ne pas sous-estimer les mots évoqués par les gens ou de les considérer de façon rapide et cavalière comme des aspects connus, banals ou sans importance. Rappelons que le changement social et politique ne s'institue pas par décret. En évoquant ici le «système» dans ses multiples ambivalences et sa complexité, faisant à la fois l'objet de rejet de la majorité de la population et d'éloges implicites ou explicites de la clientèle du pouvoir qui est loin de s'effacer du jeu politique actuel, nous souhaitons insister sur la prégnance des pratiques sociales engendrées par le système politique.

La privatisation des biens publics

Dire le «système» d'un point de vue phénoménologique, c'est se positionner, pour la majorité de la population dans une logique négative par rapport aux acteurs politiques qui représentent le système. Les personnes ne souhaitent pas, souvent par dépit ou colère, dévoiler précisément l'identité des hommes politiques, privilégiant le terme «houma» («eux»). «Eux», ils ont «cassé» («hardou») le pays» (dit un retraité). Le système intègre donc «ceux qui étaient au gouvernement. Ils ont dirigé le pays pendant des années pour se remplir les poches» (dit un retraité). Ils n'hésitent pas à pointer du doigt avec force et détails les multiples dysfonctionnements dans les institutions et dans la société. Les gens de peu disent, de façon très censée, que le pays a été profondément déserté par l'Etat-pouvoir. «Khalia el blad». Le système a été façonné dans l'entre-soi, comme si c'était une affaire de famille et non pas de Nation. Il s'est construit par le haut dans une logique de connivence calculée entre eux, les obligeant à une dépendance des uns à l'égard des autres. «Ils ont travaillé pour leurs affaires et leurs intérêts, c'est tout.». (chauffeur de taxi).

La représentation sociale dominante et récurrente du mot «système» fait ressortir la «privatisation» du bien public «Ils ont tout pris pour eux» ou une expression plus forte est centrée sur la rapacité entendue au cours des manifestations du vendredi. «Ils ont mangé le pays». De façon plus liée à leur profession, certains médecins évoquent le «système» en référence à l'incompétence politique indissociable aussi d'une captation personnelle du bien public. La pénurie des moyens techniques et thérapeutiques serait, donc, de la responsabilité des acteurs politiques. «C'est lié à l'incompétence. L'incompétence politique et peut-être le manque de volonté. Il y a des gens qui en ont profité. J'allais vous dire bêtement la crise économique. Mais il n'y a pas que ça. C'est l'incompétence des gens qui sont chargés d'assurer aux médecins tout ce qu'il faut pour travailler» (pédiatre, Alger). Dans le quotidien des gens, «le système» est de l'ordre d'une rupture, d'un divorce ou d'une distanciation sociale entre «Eux» et «Nous». Il y a de l'étrangeté («ces gens là»), de la dualité dans l'étiquetage très négatif du mot «système» par la population. De façon métaphorique, le système se présente comme un «corps» qui a sciemment rejeté les bonnes greffes devant être réalisées au profit de la majorité des agents de la société. Il s'est appuyé sur un populisme aveugle et sourd jouant sur l'exclusion politique des sujets non reconnus comme des citoyens. L'évocation, à juste titre, de la ?hogra' qui sous-entend l'humiliation et l'injustice, attribue un sens pertinent au terme de «système». Le système est pour les gens de l'ordre de la fermeture. Sa construction s'opère principalement sur le critère de l'allégeance de ses membres au pouvoir. Il fonctionne sur la base d'affinités familiales et régionales. Les ambivalences du système se révèlent à la fois par la jouissance matérielle et symbolique de la clientèle du système et par le retrait et le rejet des gens de peu et anonymes et de ceux qui n'ont cessé de lutter pour le changement social et politique. Le système a toujours insisté, avec arrogance, sur la «continuité». Ce qui signifie son refus d'accorder du respect et de la dignité à la population qui espérait le changement. Or, celle-ci n'a jamais été dans l'oubli ; d'où ce retournement du sens de l'histoire qui la conduit de façon déterminée à revendiquer la rupture avec le système politique qui a fonctionné dans le mépris à l'égard de la société.

Le refus de l'oubli

Le système politique a fonctionné de façon très dynamique au service exclusif de «sa» clientèle de plus en plus importante quand la rente pétrolière était conséquente. Il s'est appuyé sur quatre éléments indissociables : la rente, le clientélisme, la violence de l'argent et la force pour accéder à une reproduction élargie de son pouvoir. Ces aspects ont incontestablement permis d'imposer la normalisation du système dans une société asphyxiée et ignorée, considérée pourtant à tort comme une cruche vide qui pouvait être aisément instrumentalisée par le régime politique.

L'erreur fatale des clans au pouvoir était de croire que leur autoritarisme pouvait durer jusqu'à la mort du monarque. Or, les gens se remémorent la posture des acteurs-clients se prosternant sur le cadre de Abdelaziz Bouteflika, lors du rassemblement du 12 février 2019, date d'officialisation de sa candidature pour le Vème Mandat présidentiel. Ils n'oublient pas les propos de Abdelmadjid Sidi Said, secrétaire général de l'Union générale des travailleurs algériens: «Le moudjahid (combattant) historique Bouteflika doit passer à la majorité absolue le 18 avril 2019, et nous punirons ceux qui n'emmèneront pas leurs familles voter» (discours, 14 février 2019). Enfin, la strate inférieure de la clientèle du pouvoir, dans le but, bien évident, d'arracher une promotion de conjoncture, n'a pas cessé de faire l'éloge du fonctionnement des institutions (Université, Système de soins, Justice, etc.) pendant des décennies, à partir d'une théâtralisation des chiffres, encore des chiffres, indifférente à leur fonctionnement au quotidien. Le plus important, même si elle n'ignorait pas la prégnance de la médiocrité, est de s'accrocher, coûte que coûte, au dernier wagon du système politique. Celui-ci a, encore, besoin pour se «nourrir» et tenter de se reproduire de leur silence, leurs complicités, leurs mensonges et leur allégeance. C'est pourquoi, le système est loin d'être enterré. Les pratiques sociales liées à son maintien sont encore vivaces et tenaces dans un système politique qui a bafoué la dignité et la citoyenneté des personnes pour s'imposer, de façon dominante, par la prédation et la corruption de sa clientèle. La violence de l'argent est une dimension forte qui s'est incrustée dans le système social et politique, dans une logique d'imposition et de domination qui risque encore de contaminer certaines pratiques sociales.

Une double exigence

On comprend mieux le rejet catégorique et radical du système politique par la population. Il ne répondait pas à une double exigence, souvent évoquée par nos interlocuteurs, durant nos enquêtes : l'exemplarité et l'impératif de rendre des comptes. Pour les gens, l'exemplarité ne peut exister, sans un travail de proximité, assuré par les acteurs politiques, dans les différentes institutions.

Elle signifie que tout responsable politique ne peut pas être en surplomb de la population. Sa rigueur, sa présence dans les lieux des gens, la reconnaissance sociale et politique de ce qu'ils font, son engagement et son honnêteté sont des critères explicites qui redonnent du sens au politique, c'est-à-dire à la façon d'instituer une société. La deuxième exigence évoquée souvent a trait au refus de la culture politique de l'impunité prégnante durant ces longues décennies. Il est, donc, impératif d'instituer la nécessité de rendre compte de leurs activités concernant les représentants réels et non plus fictifs de la population, comme cela a été le cas pendant plus de 57 ans. «Dégage système» est plus qu'un slogan. Il émane des souffrances profondes d'une population qui a besoin, plus que jamais, d'être écoutée et respectée.



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