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La culture d'une rive à l'autre

par El Yazid Dib

Maintenant on se cultive en grandiose. Du festival du film arabe aux années culturelles des capitales, la culture chez nous serait simplement une chose politique, financière et un complément d'objet direct à un palais ou un ministère.

Ce qui caractérise avant tout un pays c'est son optimisme foncier à l'égard des capacités culturelles d'abord de la gé-nération actuelle et ensuite, inévitablement, des générations d'avant. Ce qui défait les valeurs d'une société ne peut provenir que d'un système dont la tendance, en vue d'un parrainage négatif, vise à museler son génie culturel et tenter de le moudre au travers d'un appareil trop administratif pour s'occuper de ce qui est culture, art et créativité.

Rendre la fonction de production littéraire, artistique et de tout ce qui gravite autour à de simples institutions organiques, la controverse ne mérite point d'être soulevée. Car peut-on imaginer que l'on puisse guider par décret ou arrêté la trajectoire sur une toile du pinceau d'un artiste-peintre confus dans les nuances de ses couleurs et enfouis dans le marasme de sa palette ? Peut-on de la sorte ordonner, si l'appréhension demeure possible, à la muse d'un poète de ne plus tarir d'éloges à l'égard d'un régime, d'une personne ou d'une politique ? Etait-ce possible à un parolier, comme à son interprète, l'un d'écrire l'autre de chanter, à la commande circonstancielle, les louanges d'une révolution agraire ou la joie à l'obtention d'un trousseau de clefs mettant fin au calvaire agricole d'une crise logementale ?

On savait d'avance à quoi aboutirait une telle démarche dans la gestion de l'outil intellectuel. Elle ne pourrait surpasser le stade de la circonstance, donc n'aspirant point à un devenir radieux et rayonnant. Voyons les cultures anciennes : qu'en reste-t-il en fait comme legs à l'humanité ? Le portrait de la Joconde en fait dire sur de Vinci plus qu'il n'en dit sur Mona Lisa. Nedjma en fait autant pour Yacine que pour l'énigme algérienne. Ainsi, l'œuvre fait certes connaître son auteur mais s'éclipse vers la gloire au profit de son maître. Comme par magie et détours l'œuvre grandiose ne peut obscurcir l'identité talentueuse de celui qui fut son inventeur ou son géniteur. Les pyramides sont toujours là, l'Alhambra également. L'œuvre subsiste à son auteur et résiste à l'oubli tant qu'elle s'élève altière à travers les âges ou entre les pages s'agissant de chef-d'œuvres. Saint Vidal est presque inconnu de tous et pourtant il fut l'auteur de Ain Fouara sculpture monumentale à la mesure de la ville qui, elle, demeure connue de tout un chacun qui aurait eu à traverser la cité depuis 1889 ou l'aurait reçue en carte postale.

Paradoxalement la culture politique peut entraîner, sans œuvre apparente ni talent matériel, des faits inoubliables et ancrées dans les mémoires humaines que même le temps est incapable de ne pas s'en souvenir. Les goulags, les tortures, Guernica etc.?en sont les preuves inexistantes de l'état culturel néfaste prévalant à chaque période nommée. Le nazisme était outre une légalité, un état de culture nationale qui emballée sous divers récipients en donnait la propagande du Reich. Chez nous la révolution agraire se voulait une culture populaire au sein même de la révolution culturelle. La masse laborieuse en était l'étendard et l'élite formait déjà l'élite. Nonobstant les tares des uns et les angoisses des autres ce fut quand bien même un temps où il faisait beau de parler culture. Le théâtre, le ciné-club, la cinémathèque, les récitals poétiques avaient eu lieu un certain moment, contrairement à nos jours où le théâtre n'existe que par la battisse qui abrite sa direction, et qu'en somme la culture n'existe qu'en termes de complément d'objet direct à des maisons, voire des palais, ou même à un sujet-ministre.

De nos jours, chaque jour qui passe voit passer avec un passé vide et creux, sans ombre ni teint, fade et insipide. La toile d'araignée gagne les sièges des loggias et des balcons de nos enceintes culturelles. Elle ne disparaît que le temps d'un meeting dit populaire en des occasions électorales. Toutes les salles continuent de perdre la raison de leur vocation. La politique se fait donc au cinéma, le monologue et la chanson au stade et le théâtre en plein air ! Dure culture ! Dure vie !

