Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La rue égyptienne : une victoire à la Pyrrhus

par Kamal Guerroua *

Étrangement, ce qui s'est passé dans le pays des Pharaons a mis la presse et la blogosphère algérienne en émoi ; les uns évoquent le souvenir des janviéristes de 1992, d'autres les légalistes qui s'en sont inspirés tandis que la plupart parlent sur un ton différent mais empruntant aux néologismes algériens leurs plus beaux accents de réconciliateurs et d'éradicateurs, lesquels étaient entrés en conflit, des suites d'une horrible poudrière dont les séquelles tailladent, jusqu'au jour d'aujourd'hui, la chair d'une Algérie percluse de ses rhumatismes.

En réalité, pas besoin d'une boule de cristal pour prédire, dès le début, que la «grande muette» en Égypte attend de pied ferme le moment opportun pour sauter sur la première occasion qui se présente devant elle et déposer son rival Morsi. Ce faisant, l'Égypte se plongera à l'aveuglette dans une véritable crise politique aux conséquences imprévisibles. Brève leçon d'une sagesse absorbée par un État post-colonial moderne et militarisé ou déclin d'un géant panarabe, au milieu d'un tumulte dont il ne discerne ni tenants ni aboutissants? A mi-chemin de chacune de ces deux versions, le choix n'est qu'autrement difficile entre la médaille et son revers, la pire des solutions et le mauvais des itinéraires, le salut général et le «turmoil» à guichets fermés. Les clochers annonciateurs du coup de force sont comme les chants de cigales qui s'éteignent et vibrent suivant la température des saisons. La bouffonnerie et le tragique vont toujours de pair dans la philosophie de l'histoire, Hegel et Nietzsche l'ont bien expliqué. Cette histoire-là est hélas faite ainsi dans le contexte arabo-musulman de conjonctions inattendues, de compromissions et de contingences, de dépassements et d'usurpations, de mensonges et d'impostures. On a beau affirmer que l'armée a sauvé la République de la vermine islamiste, la réalité est tout autre : cruelle, blafarde et effroyablement triste. C'est là que commence une anecdote, concoctée de toutes pièces comme un cheveu sur la soupe, une histoire qui tord le cou à une perception objective et rationalisante du décor en carton-pâte de l'Égypte post-Moubarak.

 L'armée égyptienne, cette machine à merveilles et cette boîte de Pandore à surprises ne tend qu'à faire du neuf avec du vieux plutôt que de regarder l'ère ancienne avec des yeux neufs, c'est triste ! Un coup médiatique et politique, soutenu par une aile moderniste et une base citoyenne capable, s'il en est besoin, d'inverser la tendance en sa faveur, si, maintenant ou demain, les Frères musulmans essayeront de revenir à la charge, ce qui est fort probable, à plus d'un égard, au vu des données du moment, et clap ! Comme une séance de tournage cinématographique, «le remake» des décennies passées sous le boisseau de la répression et de l'oppression sera effectivement remis sur les clichés des caméras. La nouvelle réalité (chasse aux sorcières, massacres, liquidations physiques, arrestations), fera ses petits pas sur les rails de l'histoire et un fleuve de sang coulera sous le pont de la bêtise humaine !

