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Pour Baya

par Kamel Daoud

T oute mort est petitement inexplicable face à la vie si claire, si incandescente. Cela ressemble au trébuchement minable d'une chaussure au pied d'un immense coureur olympien. En plus simple, le décès est une insulte. On n'en comprend pas l'accident face à la promesse vertigineuse de toute vie bien menée vers les colonnes du beau. Qui connaît Baya Gacemi? Tellement de gens que c'en est un peuple entier. Elle vient de mourir si subitement que le chroniqueur n'arrive pas à joindre la disproportion entre sa vie à elle, si volontaire, si engagée, si lumineuse, avec les quelques lignes qui en annonce la nouvelle dans les journaux: il y a quelques chose qui manque entre le souvenir qu'on a de quelqu'un et sa tombe: un hiatus, un hold-up des proportions, un vol du sens. Le chroniqueur se souvient de Baya pour l'avoir croisée tellement de fois avec la même certitude: cette personne, il l'a connaît depuis sa naissance et même depuis au moins quelques réincarnations. Sans cela, on ne s'expliquera jamais la proximité immédiate qui était le don humain de cette femme, dans une profession qui collectionne les névroses comme des caprices de caractère et de métier. Et puis brusquement un malaise: le chroniqueur se souvient de cette première époque de sa jeunesse où il n'espérait pas atteindre cet âge où l'on fait des hommages à des morts splendides qu'il ne connaissait pas parce que ce pays les ignorait outrageusement. Il se souvient aussi de ces clichés post-mortem du devoir de mémoire: «une vie consacré à?», «personne n'oubliera jamais? etc.». Autant de poignées de terre verbeuse dans un trou trop petit pour certaines carrures du sens. Il y avait quelque chose d'insultant, là aussi, dans cette insuffisance des mots quand ils parlent de la mort et leur profusion quand ils essayent de parler de la vie. Les hommages étaient d'une terrible brièveté. Et donc aujourd'hui, c'est le tour de la génération: Baya Gacemi est morte et avec elle est née cette terrible question algérienne pour toute homme, toute femme, qui survivent à une perte : à quoi sert de se battre pour la liberté de ce peuple ? Qui va s'en souvenir à la date de la prochaine indépendance ? A quoi ont servi vingt ans de lutte contre un régime qui nous survit à tous ? Qui, mis à part les intimes et les proches et les généreux, devinent les sacrifices de certains, les nuits dures, l'angoisse du sens, le poids des fatalismes à soulever, chaque matin, pour les déposer loin de soi, de certains intellectuels qui ont aimé ce pays, l'ont fui, y sont revenus, l'ont poursuivi, rêvé, détesté, «mâché mais jamais avalé » comme dit le proverbe ? Qui ? Qui en prend conscience dans un pays où la croyance de la récompense se dédouane d'une promesse d'accueil dans le vaste paradis raté ici-bas? Baya est morte et avec elle, nos défauts et ses immenses qualités. Et elle nous laisse cette question malsaine et désagréable du «sens de tout cela», de l'angoissante inutilité possible de toute une vie d'engagement, lourd héritage des années 90 et des enthousiasmes des années 70. Baya est morte et, retour de manivelle d'une affreuse bleuite inversée, dans un moment, mis à part les siens et ceux qu'elle a transformés à son contact, ce peuple se souviendra mieux du prix du baril en 2003 que de ce qu'a fait cette femme pour donner un sens à toutes et à tous, là où on disait à ce peuple qu'il suffit de manger un pain subventionné pour justifier une vie et une indépendance.