Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Un répondant de rechange

par Mohammed ABBOU

Il est parmi les premiers à déposer un dossier pour le nouveau passeport. A soixante-dix ans, il n'en a jamais possédé ; ni ses moyens ni l'occasion ne l'y ont poussé auparavant.

Depuis peu de temps, ses deux fils nourrissent le projet de l'envoyer voir sa fille qui réside avec son mari au Canada. Il lui a fallu toute une vie de labeur pour les élever, les éduquer, les marier et les aider à s'installer dans la vie. Aujourd'hui, leurs moyens leur permettent de compenser un petit peu le sacrifice du père qui, pour eux, a supporté seul son veuvage après la disparition précoce de leur mère.

 La démarche administrative a été lourde et contraignante, bien que tous les parents dont les papiers d'état-civil sont exigés soient nés dans la même ville.

 Pour le témoin - il refuse de parler de tuteur, à son âge-il n'a pas eu beaucoup de difficultés: son ami d'enfance, plus âgé que lui de cinq ans, est encore de ce monde et habite le même immeuble que lui. Ils se rencontrent quotidiennement pour «tuer» le temps entre le souk et le jardin public.

 Quand il lui proposa de se porter « garant » de son identité pour la confection du passeport, il ne comprit pas tout de suite, ni après d'ailleurs, un peu sourd et n'ayant plus le sens de l'orientation, il était toutefois très heureux de pouvoir rendre service par sa seule présence. Cela lui faisait une occupation, un déplacement, une occasion de voir d'autres lieux. Et puis, si c'est seulement pour dire aux autres que son ami est «bien son ami», pourquoi pas ? Quelle époque ! L'administré est-il devenu suspect jusqu'à preuve de sa citoyenneté ? Déjà qu'il faut connaître des gens pour travailler, pour se loger, pour se soigner, et maintenant il faut en connaître pour exister.

Le retrait de ce précieux document est prévu dans un mois mais rien ne presse, le voyage est pour l'été prochain.

Alors tous les matins, très guilleret, il attend son ami au bas de l'immeuble et sur le chemin qui les mène à leurs distractions quotidiennes, les sujets de leur discussion ne s'éloignent pas beaucoup de ses récentes préoccupations : les formalités de délivrance de pièces d'identité et les conditions de voyage et de séjour dans un autre pays.

La polémique autour des nouvelles procédures ne le préoccupe pas outre mesure.

Tout à l'excitation de découvrir un monde nouveau et des conditions de vie autres que les siennes, il tente de réunir toutes les informations pour une bonne préparation physique et matérielle. Mais voilà que pour le troisième jour consécutif, son ami n'est pas au rendez-vous matinal. Il s'en inquiéta, évidemment, dès le premier jour ; le fils ainé de son ami lui répondit qu'il était parti pour une visite familiale dans la ville de sa belle-fille. La raison est plausible mais le gêne quelque part. Son ami ne lui en a jamais parlé, il n'en a même pas évoqué l'éventualité. A leur âge, rien ne se fait dans la précipitation, surtout un déplacement relativement lointain et pour quelques jours.

Les habitudes ne se bousculent pas comme cela, ils n'ont plus la fougue et la célérité de la jeunesse. De plus, il est son seul confident, il ne peut pas ne pas lui en parler, d'autant que le motif n'a apparemment aucun caractère urgent. Une visite familiale. Bizarre ! Au bout d'une longue semaine au cours de laquelle il échafauda toutes les hypothèses possibles sur la curieuse absence de son ami, le fils ainé de ce dernier vient lui apprendre, enfin, son retour, tard dans la soirée. Il se lève précipitamment pour aller le voir, mais sa hâte se brise sur l'accueil froid de son messager qui tempère son impatience en l'invitant d'abord à l'écouter.

Il y a une semaine, son ami a subi une défaillance cérébrale qui a nécessité son transfert urgent, en pleine nuit, dans une clinique privée. Son état était tel qu'il a été isolé, même des membres de sa famille. Face à la brutalité et à la gravité de l'événement, ses enfants ont convenu de n'en parler à personne. Aujourd'hui, il est de retour très diminué physiquement mais aussi psychiquement : il lui arrive de ne pas reconnaitre ses interlocuteurs, même les plus proches. Alors l'aîné est venu l'informer pour qu'il n'en soit pas offusqué si cela devait lui arriver.

Abasourdi par ce qu'il vient d'apprendre, il reste un long moment muet, se rappelant les longues années qu'il a partagées avec son ami d'enfance, camarade de scolarité et voisin depuis quelque temps déjà. Plus âgé que lui, sportif et bien bâti, il était son protecteur au quartier comme à l'école et plus tard dans leur vie d'adulte raisonnable et bien avisé, il a toujours été d'un bon conseil.

 Comme la vie est dure ! Elle peut, subitement, réduire en un être assisté un esprit aussi vif et brillant que son ami. Tristement, il prit sa veste et quitta sa maison sur les pas du jeune homme pour rendre visite au père, hier encore valide bien qu'affaibli par l'âge. Au seuil de la chambre, son ami alité le fixe et dans un petit souffle prononce son nom, faiblement mais il le prononce.

 Jamais l'évocation de son nom ne le transporta autant, sa joie est partagée par toute la famille. L'épouse de son ami lâche une larme sur sa joue ridée et s'arrête au pied du lit, laissant les deux amis s'embrasser avec émotion.

 Ils étaient joue contre joue quand le malade lui serra discrètement le bras et l'interrogea à l'oreille sur l'identité de la femme debout au pied du lit. Le malade ne reconnaissait pas son épouse. Son sourire se fige, sa joie se mue en une profonde tristesse et il se redresse avec difficulté, l'air absent. Son ami est donc sérieusement atteint, son fils n'a rien exagéré et sa démarche n'est pas inopportune, comme cela lui a effleuré un moment l'esprit.

