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WASHINGTON,
DC - À travers le monde, on estime à 1,5 milliard le nombre de personnes confrontées
à des difficultés juridiques qu'elles ne parviennent pas à résoudre, de même
que 4,5 milliards d'individus - notamment les femmes, les personnes
défavorisées, et les plus vulnérables - sont exclus des protections et
opportunités conférées par le droit.
Plusieurs avancées sont à souligner dans ce domaine, parmi lesquelles l'Objectif de développement durable n°16, qui vise à « garantir l'accès à la justice pour tous », tandis que les mesures pluridimensionnelles relatives à la pauvreté incluent de plus en plus d'indicateurs liés à la justice. Par ailleurs, l'optimisation des méthodes de collecte de données, ainsi qu'une meilleure disponibilité des statistiques mondiales et nationales, améliorent l'évaluation des inégalités en matière de justice, et viennent combler certains vides critiques en termes de données. Seulement voilà, le COVID-19 vient dresser de nouveaux obstacles sur la voie d'un accès égal à la justice, notamment pour les femmes. Les mesures de riposte face à la pandémie s'annoncent extrêmement genrées, et l'on peut craindre que les migrantes, les handicapées, et les plus précaires se retrouvent doublement désavantagées. Il est par conséquent crucial de veiller à ce que la crise actuelle ne vienne pas creuser les inégalités d'accès à la justice basées sur les sexes. Ces inégalités étaient déjà très prononcées avant la pandémie, de nombreuses femmes devant mener un véritable chemin de croix pour accéder à la justice. En dépit de multiples réformes judiciaires, les femmes à travers le monde ne bénéficient que de trois quarts des droits légaux conférés aux hommes, les inégalités les plus marquées intervenant dans les relations au sein de la famille, l'emploi, la maîtrise des revenus, sans oublier la question des violences. Les femmes ne connaissent pas nécessairement plus de problèmes juridiques que les hommes. Elles se heurtent en revanche à des difficultés spécifiques lorsqu'il est question de pension alimentaire, de violences sexuelles, d'absence d'identité légale, ou encore d'accès à la protection sociale. Cumulées, ces difficultés produisent un impact socioéconomique absolument considérable. Les femmes manquent par ailleurs souvent des ressources financières et des réseaux nécessaires pour affronter le système judiciaire. Les normes sociales, souvent plus contraignantes encore que les lois, peuvent également les dissuader d'agir en justice. Et même lorsqu'elles décident de faire valoir leurs droits, les responsables publics sont susceptibles de faire preuve de sexisme, et de mettre à mal leur démarche. Enfin, lorsqu'une femme jongle déjà entre la gestion du foyer et un emploi informel, le temps nécessaire aux démarches judiciaires peut facilement lui manquer. Les tribunaux ne sont pas les seuls lieux où réclamer justice, mais sont les principaux organes de justice, dont le COVID-19 vient exposer les défaillances. Les tribunaux sont généralement connus pour faire preuve de lenteur dans l'adoption des technologies, pour insister sur la présence physique des justiciables, et ne facilitent pas l'accessibilité des services pour les personnes qui ne disposent ni d'un avocat, ni d'une aide juridique. Comprendre leur langage n'est pas chose facile sans un diplôme de droit, de même que les approches centrées sur le client, que l'on retrouve dans d'autres services publics, se font rares dans l'univers de la justice. En réponse à la pandémie, les tribunaux revoient leurs pratiques afin de faciliter la démarche pour les justiciables, par exemple en adoptant des technologies qui permettent le partage d'informations et la réalisation d'actes tels que la présentation d'une pétition ou la demande d'une ordonnance de protection. Les audiences à distance, par téléphone ou vidéoconférence, sont devenues la nouvelle norme, de même que certains services judiciaires sont assurés par e-mail et message texte. Mais s'il convient de saluer cette nouvelle adoption technologique, les personnes vulnérables, notamment les femmes, risquent encore d'être laissées de côté. Les tribunaux ont également décidé pendant la crise de procéder à un tri, par exemple en reportant les affaires non urgentes, et en prolongeant les ordonnances judiciaires existantes. Les femmes ont ainsi