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La fabrication scientifique de la figure de « l'Arabe criminel »

par Saïd Boumghar

Les années 1920-1930 voient la parution de travaux consacrés à la criminalité chez les indigènes algériens1. Par criminalité, il faut entendre toute infraction à la loi : du simple acte de délinquance comme le vol jusqu'au meurtre.

Antoine Porot et Don-Côme Arrii sont les auteurs de ces études criminologiques réalisées à partir d'une quarantaine de cas médico-légaux et au travers desquels ils soutiennent la thèse selon laquelle l'impulsivité criminelle, définie comme une disposition aux actes dangereux, est un phénomène fréquent et particulier à la « race indigène ». Des facteurs de cette impulsivité sont mis en avant dont les éléments socioculturels, et surtout l'islam qui est présenté comme une religion criminogène par Porot et Arrii.

Cette notion de dangerosité liée à la race indigène véhiculée dans ces publications, notamment dans l'article co-signé par Porot et Arrii, intitulé «L'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien. Ses facteurs»2, est élaborée au moment où toute une imagerie sur « l'Arabe criminel » se construit dans la presse métropolitaine et coloniale. Il va sans dire que les thèses développées par les psychiatres coloniaux participent de la fabrication de ces représentations dont les soubassements sont, comme nous allons le voir, éminemment politiques, idéologiques mais aussi économiques.

La racialisation du crime

Le cadre théorique auquel se réfèrent la plupart des études de psychiatrie criminelle et médico-légale pendant la période de l'entre-deux-guerres, est celui des thèses développées par Ernest Dupré sur les perversions instinctives3 dans un rapport présenté au Congrès des médecins aliénistes et neurologistes, réunis à Tunis, en 1912.

Sous ce vocable de « perversions instinctives », Ernest Dupré, psychiatre de l'infirmerie spéciale de la préfecture de police, entend les « anomalies constitutionnelles des tendances de l'individu, considéré dans son activité morale et sociale ». S'agissant de l'origine et des causes des perversions instinctives, Dupré affirme que celles-ci sont la conséquence de tares névropathiques, multiples et variées, héritées par les sujets.

L'hérédité familiale, comme causalité première, cette étiologie qui est au fondement même du système érigé par Dupré, Porot et Arrii la contestent. Ils ne la rejettent pas complètement, loin s'en faut même. Ils considèrent juste qu'elle n'est pas toujours opératoire notamment lorsqu'il s'agit d'établir les causes de la criminalité chez les indigènes algériens.

L'évincement de la théorie étiologique de Dupré - faut-il le préciser, le travail de Porot et Arrii demeure malgré tout inscrit dans la perspective des théories échafaudées par Dupré - mais aussi leurs affirmations, d'entrée de jeu, sur l'impulsivité criminelle chez l'indigène algériens, le fait, entre autres, qu'elle « est un phénomène fréquent et particulier à la « race indigène », sont autant de signes qui montrent la volonté de Porot et de son disciple d'imposer l'idée que ce qui est à l'œuvre chez cette population, ce ne sont pas les tares héritées de la famille mais celles transmises par la race.

Aussi, relier la causalité héréditaire de la criminalité non plus à la famille mais à la race, induit un certain nombre de choses. Faire correspondre les tendances criminelles d'un individu à une hérédité ascendante et collatérale renvoie à l'idée que chaque membre d'une famille est un criminel potentiel.

Faire correspondre l'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien à une prédisposition raciale, c'est à l'évidence suggérer qu'en chaque indigène algérien, et ce quelle que soit son origine sociale ou ethnique, sommeille un criminel, un antisocial.

Il est à préciser que l'étude de Porot et d'Arrii repose uniquement sur quelques expertises de psychiatrie médico-légale, un fait divers sur lequel nous reviendrons un peu plus loin, et une série de facteurs socioculturels et ethnographiques que ces derniers décrivent comme étant tout aussi pathogènes et criminogènes les uns que les autres.

La religion musulmane est considérée de loin comme le facteur le plus fréquent. Selon eux, celle-ci l'est non seulement parce qu'elle favorise la crédulité et la superstition, mais parce qu'elle encourage aussi le fanatisme religieux et la xénophobie qui peuvent conduire au meurtre. Ils en veulent pour preuve la révolte de Margueritte : « Les plus anciens d'entre nous, disent-ils, n'ont pas oublié les soulèvements sanglants de Margueritte, il y a une trentaine d'années ».

