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L'urbanisme algérien entre modernisme abstrait et ville oubliée

par Toufik Hedna*

On parle beaucoup, en Algérie, de routes mal faites, de trottoirs cassés, de carrefours saturés, de lotissements qui poussent partout. On reproche aux maires, aux entreprises, aux citoyens. Mais on pose rarement la question centrale : qu'est-ce qui a disparu de notre manière de penser la ville ? Car avant d'être une somme de chantiers, l'urbanisme est d'abord une culture, une façon de regarder l'espace, une méthode pour le transformer.

Pendant des siècles, la ville s'est construite lentement, guidée par la vie quotidienne : les usages, les marchés, les croyances, les parcours des habitants. Des penseurs comme Sitte ou Geddes y voyaient un organisme vivant, façonné par la culture avant les plans. La ville était un héritage, pas un projet théorique. Puis est venu le modernisme du XXI” siècle. Avec Le Corbusier et la Charte d'Athènes, on a voulu ordonner la ville, séparer les fonctions, hiérarchiser les voies, créer des standards. Cette vision avait ses excès, mais elle apportait quelque chose de précieux : une méthode, une rigueur, une exigence technique.

L'Algérie indépendante a hérité de tout cela, mais de façon incomplète. Nous n'avons pas prolongé l'intelligence des tissus anciens, ni assumé pleinement la révolution moderniste. Nos médinas et nos centres historiques ont été négligés, parfois amputés, sans qu'on en comprenne la valeur culturelle et urbaine. Dans le même temps, l'urbanisme moderne a été importé sous forme de plans-types, de règlements et de tracés… mais sans la discipline qui allait avec. Nous n'avons ni vraiment continué l'urbanisme culturaliste, ni vraiment maîtrisé l'urbanisme moderniste.

Le résultat, aujourd'hui, c'est un modernisme abstrait, plus graphique que réel. Sur les plans, dans les bureaux, tout est clair : les voiries sont hiérarchisées, les trottoirs sont continus, les espaces verts sont repérés, les profils de rues sont dessinés à l'échelle. Mais dès qu'on sort sur le terrain, le tableau se brouille. Le trottoir change de niveau tous les dix mètres, les matériaux se mélangent au gré des stocks, les pentes ne suivent pas le projet, les bordures sont posées comme on peut. Ce qui devait être une méthode devient un simple vocabulaire graphique. On a gardé les traits, pas la pensée.

Plus grave encore : nous avons laissé s'éroder la compétence qui faisait tenir la ville debout. Les premières générations d'après-indépendance, souvent sans diplômes, portaient une rigueur intuitive : un sens du chantier, du détail juste, du geste maîtrisé. Cette intelligence empirique transmise par l'expérience, non par l'école assurait malgré tout une certaine qualité. Puis la chaîne s'est rompue : ce savoir s'est dilué au fil des décennies, remplacé par des pratiques approximatives et une exécution sans méthode. On pourrait dire que nous vivons dans un modernisme abstrait : nous reproduisons les formes modernes – carrefours, axes, ronds-points, grands ensembles – sans en appliquer les principes profonds. Le Corbusier parlait d'ensoleillement, de proportion, de respiration, d'hygiène, de standard. Nous avons retenu les immeubles isolés, les grands gabarits, les artères, mais nous avons perdu la rigueur sur tout le reste. Un profil en travers n'est plus un engagement technique : c'est une intention vague. La continuité d'un trottoir n'est plus un droit pour le piéton : c'est une option discutable. L'espace public n'est plus une pièce à part entière : c'est ce qui reste entre les parcelles.

À cela s'ajoute une autre dérive, plus profonde : l'abandon. Le modernisme supposait une modernité de gestion : suivre les chantiers, contrôler la qualité, entretenir les ouvrages, reprendre ce qui ne fonctionne pas. Chez nous, trop souvent, le projet s'arrête à l'inauguration. Une fois livré, l'espace public est laissé aux bricolages successifs, aux occupations, aux détournements. Entre le plan et la ville, ce n'est pas l'urbaniste qui fait le lien, c'est la somme des petits renoncements.

Dans ce contexte, l'urbanisme algérien fonctionne selon trois logiques entremêlées. La première, c'est ce qu'on pourrait appeler une substitution d'usage : ce qui était prévu pour une fonction est accaparé par une autre. Le trottoir devient parking, le coin planté devient dépôt de matériaux, la place devient rond-point, le parvis devient marché informel. La deuxième, c'est une paresse technique : on exécute sans exigence, à peu près au bon endroit, mais sans précision sur les niveaux, les pentes, les raccords. La troisième, c'est un abandon de suivi : on ne retourne plus voir comment la ville vit ce qu'on a dessiné.

