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YORK - Les sondages d'opinion aux États-Unis soulignent depuis de nombreux mois
la forte possibilité d'un raz-de-marée du Parti démocrate lors de l'élection du
3 novembre, à l'issue de laquelle Joe Biden
occuperait la Maison-Blanche, et les Démocrates gagneraient le contrôle du
sénat, tout en conservant leur poids à la Chambre des représentants, ce qui
mettrait fin à une situation de gouvernement divisé.
En revanche, si l'élection venaient à se transformer en référendum pour ou contre le président américain Donald Trump, les Démocrates pourraient ne remporter que la Maison-Blanche, et échouer à reprendre le sénat. De même, la possibilité ne peut être totalement exclue de voir Trump arpenter un chemin étroit jusqu'à la victoire devant le collège électoral, auquel cas les Républicains conserveraient le sénat, prolongeant ainsi le statu quo. Intervient également la perspective plus inquiétante d'un résultat contesté pendant une longue période, au cours de laquelle les deux camps refuseraient la moindre concession dans le cadre de batailles juridiques et politiques féroces devant les cours, au sein des médias, et dans la rue. À l'issue de l'élection contestée de 2020, il avait fallu attendre jusqu'au 12 décembre pour que la question soit tranchée : la Cour suprême s'était prononcée en faveur de George W. Bush, et son opposant démocrate Al Gore avait renoncé avec dignité. Agité par l'incertitude politique, le marché boursier avait pendant cette période chuté de plus de 7 %. Cette fois, l'incertitude pourrait durer beaucoup plus longtemps - peut-être plusieurs mois - et par conséquent signifier de sérieux risques pour les marchés. Ce scénario cauchemardesque doit être pris au sérieux, même s'il semble actuellement peu probable. Car si Biden figure régulièrement en tête dans les sondages, c'était également le cas d'Hillary Clinton à la veille de l'élection de 2016. Nous ignorons par ailleurs s'il adviendra ou non une légère poussée d'électeurs «discrets» favorables à Trump dans les États pivots, qui peut-être ne souhaitent pas faire part de leur choix à ceux qui procèdent aux sondages. De même, comme en 2016, plusieurs campagnes massives de désinformation (étrangères et intérieures) sont actuellement en cours. Les autorités américaines ont mis en garde sur le fait que la Russie, la Chine, l'Iran et d'autres puissances étrangères hostiles s'efforçaient activement d'influencer l'élection, et de jeter le doute sur la légitimité du processus de scrutin. Trolls et bots inondent les réseaux sociaux de théories conspirationnistes, de fake news, de deep fakes, et d'informations inexactes. Trump et certains acteurs politiques républicains adhèrent eux-mêmes à des théories du complot comme celle du mouvement QAnon, et apportent leur soutien tacite à des groupes suprémacistes blancs. Dans de nombreux États contrôlés par les Républicains, gouverneurs et autres responsables publics usent ouvertement de mauvais tours pour entraver le vote de catégories au penchant démocrate. S'ajoutent à tout cela les déclarations répétées - et infondées - de Trump, selon lesquelles le vote par courrier ne serait pas fiable, le président craignant que le choix démocrate représente une part disproportionnée de ceux qui ne votent pas en personne (par précaution en période de pandémie). Trump se refuse par ailleurs à déclarer qu'il transférera le pouvoir en cas de défaite, préférant adresser un clin d'œil à des milices d'extrême droite («restez en retrait, et tenez-vous prêts») qui ont d'ores et déjà semé le chaos dans les rues, et planifié des actes de terrorisme intérieur. Si Trump perd l'élection et décide de contester sa validité, la violence et le conflit civil pourraient devenir hautement probables. En effet, si les premières estimations le soir de l'élection n'indiquent pas immédiatement un raz-de-marée démocrate, Trump déclarera certainement la victoire dans les États les plus disputés, avant même l'achèvement du décompte des bulletins de vote. Plusieurs agents républicains ont d'ores et déjà pour plan de suspendre le décompte dans les États clés, en contestant la validité du scrutin. Ils prévoient de mener ces batailles juridiques au sein des capitales, cours locales et fédérales des États républicains, toutes saturées de juges désignés par Trump, au sein d'une Cour suprême à majorité conservatrice de 6 contre 3, ainsi que d'une Chambre des représentants dans laquelle, en cas de victoire devant le collège électoral, les Républicains détiendraient une majorité de délégations d'États. Pendant ce temps, toutes ces milices blanches armées qui actuellement se «tiennent prêtes» pourraient envahir les rues pour y fomenter violences et chaos. L'objectif consisterait alors à provoquer des contre-violences de gauche, ce qui servirait de prétexte à Trump pour invoquer l'Insurrection Act et déployer une police fédérale, voire l'armée américaine, afin de rétablir «la loi et l'ordre» (comme il a déjà menacé de le faire). Cette stratégie à l'esprit, l'administration Trump a d'ores et déjà désignée plusieurs grandes villes démocrates en tant que «pôles anarchistes» susceptibles de devoir être maîtrisés. Autrement dit, Trump et ses acolytes font clairement savoir qu'ils useront de tous les moyens nécessaires pour voler cette élection ; et compte tenu de l'arsenal d'outils à la disposition du pouvoir exécutif, ils pourraient bien y parvenir en cas de résultat serré, qui ne révèlerait pas une victoire écrasante de Biden. Bien entendu, si les premières estimations le soir de l'élection révèlent une forte avance de Biden au sein même d'États traditionnellement républicains tels que la Caroline du Nord, la Floride ou le Texas, Trump aura beaucoup plus de difficultés à contester le résultat pendant plus de quelques jours, et acceptera sans doute plus rapidement sa défaite. Le problème, c'est que le moindre dénouement autre qu'une victoires très claire de Biden laissera à Trump (et aux gouvernements étrangers qui le soutiennent) une opportunité de semer la confusion, le chaos et la désinformation, dans une manœuvre de renvoi de la décision finale devant des institutions plus favorables, telles que les cours. Ce degré d'instabilité politique pourrait engendrer un épisode majeur d'aversion au risque sur les marchés financiers, à l'heure où l'économie ralentit déjà, et où les perspectives à court terme de relance supplémentaire demeurent limitées. Si un désaccord sur l'issue de l'élection venait à se prolonger - jusqu'à l'an prochain par exemple - les cours des actions pourraient chuter jusqu'à 10 %, les rendements des obligations d'État décliner (bien qu'ils soient déjà relativement faibles), et la fuite planétaire vers des actifs sûrs pousser les cours de l'or à la hausse. Dans ce type de scénario, en général le dollar américain se renforce ; seulement voilà, cet épisode particulier découlant d'un chaos politique en provenance des États-Unis, les capitaux pourraient préférer fuir le dollar, ce qui l'affaiblirait. Une chose est sûre : une contestation acharnée de l'issue électorale ne pourra qu'accentuer la détérioration de l'image mondiale de l'Amérique en tant qu'exemple de démocratie et de primauté du droit, érodant ainsi son soft power. Ces quatre dernières années en particulier, le pays est devenu de plus en plus considéré comme fou furieux sur le plan politique. Tout en espérant que l'issue chaotique ici évoquée n'ait finalement pas lieu - les sondages indiquant encore une solide avance de Biden - les investisseurs feraient bien de se préparer au pire, pas seulement le jour de l'élection, mais également dans les semaines et les mois à venir. Traduit de l'anglais par Martin Morel *Professeur d'économie à la Stern School of Business de l'Université de New York. Rendez-vous sur son site Web NourielToday.com. |