 Mais au-delà de cette appréciation d'ensemble, il est surtout un constat dont on ne saurait jamais s'en passer, à moins que l'on ignore le fond du problème égyptien en particulier et arabe en général, le même, à de rares exceptions près: un civil qu'il soit islamiste, salafiste, laïc ou moderniste donne toujours du fil à retordre à l'Establishment : c'est un danger imminent à l'ordre des ficelles tissées au fil des années. Si au départ les militaires égyptiens si rôdés aux intrigues du sérail s'étaient mis en retrait du jeu politique et laissé un islamiste dépourvu d'expérience prendre les rênes du pouvoir, ce n'est qu'un effet-miroir projeté à partir d'une arrière-boutique pourrie et nourrie à satiété de la culture du complot dont la façade est essuyée avec minutie au moyen d'un pinceau de modernité et d'ouverture. En un mot comme en mille, c'est de la poudre aux yeux car en fait la garde prétorienne sait pertinemment là où elle voulait en venir dès les premiers balbutiements du Caire. Donner la chance à un bleu «un nouveau débarqué», soit dit en passant, est conçu dans l'oeuf comme une mascarade dont l'unique logique serait d'apaiser instantanément la colère populaire. Personne n'est dupe pour ignorer que Morsi se sera enlisé quelques mois plus tard dans des problèmes superficiels qui finiront, à court ou à long terme, par ennuyer la classe moyenne, les couches déshéritées et le prolétariat urbain des banlieues cairotes en l'affaiblissant aussi bien sur le plan intérieur que sur l'international. Car, peu après son ascension, la junte militaire s'est attelée à lui mettre les bâtons dans les roues alors qu'il a hérité d'une situation catastrophique, aussi bien sur le plan social, sécuritaire que politique ou économique. Sur ce dernier chapitre, la situation s'est compliquée davantage sous son règne, de 14,4 à 30 milliards de dollars de dettes extérieures sont contractées par le régime de Moubarek jusqu'à janvier 2011, 2/5 du budget d'État est absorbé par le service de la dette dont les principaux créditeurs sont (le FMI, la Banque mondiale, les États-Unis, le Japon, l'Union européenne (France et Allemagne notamment) et quelques pays arabes). Ironie du sort, les Egyptiens se trouvent face au supplice du «rocher du Sisyphe». Aujourd'hui, la dette extérieure est de l'ordre de 40 milliards de dollars, le chômage, quant à lui, est en hausse progressive, il est environ 13,2% dont (plus de 40% pour les moins de 24 ans et 82% pour les âgés entre 15-29 ans), l'inflation est montée du 3% existant déjà sous Moubarak à presque 13% à 18% sous l'ère de la confrérie islamiste (1). Laquelle à la faveur du ?printemps arabe' s'est tournée vers la Turquie et tout particulièrement le Conseil de coopération du Golf (C.C.G) dont le Qatar et l'Arabie Saoudite sont les nouveaux conseillers des révoltés arabes et leurs bailleurs de fonds et de conseils.

 A vrai dire, Morsi lui-même était naïf car il a cru détenir le vrai pouvoir entre les mains par le biais duquel il sera à même d'étriller l'hégémonie décisionnelle de l'armée et prendre le dessus sur elle. L'aile de l'opposition démocratique Al-Baradei, Amr Moussa, Ayman Nour, les révolutionnaires de la place Al-Tahrir, les tendances démocratiques de la société civile (kefaya, les minorités religieuses, la presse) ont, quant à eux, sous-estimé le vide qu'aurait pu laisser le départ précipité et involontaire de Moubarek, en 2011 ainsi que la force de frappe de la confrérie islamiste qui, absente jusqu'alors des événements ayant renversé le dictateur, fera un rebond qualificatif par ses multiples volte-faces, méthode qui est, par ailleurs, son nerf de guerre depuis sa fondation, en 1928, par un certain patriarche nommé Hassan Al-Banna (1906-1949). En conséquence de quoi, la tendance démocratique n'a pas jaugé ni jugé, à sa juste valeur, l'impact d'un bras de fer probable entre d'un côté les caciques du régime déchu soutenus par l'armée et de l'autre les Frères musulmans, au demeurant l'une des forces les plus mobilisées du pays avec les salafistes d'Al-Nour après l'armée. Bien évidemment, on est très loin d'un ordonnancement politique à la turque où les généraux écartés en août 2011 par l'islamiste Tayyip Erdogan seraient vite jetés aux calendes grecques par l'opinion publique. La Turquie aurait emprunté un cheminement socio-historique l'ayant inscrit en droite ligne d'une Nation moderne où les pouvoirs sont strictement séparés et calqués sur le prototype européen. La chute de l'empire Ottoman en 1923 et l'accession de Kemal Atataurk (1881-1938) à la magistrature suprême fut une rupture capitale avec l'héritage socio-culturel séculaire de la gestion islamo-othomane de l'Anatolie. Pour preuve, Erdogan lui-même, pas tout à fait de concert avec la notion de laïcité, s'y est soumis parce que celle-ci fut estampillée sur les lois officielles comme un modèle de gouvernance indéboulonnable alors qu'il a manifestement réagi quand il s'est agi du rôle de l'armée dans l'engrenage de la prise de décision! C'est pourquoi le parallèle entre la symbolique de la place Al-Tahrir et celle de Taksim, en Turquie, est complètement battue en brèche. La fragilité institutionnelle de l'Égypte est telle que l'armée soit hors d'atteinte, immunisée et à l'ombre de toute intrusion du politique dans son champ de manoeuvres. D'où son incommensurable capacité à ressurgir, à tout moment, et rebattre les cartes du jeu politique à sa guise. Sauver la République ou semer la zizanie? La décision de l'armée de destituer Morsi, du reste, un pied de nez au politiquement correct, serait-elle une salve d'honneur tirée contre la médiocrité et la médiocratie de la confrérie islamiste? Morsi était-il incompétent au point de privilégier les intérêts de sa confrérie au détriment de ceux de son propre pays comme le prétendent les milliers de ses détracteurs massés à la place Al-Tahrir? On n'en sait pas trop quoi répondre du moment que la constitution, pourtant censée être au-dessus des hommes et des institutions, est, elle-même, remise en cause?

