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De la dualité du rationnel et du spontané

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

«La beauté est la splendeur du Vrai» Maxime platonicienne

Nous ne pensons pas que faire une belle ville dépend exclusivement de la création ou de la «production» de belles rues. Cette question alambiquée mérite bien des tentatives de réflexion pour pouvoir apporter, à chaque fois, la meilleure réponse possible.

C'est une véritable illusion et dangereuse allusion que d'arrêter la perception de ces lieux que nous habitons et qui nous habitent, à cette limite plutôt matérialisante, au lieu de l'élever, en signe de qualification, au niveau d'un contexte plus humain, et particulièrement relatif au domaine du sensible. Dans le fond, à quel type de beauté aspirons-nous, à une beauté factice, de mode et éphémère, à une beauté qui dure, à une beauté «durable», ou à ce qui fait la beauté ; au point de surprendre nos sens endormis ?

Champ multidisciplinaire

Il est convenu dans le giron des urbanistes que, la ville et sa connaissance dépendent du vaste champ multidisciplinaire. L'évoquer dans l'espoir d'en saisir un lambeau de sens ne doit pas exclure les interprétations polémiques, aussi brûlantes soient-elles.

A titre d'exemple, Farida Seddik, architecte urbaniste algérienne, met le doigt sur un élément conjoncturel difficile, qu'elle décrit, d'ailleurs, avec beaucoup de subtilité dans son article « Violence de l'urbanisation et violence politique en Algérie »1 des années 1990. La violence que génère une situation politique confuse, est pour beaucoup dans le sentiment d'insécurité que nous avons fini pratiquement tous par intérioriser. Etat mental ou culturel, celui-ci influe sur nos choix architecturaux et urbains, et détermine la qualité de cet «environnement qui nous environne», pour ne reprendre que quelques propos de Thierry Pacquot, philosophe de l'urbain.

Dans un autre article, le nôtre, «L'urbanisme algérien : un échec historique ?»2, nous avons tenté de comprendre le choix de prolongement, et cela dès l'indépendance, d'une politique autoritaire issu du Plan de Constantine de 1958, dont l'instrument d'exception fut la gestion administrative, et les multiples dérapages qui l'ont conduite à la production de villes-dortoirs, sans âmes, dans le cadre de planifications qui ont oublié que la ville dépend, en premier lieu, de la qualité du projet dans la réalité et l'implication des populations concernées. Avec du recul, nous constatons, comme à Oran, que plusieurs villes se font et se défont en même temps, dans certains cas selon une synchronie irrationnelle, mais qui n'est pas en soi négative puisqu'elle nous permet de mesurer l'ampleur de la nécessité du spontané qui doit accompagner le planifié, l'amenant même, d'une certaine manière, à devenir «naturel» Dans cette optique, le bidonville, le précaire, le kasdirri, l'informel en dur, le territoire du parpaing et de la tôle, cessent d'être selon nous un objet négatif, l'ennemi imaginaire de Don Quichotte, puisqu'ils expriment en premier lieu des stratégies d'urbanisation «populaires», qui ne demandent pas forcément une éradication suicidairement héroïque, mais plutôt un soutien d'organisation, et une véritable politique de prise en charge en vue d'en faire, dans la mesure du possible, des quartiers exceptionnels et une richesse pour la grande ville.

La ville comme source d'inspiration

Dans un autre registre, à travers son expérience du M'Zab, Manuelle Roche prenait en photo ces lumières «qui sonnent juste». Dans ces villes du Mystique, Roche était à la recherche de la lumière qui n'est quasiment jamais la même sur le même morceau de mur et qui nous pénètre par la force de son expression spirituelle. Forcément, pour celui qui sait sentir, ces lumières changeantes, et surtout magnifiantes, interpellent une contemplation profonde. Celle de l'élévation.

