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En lisant le journal, j'ai
éprouvé une profonde tristesse. Comme l'éclair annonçant l'orage, une nouvelle
a ébranlé mon âme. Mon professeur de mathématiques de l'école de l'encrier et
l'encre violette, «Hadj Kaddour», est mort. Enfouis
au fin fond de ma mémoire, des souvenirs remontent le temps, me transportant
dans cette belle école d'antan avec ses merveilleux professeurs qui nous ont
tant appris.
Elève au collège Pierre Brossolette d'Aïn Témouchent, j'ai gardé comme un trésor caché au fond de moi le souvenir de l'école des premières années de l'indépendance, celles de toutes les promesses. C'était comme si c'était hier, le passé ne passant jamais vraiment, il est comme « l'eau à l'eau ». J'ai toujours été admiratif de mes maîtres d'école, simples, discrets et compétents, bref, c'étaient des amoureux de la pédagogie qui faisaient de l'enseignement une véritable mission prophétique. Ils instruisaient et illuminaient les esprits dont ils avaient la charge, croyant dur comme fer que « l'élève n'était pas un vase qu'on remplissait mais un feu qu'on allumait ». Par leurs enseignements, leurs comportements ou, disons-le, tout simplement par leurs éducations, ils ont marqué à jamais tous les enfants de ma génération. En ce temps- là, tout le matin que Dieu fait, nous avions droit au cours d'éducation civique ou de morale qui nous apprenait les valeurs universelles et nous éduquait. Quand le directeur ou un professeur entrait dans notre classe, nous nous levions en signe de respect dans un silence quasi religieux. Parfois, il nous arrivait de voir de talentueux inspecteurs assister à nos cours. Ils suivaient, observaient, interrogeaient et tiraient leurs conclusions. C'était l'école de la rigueur, de l'universalité et de l'amour de la patrie. Jamais, je n'avais entendu mes maîtres se plaindre de leur modeste condition ou revendiquer quoi que ce soit pour eux-mêmes. Ils ne parlaient jamais d'eux, ils étaient si pudiques et si discrets qu'on ne savait rien de la vie qu'ils menaient et de leurs familles, s'ils étaient riches ou pauvres, c'était un mystère. Tout ce qu'on connaissait, c'était leur compétence et l'amour qu'ils portaient à leurs professions et leurs élèves. Leurs soucis étaient d'enseigner et surtout bien enseigner avec toute la rigueur voulue. Toujours exigeants et parfois sévères, on voyait leurs yeux scintiller de plaisir, quand un élève résolvait le problème ou l'équation mathématique qu'ils posaient. On ne parlait que de ça et rien d'autre. Ils étaient convaincus que les mathématiques nous préparaient à la logique aristotélicienne et à la rationalité. Comme ils avaient compris, « l'univers était écrit en langage mathématique » et que leur discipline ouvrait la voie à la pensée et la philosophie. Avec eux, on entendait résonner le nom du grand pédagogue et philosophe « Alain », et du siècle des lumières. Kaddour Sebihi était particulier, parce qu'il était le rare indigène à exercer une profession, interdite aux Algériens dans une ville profondément coloniale. Il enseignait les mathématiques aux Français dont « le professeur Bénichou » qui fut professeur chef de service de chirurgie de l'hôpital Avicenne de Paris. J'en parle parce qu'un jour, je l'avais sollicité pour assister à un congrès de médecine à Aïn Témouchent, j'étais tombé des nues quand il m'avait demandé, 40 ans après avoir quitté l'Algérie : « Qu'était devenu Sebihi ? » m'ajoutant que c'était son professeur de mathématiques et quel professeur de mathématiques, me disait-il. J'ai été stupéfait qu'il se souvienne de lui alors qu'il est méconnu dans son propre pays. En même temps, j'avais éprouvé un sentiment de fierté nationale, lui précisant : «C'est ce que disent de lui tous ces anciens élèves qui ont eu la chance de l'avoir comme enseignant». Mohamed Cherifi était si passionné par les mathématiques qu'il avait continué à enseigner pendant ses mandats de