 Si les intentions de l'Establishment étaient vraiment sincères, Moubarak qui fut dictateur pendant 30 ans, a régné de main de maître sur le Nil, mené le pays à la déroute, sapé la classe laborieuse, défendu avec opiniâtreté l'idéal néolibéral, avalisé une normalisation décriée déjà du temps de Sadate, assassiné en 1981, avec Israël et s'étant outrancièrement enrichi lui, ses proches et ses larbins sur le dos de la princesse, n'a jamais été inquiété ni encore moins «dégagé» aussi rapidement que le fut Morsi, n'étaient-ce les remous populaires de janvier 2011, dans la foulée de la vague ayant emporté Ben Ali, un mois auparavant, qui l'y ont poussé. En plus, cette armée même a eu maille à partager les idéaux d'une révolution déclenchée sur la place symbolique Al-Tahrir et s'est confinée dans une neutralité suspecte, attendant l'issue de la tournure qu'allaient prendre les événements. Il est invraisemblable qu'un homme si influent fût-il puisse remonter, en un an, la pente d'un pays gouverné pendant 70 ans par une junte militaire. Se mettre à construire ce qui a été détruit requiert du temps et de la patience. L'inextricable écheveau de connivences et de subterfuges auquel a eu recours la grande muette est difficile à décortiquer. Nasser (1918-1970) déjà s'est servi des Frères musulmans, intronisa Mohammed Naguib (1901-1984) juste après la révolte des officiers libres, en juillet 1952, qu'il aurait déposé, deux ans plus tard, grâce à l'appui de la confrérie islamiste à laquelle il appartenait et qu'il aurait réprimé des années durant. C'est, en effet, un vieux jeu de dominos dont la nomenclature égyptienne en manipule les redistributions à des fins purement tactiques. Les islamistes ne tiendront jamais le pouvoir en Égypte. Il serait une grande illusion d'y croire. L'éviction du Maréchal Hussein Tantawi, en août 2012, et l'abrogation du décret constitutionnel du 17 juin 2011, donnant les pleins pouvoirs au Conseil suprême des Forces armées (C.S.F.A) qu'il présidait et annulant sa décision de dissoudre le parlement à majorité islamiste fut un geste fort de la part de l'ex-président Morsi mais n'a malheureusement pas été suivie d'effets concrets sur le terrain. De plus, contrairement à l'armée algérienne qui, bien qu'influente sur le centre de décision, elle reste géostratégiquement et logistiquement (sous l'angle financier) autonome et indépendante, la ?grande muette' en Égypte, subit, malgré elle, les contingences régionales dans la mesure où financièrement elle est pendue aux basques des puissances occidentales. En 2010, par exemple, plus de 1,3 milliard de dollars d'aide militaire et 250 millions de dollars lui étaient alloués à titre d'assistance économique (l'Union européenne et les États-Unis en particulier, ses principaux pourvoyeurs) (2).

 L'atout de la rente énergétique qui sert le pouvoir d'Alger ne trouve pas son pareil en Égypte. La rente spéculative provenant du tourisme est sujette à la situation sécuritaire qui n'est, en somme, pas aussi brillante qu'on l'imagine. L'Égypte est un pays politiquement important et économiquement faible tandis que l'Algérie, politiquement moins importante, elle est un pion incontournable du point de vue économique, hydrocarbures aidant. En voici là une différence de taille qui fait que le processus décisionnel, dans les deux pays, n'est pas, toutes proportions gardées bien sûr, le même. Ainsi l'armée égyptienne est amenée à avaliser des compromis venant de l'extérieur, la normalisation sécuritaire et diplomatique avec le voisin sioniste devrait être perçue et analysée sous ce prisme réducteur hélas. La perte du désert de Sinaï en 1967 et sa rétrocession en 1979, suite à l'accord du Camp David, conclu la même année, nous en donne une idée fort récapitulative. En bref, si aujourd'hui une importante frange de la population est en liesse suite à l'intervention de cette armée en apothéose pour déposer un président démocratiquement élu, c'est qu'elle est sous le coup d'un malaise profond. Cela est compréhensible sous une grille toute simple : l'état d'esprit d'un peuple en révolte mais fort ambigu, au regard de la légitimité constitutionnelle. Le danger sera plus grave encore lorsque d'autres peuples touchés par ce fameux printemps arabe tel que la Tunisie et la Libye, par exemple, lui emboîtent le pas.