Toujours a propos de la lumière, Kahn s'exprimait ainsi : «Je perçois la Lumière comme la source de toutes présences, et le matériau comme de la lumière dépensée. Ce qui est fait par la Lumière projette une ombre, et l'ombre appartient à la Lumière. [?] Ce qui est beau dans la matière, nous le voyons d'abord dans l'émerveillement, ensuite dans la connaissance, et celle-ci à son tour se transforme en une expression de beauté qui émerge du désir d'exprimer.»3

D'autres architectes osent s'en aller plus loin, et intègrent la déformation issue du geste du constructeur artisan dans leur appréciation du beau. «Un paysan [artisan] ne parle jamais d'art, il produit l'art.»4 Ce sont ces paysans qui ont fait la ville médiévale, qui est à l'apogée de l'art urbain, à cause de sa grande capacité à intégrer les reliefs difficiles des sites sur lesquels elle s'installait, au point d'être un prolongement de la nature. « Dans la cité médiévale de formation spontanée, accumulation de petites touches de vie ajoutées au fil des jours sous l'effet d'une pression interne et parfaitement adaptées à leur nature, nous éprouvons cette fois un vif sentiment de biologie parfaite, d'harmonieuse correspondance entre la forme : somme d'efforts convergents vers une même fin, et la communauté urbaine elle-même.

Il n'y a point de composition voulue, mais une incorporation subtile d'éléments divers, fortement unifiés de l'intérieur par la puissante unité spirituelle qui soude la communauté. Pas de composition, pas de tracé en soi, mais simplement une mise en valeur des volumes par des raccourcis saisissants, un sursum corda de l'homme total.

Nous atteignons, à la fois, l'un des sommets de l'art urbain : celui de l'architecture organique, et le sommet de l'être urbain : celui de la communion.»5

C'est dans cet aspect, bien sûr parmi tant d'autres, que la Casbah d'Alger, Sid el Houari d'Oran, Tidjditt de Mostaganem, et autres, sont des héritages qui méritent une meilleure attention de notre part. Ces villes devenues quartiers, n'en déplaise à certains, sont des pivots fondamentaux de nos identités urbaines, car elles contribuent à affirmer que l'Algérie, bien avant l'arrivée des Français, est un exemple monumental de cette grande variété culturelle et sociale qui fait notre fierté à nous, les Algériens.

L'ère du tout rationnel

L'architecte, invention moderne, comme l'urbaniste d'ailleurs, tente de rationaliser la beauté en l'esthétisant, en la soumettant à des règles géométriques, elles-mêmes devant être conformes aux considérations impératives de la construction «moderne», et le tout, pour ne reprendre qu'une parabole soufi, supposant céder la scène à ce trait lumineux qui lie la lumière du soleil couchant à celui de la lune, et qui est censé être la révélation de l'architecture.

Le cercle dépend du centre, comme l'ensemble urbain dépend des architectures des espaces bâtis et non bâtis. Les architectes modernes ont eu l'intuition de la continuité des espaces intérieurs et extérieurs, ils sont convaincus qu'ils sont intimement liés, et sont rares les architectes qui pensent que d'autres niveaux sont supérieurs à ces considérations malgré l'apparence matérialiste prégnante qu'elles revêtent, déterminant ainsi leur expression intemporelle. La beauté de l'instant : l'émerveillement fait surgir l'intemporel. C'est en ce sens là que nous subodorons comme Louis Kahn, l'inexistence de l'architecture, au sens où la beauté qui lui est proprement interne est tellement puissante que nous ne pouvons l'atteindre, la contenir dans les limites du mot et de la matière, et que nous sommes simplement confrontés à la présence de projets qui ne sont pas des offrandes suffisantes à l'esprit de l'architecture.

Toutefois il faut toujours garder en tête que les architectes ne sont pas, fort heureusement, les mêmes. L'intuition qui animait Fernand Pouillon et qui l'a conduit à ébranler les certitudes modernisantes et l'assurance égocentrique des architectes modernes de son vivant, ne fait pas légion. Comme d'ailleurs l'intelligence étincelante d'un Le Corbusier qui a, par son esprit d'artiste, sculpté en main de maître le couvent de la Tourette, joignant ainsi par le talent d'un geste magistral la spiritualité du lieu à celle recherchée par les moines bénédictins.

L'Architecture, pour ce qui nous concerne, échappe aux lois du rationnel, elle ne peut pas être périmée quand elle est sincère, et se limiter à des considérations pratiques, à des choix techniquement héroïques. Ces dernières sont en partie une voie parmi tant d'autres, mais elles ne sont pas l'Architecture. L'exemple de la première mosquée du prophète Mohammed (s.s.p.) en est une illustration forte; l'esprit de cette mosquée épurée des lourdeurs de l'inutile, traverse les siècles, et nonobstant toutes les décorations abstrayantes que les musulmans de toutes races ont inventées, n'a pas encore son équivalent. Elle est le modèle par excellence, elle est le premier geste, le premier jet, et se prête à ce jour à des recherches considérables.

