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Allias, connaît tout

par El Yazid Dib

Il vient chaque matin au café que je fréquente à la même heure. Je le trouve toujours entouré d'oreilles attentives, enchantées, et dont la seule et unique parole ne provient que de sa bouche sans bride ni harnais. Il parle pour dire la genèse des galaxies, les causes et les solutions de Ghaza et de l'Ukraine. Il dissèque la fourchette des salaires en Bulgarie et les inégalités dans les pensions des retraités vénézuéliens. Il connaît tout. De la performance du médaillé d'or olympique aux vertus médicinales des orties de Sfisef, de la fibre optique au record asiatique des patins à roulettes. Notre ami, je le vois parler des ministres, des industriels, d'Erdogan, de Picasso, de Pelé, de Moïse, si comme il parlait de ses amis ou de ses voisins. Il étale leurs privilèges, leur faufile des scandales et commente leurs intimes passions. Son café refroidit et sa verve savante et débordante s'échauffe au fur et à mesure de l'ensorcellement de la petite galerie qui l'écoute. Je sens, toutefois, en elle, à travers ses yeux éberlués, ses soupirs étranglés, ce refrain de «chante canari chante !». Il persiste à saliver de plus belle quand il soupçonne un rajout d'émerveillement ou un brin supplémentaire d'écoute. Il leur renifle la prouesse de Belaïli en supplantant son voyoutisme.

L'amour excessif de sa houma et de son Mouloudia n'aurait d'égal que la saveur extatique d'une karentita saucée aux pieds de biche qu'il loue goulûment. Il assimile le largage américain des colis alimentaires comme le couffin de Ramadhan chez nous. Seulement, ce sont ces formules toutes faites, ces litotes toutes connues qu'il s'efforce d'en user, qui semblent faire de lui un fin connaisseur des arcanes des sciences, des arts et des métiers. Sinon, la précision des concepts n'est pas sa tasse de café. Justement, à propos du café qu'il ingurgite à petite gorgée, il tend à installer son origine dans les tréfonds des empires chinois, Ouzbékistan ou de la Mongolie. Quant au sucre que l'on y ajoute, il l'impute au règne de Souleymane le magnifique et à son halva loukoum. Voyez-vous, notre ami ne tarit pas d'historiettes quand il mêle les prophéties bibliques aux mystères du triangle des Bermudes, le crucifix du Christ aux présages du marabout de son patelin.

Il brasse large. Un temps, il est urbaniste, un autre poète terne et sans rimes. Le comble de ses démonstrations, s'atteint lorsqu'il ergote sur la dette extérieure, le sort de la sélection nationale, le gaz de schiste. De surcroît, s'il fustige le ministre de l'Habitat pour ne pas être le pharaon et prend les pyramides pour une cité de LSP. Quand il écrit ses posts, il croit défier le talent de Yasmina Khadra, alors qu'à chaque espace, il réenterre Molière, à chaque mot, il soulève l'ire de Larousse. C'est lui Alloula, Armstrong, Einstein et le septième membre du groupe des six. Se croirait-il. Il parle de tout. Il paraît connaître tout, sauf ses limites et celles de la moindre décence.

Enfin, chacun de nous abrite une partie de notre ami sans se rendre compte. Nous sommes tous, sans toutefois l'être, des entraîneurs, des analystes, des géopoliticiens, des imams, des orateurs, un peu des stratèges et surtout gardiens de la vérité. Notre ami Allias, qu'il soit Moh, kho, khali, hbibi, chriki ou autre, se trouve dans les cafés de toutes les villes. Il est en nous.