 Il en résultera, à coup sûr, une réelle déferlante contagieuse qui sèmera le désordre partout dans le monde arabo-musulman. C'est vrai que Mohammed Morsi a fait preuve d'incompétence managériale et surtout d'incapacité à gérer les problèmes vitaux de ses compatriotes. Néanmoins, cela ne justifiera jamais une célébration, en grandes pompes, de son limogeage par des masses galvanisées mais inspirerait et alimenterait, au contraire, dans l'ordre naturel des choses regrets et inquiétudes. Car, à peine l'Égypte s'est-elle départie de l'odeur de la dictature, qu'un précédent, sans commune mesure dans l'histoire moderne de la région, a vu le jour. Il y a péril en la demeure car les perspectives sont presque nulles, la machine économique en panne, les réformes promises n'ont pas pu être menées à terme, les frères sont en dissidence, les salafistes ne le seront pas moins malgré leur soutien au coup de force de la semaine dernière. En gros, tous les ingrédients d'une crise majeure, pouvant déboucher sur une guerre civile, chose qui n'est pas souhaitable d'ailleurs, sont présents. En politique, rien n'est jamais simple et l'équation égyptienne est, en l'état actuel, plus que compliquée. La promesse du général Abdul Fatah d'Al-Sisi d'enclencher un processus démocratique au terme duquel le retour à la légitimité sera prioritaire est, malheureusement, peu probable dans la mesure où un minimum de stabilité est requise. Or, les jours à venir n'augurent rien de bon. Malgré l'appel du président déchu à une contestation pacifique d'une décision qu'il juge illégitime, la revanche des Frères musulmans sera, sans doute, violente. De même, le transfert de conflit de la sphère politique à l'arène de la rue engendrera à son tour un grand amalgame : l'avant-garde moderniste acceptera-t-elle l'usage de méthodes musclées et anti-démocratiques qu'elle a, auparavant, dénoncées contre des manifestants islamistes? Soutiendra-t-elle le statu quo imposé par les militaires ou incitera-t-elle les puissances occidentales à réagir et peser lourd sur les décisions capitales que l'Establishment prendra? Après cette décevante expérience, tous les pronostics sont ouverts, en effet! Il y a même risque que l'armée sort définitivement de son ombre de sauveuse et d'agitatrice dans les coulisses pour étrenner officiellement l'habit solennel du décideur public, sans partage. Ce qui sera, indépendamment de l'effacement de la mouvance islamiste de la scène politique, une victoire à la Pyrrhus de la rue égyptienne et par-dessus le marché de la révolution du peuple égyptien. En définitive, le malaise politique en Égypte en dit long sur les rapports conflictuels de pouvoir et leur nature autoritaire dans les pays arabes. Les schémas explicitant le processus de prise décision, mis en évidence par le Canadien David Easton ( (l'analyse systémique : inputs, outputs politiques et boîte noire) et l'Allemand Karl Deutsch (1912-1992) devraient être revus, dans le cas tristement négatif de l'Égypte: qui fait quoi, pourquoi et comment? The big question. A ce propos, le rôle des armées dans l'orbite du système politico-social doit être clarifié. Une pièce de déconstruction politique à mettre sur le registre d'un plan d'Aggiornamento politico-historico-social et d'une feuille de route de réformes globales tracées par une intelligentsia consciencieuse et engagée, des thinktanks du terroir spécialisées, des boîtes de consulting et d'ingénierie politique (3).

 Cette œuvre gigantesque est de nature à relier le savoir universitaire au train économique et aux centres fabricateurs du pouvoir, dans le monde arabo-musuman. Les stratégies de manipulations décrites par Noam Chmosky et Sylvain Timsit ne seraient, à ce moment-là, qu'un coup d'épées dans l'eau.

Notes :

(1) Mattew Davies, Egypt analysts optimistic for post Morsi economy, News Business, 5 juillet 2013

(2) Détail révélé par Luis Martinez, violence de la rente pétrolière, Algérie, Libye, Irak, Presse de Sciences Po, Paris, 2010

(3) Voir mon article, « L'exception arabe : la leçon égyptienne et l'espoir algérien », «Le Quotidien d'Oran» n° 4.930, du 17 février 2011

* Universitaire