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«Un État qui
rapetisse ses sujets, en vue d'en faire de dociles instruments de ses projets,
même si ceux-ci sont bienfaisants, trouvera qu'en réalité avec de petits hommes
il ne peut pas faire de grandes choses.» John Stuart Mill (1806 - 1873)
«Qui pourrait nier que l'Etat soit une réalité ? La place qu'il occupe dans notre vie quotidienne est telle qu'il ne pourrait en être retiré sans que, du même coup, soient compromises nos possibilités de vivre.»1 Nul doute qu'il soit aussi (j'ajouterai) une nécessité absolue. Néanmoins, depuis des décennies en Algérie, l'Etat ou plutôt le symbiote qui s'y niche à l'intérieur incarneront les seules menaces qui «compromettront nos possibilités de vivre». «Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse.»2 Telle sera la situation à laquelle l'Etat a conduit inexorablement la société. Cependant, l'effondrement ou la déstabilisation des institutions qui composent l'Etat renverraient assurément la société à l'état de nature. «Il apparaît clairement, par là, qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun.»3 Toutes les insurrections intempestives qui voguent au gré des passions et des ressentiments, sans réaménagement d'un ancrage politique consensuel, judicieux et sage. Cette quête éperdue d'un souverain plus juste, cette défiance qui apparaît aujourd'hui quasi insurmontable, cette rupture terriblement violente du Contrat Social, cette situation d'errance? sont aussi improductives et dangereuses que la tyrannie elle-même, elles constituent le terreau idéal à toutes les dérives politiques et sociales, une opportunité inespérée pour une multitude de forces obscures hostiles ou tout simplement pour des groupes politiques opportunistes qui ne viseraient à leur tour que leurs propres intérêts. «Quand le prince n'administre plus l'Etat selon les lois, et qu'il usurpe le pouvoir souverain? quand le grand Etat se dissout et qu'il s'en forme un autre dans celui-ci, composé seulement des membres du gouvernement, et qui n'est plus rien au reste du peuple que son maître et son tyran. De sorte qu'à l'instant que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu.»4 Nous pouvons donc conclure que nous sommes face à une crise politique et sociale inédite dans l'histoire, si singulière qu'elle ressemble de très près à celle décrite par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du citoyen, (et préambule de la Constitution du 24 juin 1793) (Art :35) qui stipule que «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs». Le système politique maffieux mis en place sous le règne de Bouteflika a mis en péril l'Etat lui-même. «Un peuple est libre quelque forme qu'ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l'homme, mais l'organe de la loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles.» 5 Aujourd'hui l'organe de la loi est complètement vicié, le peuple cesse de témoigner quelques considérations à l'égard de l'homme qui gouverne ou de l'Institution qui agit, le peuple s'accroche à sa seule raison d'être : sa liberté, et surtout celle qui consiste à suivre toujours le sort des Lois. Le peuple se barricade derrière la puissance que lui confère précisément la Constitution. «Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.» 6 Cette volonté générale qui nous a libérés de cet état de nature hostile décrit par Hobbes, s'est au fil des décennies complètement effritée. «Le pouvoir de la société et du législatif qu'elle institue, ne peut jamais être censé s'étendre au-delà de ce que requiert le bien commun.»7 Ce système politique sera si pervers dans ses pratiques immorales et sa gouvernance diabolique qu'il finira par pervertir l'ensemble des instituions en les vidant complètement de leurs attributions pratiques et éthiques, en créant par là un chaos général au sein du corps social (marginalisation du peuple des affaires de la cité, absence de contrepouvoir, de contrôle et de remise en question de la gestion politique et financière, discrédit des institutions, intelligentsia laminée, domestiquée, ostracisée, perte des valeurs morales et corruption généralisée et in fine anomie totale de sorte que le peuple est réduit à errer et déambuler dans les rues quasiment à l'état de nature, sans élite, sans Etat de rechange ni institutions dignes de ce nom susceptibles de susciter l'assentiment général. Pourtant «la fin de l'Etat n'est pas de transformer les hommes, êtres raisonnables, en bêtes ou en automates, mais au contraire de faire en sorte que leur esprit et leur corps accomplissent sans danger leur fonction, qu'eux-mêmes usent de leur libre raison, qu'ils ne s'opposent pas par la haine, la colère ou la ruse et se supportent mutuellement dans un esprit de justice.»8 Max Weber attribue à l'Etat le monopole d'une violence légitime nécessaire à la paix sociale et au bon fonctionnement de la société. L'oligarchie politique algérienne maffieuse instaurera le règne d'une violence illégitime matérielle et symbolique (institutions défaillantes et pernicieuses, désarroi et défiance populaire accrues) qui discréditera toutes actions menées par l'Etat dans ce sens. Cette violence légitime nécessaire, qui dans un Etat de droit fait l'objet de l'assentiment de l'ensemble du corps social, est devenue un instrument de tyrannie, de despotisme et de répression. «La vertu consiste entièrement dans son application ; et son application la plus haute, c'est le gouvernement de la cité et la réalisation intégrale en faits et non en paroles, des principes que ces gens-là proclament dans leurs coins.»9 Face au