pu bénéficier d'une prolongation des ordonnances de protection ainsi que des décisions relatives à la garde des enfants. Plus généralement, le tri opéré par les tribunaux souligne combien les affaires peuvent être résolues plus efficacement à long terme. L'OCDE et le Royaume-Uni ont d'ore et déjà entrepris des initiatives d'évaluation des nouvelles méthodes employées par les tribunaux, pour mieux tirer parti des avancées. Les données de ce type sont de plus en plus considérées comme nécessaires en appui des réformes judiciaires. Et un certain nombre de réformes significatives et durables seront sans doute fort nécessaires compte tenu des menaces supplémentaires que représentent la pandémie et ses retombées économiques. Pour commencer, l'aggravation des problèmes financiers, familiaux et sanitaires conduira certainement à une multiplication des violences faites aux femmes. Allemagne, Espagne, Royaume-Uni, États-Unis et Canada rapportent d'ores et déjà une augmentation du nombre de violences domestiques et de demande de place en foyer de protection. Or, les confinements et autres mesures adoptées face à la crise ont sans doute rompu les voies habituelles de lutte contre la violence. De même, la récession et le chômage risquent de réduire la capacité des hommes à verser une pension alimentaire, ce qui imposera aux tribunaux de faire exécuter ou de modifier certaines décisions passées. De leur côté, les femmes rencontreront sans doute des difficultés dans l'accès aux versements de protection sociale et autres prestations liées à la crise si elles manquent de formes juridiques d'identification, si elles sont exclues des initiatives d'information auprès du public, ou encore si elles ne disposent pas des ressources financières nécessaires pour agir en justice. Les contraintes financières des femmes sont vouées à s'accentuer, dans la mesure où la pandémie creusera certainement les inégalités sexuelles existantes sur le plan économique, ce qui limitera encore davantage leurs possibilités d'accéder à la justice. Celles dont l'époux est décédé du COVID-19 risquent par exemple de perdre leurs sources de revenus de type terrain ou épargne. Sans protections juridiques spécifiques visant à empêcher le creusement des inégalités économiques, ces pertes de revenus empêcheront les femmes de s'offrir une aide juridique pour arpenter le système judiciaire. Dans de nombreux pays, les plus pauvres se tournent disproportionnellement vers les services d'assistance juridique, qui ont démontré leur impact social et économique positif sur les femmes et les ménages. Or, il faut s'attendre à ce que l'important ralentissement économique menace également ces services. Enfin, la crise risque d'engendrer un violent retour des normes sociales préexistantes, mettant ainsi à mal la capacité des femmes à lutter contre des lois et pratiques inéquitables. Le risque existe également de voir faiblir la mise à exécution des réformes familiales et lois du travail qui jusqu'ici bénéficiaient aux femmes. Ces risques peuvent être atténues de deux manières. Premièrement, il ne faut pas laisser la pandémie creuser les inégalités sexuelles dans l'accès à la justice. Il s'agira d'évaluer si les réponses du système judiciaire face à la pandémie ont pu engendrer des conséquences négatives intentionnelles ou involontaires à l'encontre des femmes. Il s'agira par ailleurs de considérer les sexes dans le contexte d'autres dimensions défavorisantes entremêlées, telles que la pauvreté, l'origine ethnique, le handicap, la langue et la géographie. Deuxièmement, la crise nous confère l'opportunité d'enrichir notre connaissance croissante de ce qui fonctionne dans l'amélioration de l'accès des femmes à la justice. Ceci exige de suivre et d'évaluer les nouvelles initiatives et le rassemblement de données. Par-dessus tout, les mesures qui contribuent au comblement des inégalités hommes-femmes en matière de justice doivent être rendues permanentes et développées à plus grande échelle, plutôt que considérées comme temporaires et réversibles. Traduit de l'anglais par Martin Morel 1- Vice-présidente principale et conseillère générale du Groupe de la Banque mondiale, au sein duquel elle est également vice-présidente chargée de la conformité. Suivez-la sur Twitter : @SandieOkoro. 2- Spécialiste principal au sein de la Banque mondiale. Suivez-le sur Twitter : @PPrettitore |