Avec qui va-t-il désormais de viser durant ses longues journées d'inactivité ? A qui va-t-il se confier ? Qui d'autre peut lui prêter une oreille aussi patiente et compréhensive ? A son âge, il ne peut plus lier une amitié aussi forte que celle qui a grandi avec lui et qui s'est nourrie de ses convictions comme de ses doutes, de sa fidélité comme de ses déceptions; c'est une partie de lui-même qui vient de s'éteindre, de le trahir.

 Trahir cette pensée le ramène subitement à la réalité et si, au moment du retrait de son passeport, la mémoire de son ami lui fait faux bond ? Et si, comme il n'a pas reconnu sa compagne de toute une vie, il vient à ne pas le reconnaître ? Non, il ne peut pas prendre un tel risque, il doit régler la question rapidement et rationnellement. Il doit en aviser les services administratifs compétents. Mettant en œuvre sa résolution dès le lever du jour, il s'habille, vérifie que le récépissé portant la date de retrait du passeport et sa carte d'identité encore en vigueur sont bien sur lui et prend le chemin de la daïra.

Après avoir miraculeusement franchi l'obstacle de l'appariteur, il se heurte au regard peu amène du préposé au guichet qui, manifestement, n'était pas prêt à recevoir un citoyen mais à en découdre avec un adversaire. Tout en s'expliquant, il lui tend son récépissé comme pour justifier d'abord sa présence. Le fonctionnaire ignorant ses propos, les yeux sur le papier, fulmine en lui répétant qu'il n'a aucune raison de venir encombrer les lieux avant le rendez-vous fixé. L'administration fait tout pour leur faciliter la vie mais les administrés, par leur incivilité, défient toute bonne organisation.

 Après avoir essuyé des remontrances injustifiées mais qu'il n'a pas intérêt à contester, il put, enfin, prendre la parole et expliquer la cause de sa démarche. Le fonctionnaire, désarçonné, ne sut quoi répondre, il ne s'attendait pas à celle-là. Le grain de sable de l'amnésie vient gripper la mécanique «biométrique». Après une longue réflexion qui frise «l'absence», il l'invite à patienter et se rend, toujours pensif, au bureau de son supérieur. Une heure après, le fonctionnaire réapparaît, flanqué d'un homme emmailloté dans un costume qui a dû rétrécir au lavage, étranglé par une cravate noire filiforme, mais l'air sévère et le regard fixe. Il se lève à leur approche et le chef que le fonctionnaire est allé quérir l'apostrophe aussitôt, lui reprochant d'avoir imprudemment choisi un garant à la santé fragile, hypothéquant ainsi ses propres intérêts et compliquant la tâche de l'administration, par ailleurs très occupée à maîtriser sa propre innovation.

 Les services locaux n'ont aucune réponse à son problème. Aussitôt le dossier saisi, ils n'ont aucun moyen d'intervenir sur la suite. Il y va de la confidentialité des informations numérisées et de leur sécurisation. Il lui faut se déplacer au chef -lieu de wilaya pour un examen de sa requête.

 Au siège de la wilaya, il n'eut aucune difficulté à être dirigé vers un bureau spécialement ouvert pour examiner les doléances des administrés relatives aux nouvelles pièces d'identité.

 Dans la salle d'attente vide et spacieuse, il est heureux d'être seul: il a ainsi toutes les chances de « liquider » la question dans la matinée et de prendre le car en début d'après-midi pour être avec les siens avant la tombée du jour. Mais, après quelques minutes, deux personnes entrent dans la salle l'une après l'autre. Ses arrivées ne l'ennuient pas, il est le premier et cela ne dérange en rien ses prévisions.

Le temps commence à s'égrener dans une attente de plus en plus lourde ; les regards s'échangent dans la gêne, portant le même constat, la même impatience, le même dépit, la même colère contenue. Quand celui qui a pris place en face de lui crève le pesant silence en lui demandant s'il en avait pour longtemps avec? Il ne termine pas sa phrase et désigne du menton la porte derrière laquelle ils doivent être reçus.

 Il lui répond que non et lui donne tout de suite la cause de l'entrevue. En retour, il apprend que le répondant de son interlocuteur a succombé à un accident.

 Le troisième leur révèle, avec une émotion que traduit éloquemment ses yeux mouillés, que son garant lui fait carrément du chantage pour venir le reconnaître le jour du retrait.

 Brusquement la porte s'ouvre, laissant apparaître un homme de haute taille, dont la stature leur paraît plus imposante encore de leur position assise.

 « J'ai la même réponse pour tous les trois, leur dit-il. A la date du rendez-vous, chacun de vous doit trouver un répondant de rechange avec, bien sûr, un justificatif de la défaillance du premier répondant, dûment établi par l'autorité compétente qui a eu à faire le constat ».

 Dans le car qui le ramène chez lui, il se considère mieux loti que les deux personnes ayant rencontré un problème analogue au sien. Lui, il est un peu de la famille de son garant et il n'aura aucun mal à présenter un certificat médical à l'appui de son appréhension. La personne dont le garant est décédé aura probablement plus de difficulté à obtenir de ses proches un certificat de décès. Quant à celui qui subit un chantage, de quelle manière pourra-t-il le prouver ? A moins d'intenter un procès et d'attendre la décision de justice. Et si le garant de rechange? Il se réveille brusquement, nageant dans la sueur et son cœur battant la chamade.

 Après un moment, ayant repris ses esprits, il remercie Dieu d'avoir subi dans son sommeil un tel cauchemar, avant de prendre le risque de le vivre ou non.