Ce à quoi Porot fait allusion est une révolte menée par une centaine d'indigènes qui, après avoir assassiné leur garde-champêtre, ont assailli le 26 avril 1901 le village viticole de Margueritte, situé à 9 km de Miliana, une ville du sud-ouest algérien. Les révoltés donnèrent aux Européens qu'ils rencontrèrent le choix entre l'islam et la mort. Cinq Européens refusèrent de prononcer la profession de foi de l'islam (la chahada) et furent tués. Les autres, « y compris l'adjoint spécial, l'administrateur adjoint et l'administrateur principal, qui se prêtèrent à cette conversion forcée furent épargnés, ainsi que les femmes et les enfants ». Les maisons des Européens ne furent pas pillées4. Comme en témoignent les informations publiées par certains journaux (La Dépêche Algérienne, Akhbar, Les Nouvelles), la révolte fut réprimée avec une violence inouïe : « des hommes tués sans distinction... des femmes, des filles violées, des gourbis pillés, du bétail enlevé5 ». Cette rébellion présentée par l'administration coloniale et les représentants des colons comme une explosion de fanatisme, « une sorte d'échauffourée due à des paysans fanatisés par un marabout inconnu6 », était à vrai dire une jacquerie qui trouvait son origine non pas dans la ferveur islamique et l'importance des prédictions maraboutiques, mais comme le montre l'historien Robert Ageron, dans une série de causes liées à la colonisation et à ses outrances : la perte pour les indigènes d'une partie de leurs terres au profit de la colonisation; la provocation de licitations abusives, c'est-à-dire la dissolution par voie judiciaire des propriétés indigènes indivisées; l'ingérence abusive des propriétaires européens dans la direction des indigènes7.

Ainsi, ce que Porot et Arrii dépeignent comme un exemple de fanatisme musulman inné, était en réalité « un cas classique de rébellion primitive », menée par un groupe d'hommes appartenant à un douar « particulièrement frappé par la colonisation ». En effet, comme le souligne Charles Robert Ageron, « dès lors de l'application du sénatus-consulte, 1.463 ha leur avaient été enlevés, en 1868, au moment où le douar fut délimité, il restait encore aux 2.194 habitants, 9.322 ha de terres melk.

Des expropriations successives en 1877, 1881, leur enlevèrent 1.799 ha, puis intervinrent les licitations. Ces cessions aux Européens les privèrent encore de 3.329 ha. Dans ces conditions, les 3.206 habitants de 1900 ne possédaient plus que 4.066 ha, soit 8 ha environ par famille de 4 enfants...». Il est à noter qu'une tentative d'agrandissement des terres de colonisation menée par le principal colon du village, Marc Jenoudet, « avait suscité une pétition au président de la République des quatorze familles menacées ».

Une fois la thèse du déterminisme racial avancée, il restait à montrer comment ce que la race porte en elle travaille le sujet, façonne sa personnalité, son tempérament, notamment au cours d'états morbides bien caractérisés : « chaque fois que l'excitation apparaît chez l'indigène, épisodiquement au cours d'un état psychopathique, affirment Porot et Arrii, elle prend une forme violente et impulsive qui lui est propre ».

Quoi de mieux qu'une sorte d'étude comparative qui porte sur les crimes commis sous des influences nettement pathologiques chez les indigènes algériens et les métropolitains pour accréditer un peu plus cette spécificité ? Si Porot et Arrii concèdent que la pathologie indigène se rapproche de la pathologie métropolitaine, et ce, uniquement pour donner un semblant d'objectivité et donc de neutralité, ils ne manquent pas de préciser que, chez l'indigène, « on doit souligner la fréquence relativement grande des crises excito-motrices de toute nature et toujours à forme coléreuse et impulsive ». Ils attribuent cette « impulsivité spéciale », cette facilité de réflexes coléreux et tragiques qu'il prête à l'indigène algérien, à laquelle « nos populations métropolitaines ne nous habituent pas au même degré », disent-ils, au tempérament indigène. Tempérament qui, en dehors des faits pathologiques, relève aussi de l'impulsivité constitutionnelle. Du pathologique au normal, il n'y aurait qu'un pas. Mieux encore, Porot et Arrii font de l'indigène algérien normal un être «sur-disposé» à l'impulsivité criminelle puisque non seulement sa religion mais absolument tout, tout ce qui est constitutif de sa personnalité, autrement dit, sa race, ses mœurs, ses croyances, le jeu des instincts le prédisposent à devenir un criminel en puissance, un criminel-né.