mépris, à l'impunité, à l'injustice, le peuple algérien se transforme en ministère public et décide de faire ce que celui-ci s'est obstinément refusé de faire depuis toujours : s'autosaisir. Le peuple se mettra à ouvrir des procès publics dans la rue, les cafés, à la maison, au bureau, au marché. Le peuple algérien, autrefois morcelé, divisé, atomisé, réussira à user de tous les espaces publics du pays telle une gigantesque agora. Cet espace public essentiel aux démocraties et instrument privilégié et lieu de convergence entre le peuple et ses élites, cet espace public dont parlait le philosophe allemand Jürgen Habermas et qui confère au peuple «un pouvoir d'assiègement permanent», sera entièrement récupéré, fécondé et amplifié à travers les réseaux sociaux. Il fera de toute la planète une agora virtuelle dotée d'un pouvoir extraordinaire. «La démocratie c'est l'exercice du contrôle des gouvernants sur les gouvernés non pas une fois tous les cinq ans ni tous les ans, mais tous les jours.»10 Ce dont le peuple a été privé de faire chaque jour pendant plusieurs décennies (participer, gérer, contrôler et juger) il réussira à le faire en seulement un trimestre, il exhumera et convoquera un passé truffé de turpitudes pour faire le procès d'un demi-siècle de despotisme, usant du principe de la rétroactivité de la Loi et notamment pour statuer sur des cas que l'on pourrait qualifier de «Haute trahison», de «Crimes contre le peuple». Les témoins à charge seront ressuscités, réinvestis de leurs droits et de leur dignité. Le peuple se transforme en archéologue et censeur d'un passé politique cadenassé et d'une mémoire collective biaisée. Aujourd'hui, on déterre, on fouille, on dissèque, on passe au crible, on juge, on condamne. «Où est donc la démocratie sans ce pouvoir que j'appelle le contrôleur. pouvoir continuellement efficace de déposer les rois et les spécialistes à la minute, s'ils ne conduisent pas les affaires selon l'intérêt du plus grand nombre. Ce pouvoir s'est longtemps exercé par révolutions et barricades. Aujourd'hui, c'est par l'interpellation qu'elle s'exerce. La démocratie serait à ce compte un effort perpétuel des gouvernés contre les abus du Pouvoir.» 11 «Déposer les rois et les spécialistes». C'est ce que le peuple algérien se propose de faire après avoir subi le joug d'un Pouvoir insensé, après avoir constaté en toute objectivité que les affaires le concernant directement n'ont pas été conduites selon l'intérêt du plus grand nombre, plus grave encore, les institutions qu'il s'est données en vertu des pouvoirs que la Constitution lui confère, sont celles-là mêmes qui sont responsables par leurs agissements criminels de l'incommensurable débâcle politique, institutionnelle, sociale, morale que vit l'Algérie aujourd'hui. La Constitution algérienne définit clairement la finalité de ces institutions : Art. 9 - Le peuple se donne des institutions ayant pour finalité : - la sauvegarde et la consolidation de la souveraineté et de l'indépendance nationales ; - la sauvegarde et la consolidation de l'identité et de l'unité nationales ; - la protection des libertés fondamentales du citoyen et l'épanouissement social et culturel de la Nation ; - la promotion de la justice sociale ; - l'élimination des disparités régionales en matière de développement ; - l'encouragement de la construction d'une économie diversifiée mettant en valeur toutes les potentialités naturelles, humaines et scientifiques du pays ; - la protection de l'économie nationale contre toute forme de malversation ou de détournement, de corruption, de trafic illicite, d'abus, d'accaparement ou de confiscation illégitime. Art. 10 - Les institutions s'interdisent : - les pratiques féodales, régionalistes et népotiques ; - l'établissement de rapports d'exploitation et de liens de dépendance ; - les pratiques contraires à la morale islamique et aux valeurs de la Révolution de Novembre. Qui oserait prétendre aujourd'hui que ces finalités ont été réalisées. La réponse à cette question constitue l'argument irréfragable que le peuple algérien invoque pour s'investir d'un pouvoir absolu qu'aucune autre institution civile ou militaire désormais ne peut lui contester. «L'Etat ne peut donc exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. Les questions suivantes se posent alors : dans quelles conditions se soumettent-ils et pourquoi ? Sur quelles justifications internes et sur quels moyens externes cette domination s'appuie-t-elle ?»12 * Universitaire Notes : 1- Georges Burdeau, l'Etat, Editions du Seuil, 1970, pp.13-14 2- Thomas Hobbes, Leviathan (1651), trad. F. Tricaud, Éd. Sirey, 1971, pp. 122-124 3- Ibid. 4- Rousseau Du Contrat social, ENAG/Editions, Alger 2000, p.113 5- Rousseau «Lettres écrites sur la montagne», 1764, Huitième lettre, in ?uvres complètes,Vol. III, Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard,1964 6- Rousseau, Du Contrat Social, 1762. Livre I chap. 6, Ed. Flammarion, coll. «3GF»,1966, pp.50-52 7- John Locke, Le Second Traité du gouvernement, 1689, traduit J.-F. Spitz avec la collaboration de C. Lazzeri, Ed. des PUF, Coll. «Epiméthée», 1994, p. 93 8- Spinoza, Traité théologico-politique, Livre XX, coll. «Classiques et Cie», Hatier 2007. pp. 23-24 9- Platon, La République. 10- Alain , Propos sur les Pouvoirs, 12 Juillet 1910, Coll. «Folio - Essais», Gallimard 1985, pp.213-215 11- Ibid. 12- Max Weber, «Le métier et la vocation d'homme politique». 1919, in Le Savant et le politique, Traduction Julien Freund, collection 10/18, Plon, 1959, pp.100-101 |
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