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L'homme qui a su exploiter le traumatisme des années 90 chez ses adversaires

par Kamel Daoud

Du retour de Bouteflika, les Algériens, beaucoup, ont retenu le fauteuil roulant, pas l'homme assis. La question de tous étant : que peut encore gouverner cet homme ? Et là, les Algériens divergent dans la lecture des étoiles : il ne peut plus rien gouverner. Il peut encore gagner du temps, le temps de perdre du temps comme dit hier. Il peut assurer une transition douce, solide et sécurisée. Il peut servir de Président d'honneur pour meubler la transition entre intimes qui se fera sans lui. On retiendra aussi la confirmation que le frère de Bouteflika gérait tout et selon son téléphone.

Le Premier ministre était à Tizi-ouzou quand les Bouteflika ont décidé de leur retour. Cela prouve qu'il n'était pas au courant et qu'il a dû interrompre son périple pour renter à Alger. La maladie de Bouteflika n'ayant pas été gérée dans la transparence et la responsabilité qu'impose la fonction, mais comme une affaire de famille qui divise l'Algérie en trois : un frère, un téléphone et le reste des 40 millions.

On retiendra aussi la preuve de l'énorme intelligence de Bouteflika qui semble terroriser ses adversaires, même assis et malade. Question de fond : comment et par quoi le peut-il, là où ses prédécesseurs, même valides, vivants et combatifs ont été culbutés ? Par l'exercice de « sa légitimité ». A bien réfléchir, cela donne cette impression que la classe « qui décide en Algérie » est elle aussi, profondément traumatisée par la décennie 90. Moins que les morts et les disparus, mais aussi bien que les survivants ou les nouveau-nés. Explication ? L'illégitimité formelle de l'équipe 90 avait ouvert la boîte de Pandore, mis à mal les fictions nationales, rompu des mécanismes rodés et avait introduit l'angoisse au sein du sommet. Bouteflika est revenu, a été réélu et semble bien jouer sur cette corde qu'il est l'homme qui a redonné la « légitimité » et la légalité internationale à la machine. Cela est son capital et le levier de sa menace : s'il quitte, ce sont les angoisses et les ruptures violentes des années 90 qui sont à attendre. C'est sa « dictature » et celle des siens, sa force, sa puissance de négociation. Car c'est la seule piste qui explique, moyennement bien, cette évidence : voilà un homme qui est absent depuis 80 jours de son Palais, qui revient sur une chaise roulante et qui est salué comme un héros et un « père des peuples » en façade, là une simple sieste prolongée chez Zeroual ou un rideau chez Boudiaf ont suffi pour les éjecter. Bouteflika joue sur sa légitimité et cette légitimité est nécessaire pour l'alimentation générale de clans qui l'entourent et s'en nourrissent. Il assure l'équilibre entre les besoins du ventre et ceux de l'idéologie. L'Algérie ayant un régime connu pour son souci obsédant des apparences et cela Bouteflika le sait et en joue. Il est dictateur par défaut parce que ceux qui l'entourent le vivent et le souhaitent comme une « nécessité ».