Si nous évoquons le cas de la mosquée, c'est qu'un certain nombre d'historiens de l'urbain ont limité l'étude de la ville musulmane à celui du lieu de culte - même André Ravéreau a versé, en partie, dans cette voie -, ce qui pose nous semble-t-il problème par rapport à la forte occidentalisation de nos villes à cause des colonisations, aux excroissances urbaines qui sont au cœur des politiques urbaines, l'absence d'une volonté réelle de patrimonialisation loin des idéologies des décideurs, posant ainsi la question de décalage de perception intellectuelle avec les grandes transformations des réalités urbaines.

Avec la montée de l'industrialisation, et la domination coloniale, les villes du Maghreb ont accumulé la souffrance des contradictions de l'évolution bi-urbaine6, et se sont trouvées dès les indépendances, confrontées à de véritables questionnements d'identité; celles du comment d'être égales à elles-mêmes et de ce quelles sont devenues. Les structures sociales ont éclaté, en laissant place à de nouvelles conceptions de l'espace, présentées pour l'essentiel telles que : idéales, voire même incontournables.

En guise de conclusion et d'espoir

En effet, la ville est un projet de société, de culture, de politique, mais surtout, et c'est dans cela que nous rejoignons Gérard Monnier, un des grands critiques de l'architecture moderne, de maîtres d'ouvrage. Si le maître d'ouvrage est suffisamment sensible à l'art et au beau, forcément la maîtrise d'œuvre sera à la hauteur.

L'histoire d'Oran en témoigne, loin des idéologies politiques. Quelques traits de cette vision globale de la ville et de ces faces multiples transparaissent dans la littérature moderne de notre pays. D'ailleurs, il n'y a qu'à lire «Ce que le jour doit à la nuit» de Yasmina Khedra, de l'œil de l'architecte que nous sommes pour le constater. La ville européenne était une aspiration pour ceux qui voulaient échapper à leur condition de sous citoyen, elle était propre non parce que le politique ou le décideur la voulait ainsi, mais parce que la propreté était un projet de société et une ligne de conduite dans son éducation, en général.

Avec l'indépendance, les événements se sont enchaînés et entremêlés, et les espérances d'un avenir meilleur se sont embrouillées, sans pour autant saborder. L'échec historique de l'urbanisme algérien ne doit pas nous décourager, ni nous conduire à la condamnation aveugle. Les choix des politiques n'étaient pas toujours bons, n'empêche que, par souci d'honnêteté, reconnaissons leur au moins, comme pour le président de la République Houari Boumediene, le fait d'avoir été animés par le désir d'améliorer la condition de vie des populations rurales, des conditions qui étaient catastrophiques, et qui au prix de décisions prises courageusement ont relativement amélioré leur quotidien. Il nous souvient que le choix décisif américain de la bombe atomique, qui a coûté cher à la population japonaise, n'était pas facile pour la Maison-Blanche de l'époque. Pourtant, il a mis fin à une guerre inhumainement atroce. Le travail du politique n'est pas toujours facile.

Depuis le début des années 2000, certaines villes algériennes, Oran est à notre sens le cas le plus illustratif, ont connu des transformations et des évolutions qui nous donnent l'espoir d'un renouveau de vision de l'urbanisme algérien. Les planifications que l'URSA produit de façon très professionnelle, et qui tentent de contenir les méfaits des urbanisations multiples de l'informel, sont encourageantes. Nonobstant les implantations aléatoires de nombre d'équipements à caractère public, les questionnements tendent à devenir plus objectifs, il ne reste qu'à se conformer à cette affirmation de Fernand Pouillon qui consiste à dire que: « Les architectes et les urbanistes doivent agir en sculpteurs»

*Architecte-Urbaniste,

Maître de conférences B.

Notes:

1 In Urbanisme (revue), mars-avril 2011.

2 Idem.

3 Louis I. Kahn, Silence et Lumière, Editions du Linteau, 1996, p. 214.

4 Pierre Bernard, in Hassan Fathy, Construire avec le peuple, Actes Sud (traduction), 1996, p. 14.

5 Gaston Bardet, L'urbanisme (Que sais-je ?), Presses Universitaires de France, 9e édition, 1977, p.09.

6 A lire Denis Grandet, Architecture et urbanisme islamiques, Office des Publications Universitaires, Alger, 1992.



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