maire de la ville d'Aïn Témouchent, il est toujours resté un enseignant. Elu à plusieurs reprises à cette fonction, il s'était investi sans jamais quitter les mathématiques. Hadj Kaddour est resté dans l'enseignement toute sa vie, il a fini sa carrière comme directeur de collège. Je me souviens de ce jour du BEPC qui est resté gravé dans ma mémoire, où, en sortant de l'épreuve des mathématiques, il m'avait interpellé pour s'enquérir de la solution que j'avais apportée au problème et de cette joie qui avait illuminé son visage quand il avait compris que j'avais bien travaillé et que ses enseignements avaient abouti. Pour donner une idée du niveau de nos collèges des années soixante, je citerai, à titre exemple, le sujet de la dissertation de l'examen du BEPC de l'époque. On nous avait demandé de commenter pendant trois heures cette phrase de Danton : « Après le pain, l'instruction est le premier besoin d'un peuple ». Je n'ai jamais oublié cette magnifique phrase, parce qu'il me plaît à la rappeler à des amis français ou à mes propres enfants, pour souligner le niveau de l'Algérie de l'époque. Je vous laisse tirer les conclusions, surtout en regard de ce qui se passe aujourd'hui, et toutes les polémiques qui ont suivi. Ce que je trouve encore plus alarmant, c'est que notre ministre de l'Education nationale, Mme Benghabrit, qui tente de rebâtir les fondations d'une école républicaine ouverte sur le monde, est assaillie de toute part par une propagande malsaine orchestrée par les forces du mal, de l'inconscience et les commerçants de la foi. Force est de reconnaître que son seul péché est d'avoir voulu secouer le cocotier pour remettre l'école sur le droit chemin et de sauver ce qui reste à sauver pour le bien de notre nation. Toutes les foudres semblent s'abattre sur elle et on se demande pourquoi ? Alors qu'elle est animée de bonne volonté et qu'elle hérite d'une situation catastrophique d'une école en plein désarroi qui a perdu sa boussole. Curieusement, elle rappelle la situation de ce grand patriote que fut Mostéfa Lacheraf, que Dieu ait son âme, qui est connu pour être un homme à principe et un authentique intellectuel qui avait essayé de combattre les forces de la régression, mais qui avait fini par être écarté du gouvernement. Il le relate dans un des chapitres de ce monument qu'il avait écrit et qu'on devrait tous lire « Des noms et des lieux, mémoire d'une Algérie oubliée ». On se souvient de lui parce que c'était un visionnaire qui s'était opposé à l'arabisation des sciences, estimant que c'était prématuré pour notre pays et que le progrès n'était plus dans le monde arabe comme au temps des Abbasides. Et pourtant, c'était le parfait bilingue qui maîtrisait la langue arabe. Il avait résumé sa pensée en un seul mot : « Quelle que soit la langue avec laquelle on construit un pont, l'essentiel est qu'il soit solide ». On oublie souvent que l'école est le creuset de la pensée où le savoir est le seul maître et la seule boussole. C'est un temple sacré pour toutes les nations qui veulent avancer et progresser. Et qu'elle ne doit en aucun cas être l'otage de la politique et de l'idéologie. Parce que pour tout Algérien qui aime son pays, il la voudrait performante capable de hisser l'Algérie dans le concert des grandes nations qui inventent, qui créent, qui innovent et qui produisent. C'est cela le grand défi et les vrais enjeux, tout le reste n'est qu'illusion. Je sais que nos anciens maîtres, l'auraient défendu, parce que c'était leur idéal. Jamais, ils n'avaient mis en balance leurs intérêts personnels aux dépens de l'intérêt de leurs élèves. Par devoir de mémoire, j'ai tenu à les évoquer ici, parce que c'était leurs rêves et celui de nos martyrs. Il est temps que l'on comprenne que la culture et la science sont les seules propriétaires de l'école et de l'université, c'est le phare qui guide et qui éclaire la route. Toute la question est de sortir l'école du marasme et de l'éloigner