David Macey, auteur d'une biographie sur Frantz Fanon, a tout à fait raison de faire remarquer, au sujet de l'étude de Porot et Arrii, que l'erreur méthodologique évidente de cette dernière, «c'est qu'elle tirait des conclusions générales sur l'ensemble de la population à partir d'un échantillon composé uniquement de criminels; aucune comparaison n'était faite avec un groupe de contrôle [...]. C'est toute la population algérienne qui se voyait psychopathologisée8».

Applications politico-économiques de la racialisation du crime

À ces griefs de Macey, nous voudrions ajouter quelques remarques quant à la fonction et aux applications du discours de Porot et de son disciple au travers de cet article. Pour ce faire, il nous faut revenir aux assertions énoncées dès les premières lignes de leur article :

« La question de l'impulsivité criminelle chez les indigènes de l'Afrique du Nord n'est plus seulement, à l'heure actuelle, un problème médico-légal algérien. Le nombre des indigènes qui traversent la mer pour aller travailler dans la métropole où à l'étranger s'étant accru sans cesse jusqu'à ces derniers temps et la chronique des tribunaux relate, chaque jour, le crime de ces «sidi», nouveaux venus dans la criminalité française, mais qui s'y sont vite taillé une large part. Avant d'aller plus loin, il convient de livrer quelques précisions sur les deux faits évoqués, en l'occurrence, la migration des indigènes et « le crime de ces sidis ».

Pendant la Première Guerre mondiale, des travailleurs coloniaux sont recrutés. Dès la fin du conflit, la plupart de ces travailleurs, en majorité des indigènes algériens, sont rapatriés. Au cours des années 1920, l'immigration en provenance d'Algérie reprend de nouveau pour pallier la pénurie de main-d'œuvre qu'avait entrainée le boom de la reconstruction. Le 7 novembre 1923, à Paris, rue Fondary dans le XVe arrondissement, deux femmes sont assassinées et deux autres blessées par Khemili Mohamed Sulimane, un immigré algérien sans abri et sans travail. Ces faits divers sont le prétexte pour certains journalistes de renouveler leur stock de stéréotypes, en mettant à la une de l'actualité, « le problème des sidis », le stéréotype de « l'Arabe criminel9 ».

Cette campagne de presse menée en Métropole, qui présentait l'Arabe comme un être éminemment dangereux, n'est pas sans déplaire aux colons. Mieux encore, pour eux, c'est une aubaine. En effet, eux qui ont à maintes reprises tenté d'empêcher la migration des travailleurs indigènes algériens en France, au motif qu'elle raréfiait la main-d'œuvre et faisait monter les salaires, de même qu'elle permettait aux indigènes, « avec les millions raflés en France », de racheter les terres des colons, vont pouvoir entraver le départ de ces travailleurs en s'appuyant sur ces « faits divers ». Effectivement, quelques mois après ces événements et à leur demande, des mesures interdisant l'embarquement des ouvriers musulmans non munis d'un certificat médical, d'une pièce d'identité et surtout d'un contrat de travail visé par le ministère du Travail, sont prises.

De quoi l'étude de Porot et Arrii, participe-t-elle, si ce n'est à la fabrication scientifique de cette image de « l'Arabe criminel » et de ce que nous venons d'évoquer dans cette dernière partie ?

Notes

1-Arrii (Don-Côme), De l'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien, thèse de médecine, Alger, 1926 ;

Arrii (Don-Côme), « L'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien. – Ses facteurs », AMP, 14e série, tome II, décembre 1932, p. 588-611.

2-Ibid.

3-Dupré (Ernest), « Les perversions instinctives », Rapport au XXIIe Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française de Tunis, Paris, Masson, 1912, p. 1-62.

4-Ageron (Charles-Robert), Les Algériens musulmans et la France 1871-1919. Tome 1, op. cit. p. 606.

5-Ibid. p. 606.

6-Ibid. p. 965.

7-Phéline (Christian), « La révolte de Margueritte : résistance à la colonisation dans une Algérie «pacifiée» (1901-1903) », in Bouchène (Abderrahmane), Peyroulou (Jean-Pierre), SiariTenga (Ouanassa), Thénault (Sylvie) (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale (1830-1962), p. 449-455.

8-Macey (David), Frantz Fanon, une vie, Paris, La Découverte, 2011, p. 240.

9-Voir à ce sujet : Noiriel (Gérard), « L'immigration coloniale », Actes des journées de Lazzaret, 10 et 11 novembre, 2006, http://www.ldh.net/spip.php?article2734