Ce trio – substitution, paresse, abandon – explique, à lui seul, pourquoi nos villes ne ressemblent ni à ce qu'elles étaient, ni à ce qu'elles auraient pu devenir. Nous ne sommes plus dans la ville culturelle décrite par Sitte ou Geddes, où chaque place, chaque ruelle, chaque seuil résulte d'un long compromis entre usages, formes et symboles. Nous ne sommes pas non plus dans la ville moderniste assumée, avec ses règles claires, ses standards, ses circulations maîtrisées. Nous sommes dans une ville où le plan est devenu un décor, et où la rue fait sa propre loi.

Ce décalage entre le plan et la réalité ne se limite pas aux trottoirs ou aux carrefours. Il traverse toutes les échelles de la production urbaine. À l'université d'abord, où l'étudiant en architecture ou en urbanisme passe d'un cours de modernisme à un cours de patrimoine, puis à un module de développement durable ou de smart city, sans jamais recevoir une méthode solide pour lire une rue, comprendre un quartier ou analyser une ville.

Au niveau de l'État, la priorité donnée à la politique du logement pousse trop souvent à implanter des barres et des ensembles dans n'importe quel «vide», sans interroger ce que ce vide représente pour la ville, ni les infrastructures, les services ou les liens qu'il devrait accueillir. Dans les services techniques ensuite, la ville se réduit trop souvent à une chaussée à ouvrir et a à refermer au gré des urgences:) on creuse pour l'eau, puis pour le gaz, puis pour le téléphone, puis pour la fibre, sans jamais reconstruire l'espace public comme un tout cohérent. Et, à l'autre bout de la chaîne, le citoyen finit lui aussi par considérer le trottoir comme une extension potentielle de son domaine : on y installe une rampe, une marche, une terrasse, une avancée, un étal, comme si l'espace commun n'était plus qu'une réserve d'emprise individuelle.

Autrement dit, le même malentendu se répète du haut en bas : chacun regarde la ville par fragments – selon son métier, son mandat ou son besoin – mais presque jamais comme un ensemble habité, vécu, traversé.

Face à cela, il serait tentant de dire : «Revenons au passé, à la médina, au village, à la ville organique.» Ce serait une illusion. La démographie, la voiture, les réseaux, les équipements ne se gèrent pas avec la seule nostalgie. L'autre tentation serait de dire : «Appliquons enfin le modernisme comme il faut.» Mais la planète a changé ; les enjeux climatiques, sociaux, paysagers ne sont plus ceux des années 1930. Reproduire aujourd'hui la Charte d'Athènes serait une erreur.

La vraie question est ailleurs : comment retrouver une ville réelle ? Non pas réelle au sens de «spontanée», mais réelle au sens de «prise au sérieux». Une ville où l'on considère de nouveau la rue comme une pièce complète, le trottoir comme un droit, l'ombre comme un besoin, la proximité comme un principe, la continuité comme une obligation. Une ville où l'on accepte que chaque trait de plan engage, concrètement, le corps de celui qui marche, qui pousse une poussette, qui vieillit, qui travaille.

Les auteurs culturalistes avaient un mérite : ils partaient toujours du terrain. Ils regardaient comment les gens traversent une place, s'abritent dans une rue, s'orientent dans un quartier. Ils observaient la ville comme on observe un organisme. Peut-être est-ce là que doit se situer la prochaine étape de l'urbanisme algérien : retrouver ce regard, sans renoncer aux outils modernes. Ne plus opposer tradition et modernité, mais cesser de pratiquer un modernisme sans modernité, abstrait, graphique, sans entretien, sans retour d'expérience.

Il ne s'agit pas de refaire des théories, mais de refaire un lien simple : ce que l'on dessine doit correspondre à ce que l'on vit. Ce que l'on promet sur un plan doit se retrouver, à hauteur d'homme, dans la rue. Nos villes ne manquent ni de projets, ni d'études, ni de documents. Elles manquent de cohérence entre le dessin et la vie. Tant que cette cohérence ne sera pas restaurée, nous continuerons à empiler des morceaux de modernisme abstrait sur une ville culturelle que nous n'avons jamais vraiment comprise ni respectée.

L'urbanisme algérien devra tôt ou tard sortir de cette zone grise. Pour cela, une chose est sûre, il faudra cesser de considérer la ville comme un simple support et la reprendre pour ce qu'elle est, au fond, depuis toujours : un pacte fragile entre une forme spatiale, une culture et une manière de vivre ensemble.

*Conseiller en Architecture Urbaine