des débats idéologiques et politiques. Quand bien même, les revendications seraient légitimes, il faut reconnaître que nous sommes dans une situation critique, et qu'il y a péril dans la maison. Les priorités n'attendent pas, chaque chose en son temps, comme il y a un temps pour tout. Ce qu'on constate avec amertume, c'est que les réformes promises tardent à se concrétiser, parce qu'on passe son temps à calmer des mouvements de grève. Tous les travaux entamés et les recommandations des experts sont restés lettre morte ou dans les tiroirs. C'est cela l'urgence et rien d'autre. Il est grand temps de faire preuve de sagesse et de mettre l'intérêt national au-dessus des intérêts particuliers. Comment pourrait-on, en effet, résoudre tous les problèmes accumulés depuis de longues années gérés par l'incompétence, la démagogie et l'idéologie ? À moins d'avoir la bague de « sidna Souliman » et d'un miracle. La priorité est de rebâtir ou consolider les fondations lézardées, sinon tout peut s'écrouler. Il y a péril dans la maison et c'est de l'avenir de la nation dont il est question, parce qu'une école reconstruite sur des bases saines trouvera tôt ou tard des solutions aux problèmes posés par les enseignants. Ce n'est pas par hasard que le poète Ahmed Chawki comparaît l'enseignant à un prophète et l'école à une maman dans ce magnifique poème que nous apprenions autrefois, hélas n'est plus appris aux enfants d'aujourd'hui et c'est dommage. Avancer, c'est reconnaître ses erreurs et faire son « mea culpa » car comme dit l'adage, quand « le mensonge prend toujours l'ascenseur, la vérité le rattrape par l'escalier ». Ces derniers temps, j'ai pensé à mes maîtres parce que je suis convaincu que c'est leur voie qu'on devrait méditer. C'est en restant fidèles à leur modèle que nous sauverons l'école du naufrage et que l'école algérienne retrouvera la voie du salut. Si on cherche bien, tous ces maîtres dont je parle existent dans toutes les villes de l'Algérie, souvent, ils sont anonymes, parfois oubliés ou submergés par la médiocrité ambiante, les anciens les connaissent. Peut-être faudrait-il les impliquer plus dans le redressement national. A condition bien sûr de libérer la pensée et sortir l'école de l'idéologie et faire de « la pédagogie d'abord » comme aimait le répéter Djillali Liabès que Dieu ait son âme. Parce que, toute proportion gardée, l'université vit les mêmes problèmes. Dans ma ville, les noms de « Hadj Kaddour, Cherifi et Sebihi » résonnent toujours dans les murs et les anecdotes que les anciens racontent. Ils vivent toujours dans les mémoires de ceux qui les ont connus et c'est peut-être cela l'immortalité. Ces merveilleux professeurs ne parlaient jamais de religion, ils la pratiquaient dans les faits et dans leurs comportements parce que tous étaient enracinés dans une vraie foi et dans ce qu'on appelle l'islam des lumières auquel nous devons nous ressourcer. Il faudrait peut-être s'inspirer «des frères de la pureté» qui vécurent au dixième siècle à Bagdad. Ces encyclopédistes que l'Occident commencent à découvrir faisaient de la science et la connaissance leur vraie foi. Dans cette Algérie belle et rebelle, il y a des enseignants de grande valeur qui ne demandent qu'à être écoutés, respectés et qu'on les laisse travailler sans céder au chant des sirènes. C'est un trésor inestimable et une source intarissable dans laquelle on doit puiser pour sauver l'école et l'université du naufrage. C'est le fondement de la nation dont il est question et qu'on ne peut négocier. Je sais que de là où ils sont, ces éveillés que j'ai voulu remercier pour tout ce qu'ils m'ont appris et qui habitent le même monde me regardent, m'écoutent et acquiescent, heureux de m'avoir transmis. Que Dieu les accueille dans son Vaste Paradis, Allah yerhamhoum ! A lui nous appartenons et à lui nous retournons ! * Professeur de chirurgie - Ancien recteur |
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