Tout a l'air de confirmer qu'il n'y a pas chez nous de culture ou de politique culturelle sinon qu'une simple politique de culture, une stèle à la mémoire d'un artiste inaugurée par là, une autre par-ci et c'est tout. Ou à la limite des défilés honorifiques lors de départ en retraite de certains travailleurs du secteur de la culture. Maintenant on le fait en grandiose, le festival du film arabe, et surtout les années des capitales arabes, islamiques?.

Ce qui nous manque c'est une politique de la culture, voire une politique dont l'essence culturelle l'emporte profondément sur tous les autres sens pour finir d'avoir l'essence la plus apolitique. Quel est le taux de dépenses dans un ménage engagées dans la satisfaction des besoins culturels ? Comment pouvoir assurer le retour des familles aux cinémas et devant les scènes de théâtre ? Quel est l'ouvrage le plus lu dans le mois ou dans l'année et combien de livres nos citoyens dévorent-ils par an face au nombre à déterminer de baguettes mâchées puis avalées ? Je me rappelle feu Boumediene disant à l'occasion de l'ouverture de l'une des nombreuses foires du livres que « le livre doit égaler le pain ». Boumediene soutenait le livre, sachant bien sa valeur et son rapport prix-investissement, il n'encourageait pas l'importation de la banane.

L'édition est devenue plus perverse que ne l'est le créneau de l'import-export. Elle ne rougit point dans les recoins de la magouille et de la manipulation. Elle obéit évidemment à la loi du marché mais fait son marché en dehors de cette loi. L'on édite l'auteur et rarement l'œuvre. Les navets et le peu de best-sellers pullulent sur les étagères fréquemment fréquentées de quelques libraires, au moment où somnolent des merveilles dans les ténèbres des tiroirs (s'il y en a) de ceux à qui l'édition sans tracas est une autre œuvre difficile et impossible d'accomplir.

Bonne chose est que tout le monde se met à écrire. Bonne œuvre est que tout le monde se doit de lire. Mais que chacun fasse dans son giron la mélasse qui anime ses tripes. Si le général écrivait sur l'armée, le douanier sur sa douane et l'idéologue sur sa politique, le lectorat aurait la latitude d'apprécier à juste titre les écrits ès qualité. Mais tout baigne dans « el boulitique ». L'écriture n'est pas l'apanage d'une caste ni le monopole exclusif d'une union et encore moins d'individus que la conjoncture évidemment politique de ces derniers temps leur servait de tremplin vers la sphère des clubs ou des plateaux, qui par fonction, qui par rapport pouvoir-opposition.

Pour une certaine école de la pensée managériale, une fonction ne doit pas miroiter le profil d'un diplôme et c'est l'œuvre, tous genres confondus, qui devrait refléter la compétence et le mérite et attester authentiquement la véracité des mentions portées sur le dit diplôme. A-t-on des ministres auteurs de un, trois ou quatre ouvrages ou manuels dans des matières prévalant le domaine ministériel qu'ils gèrent ? Nos ministres, nos dirigeants et nos opposants ont rarement eu le temps de se consacrer à mouler leur réflexion, ou transcrire leur appréhension au cours de leur exercice du pouvoir. Rarement sont ceux qui le font une fois out le sérail. Que l'on ne vienne pas nous radoter une fois de plus le spectre de l'obligation de réserve ! Car, si par exemple le ministre de la Culture édite en son nom un opuscule sur « l'avenir de la poésie en Algérie » ou si le ministre des Finances le fait aussi sous le titre de « douanes : entre le contrôle et la facilitation » je ne pense pas que le pouvoir les savonnerait pour ça.

La société avait été de tout temps entremêlée dans un schéma culturel tel que le voulait le pouvoir politique. L'expression de la richesse nationale intellectuelle n'a cessé de se débattre dans les diverses options allant de la langue jusqu'aux sources d'inspiration. On y oppose francophonie à « arabophonie ». Occidentalisme à orientalisme. Mais sans se soucier de se demander où se trouve notre grain d'algériannité. Je ne veux pas m'aventurer dans ces aspects, au motif que les susceptibilités sont plus pernicieuses que si l'on parlait de nationalisme et d'amour de la patrie.

Les Rachid Boudjedra et Mimouni ou les Ouettar ou Mihoubi sont nés Algériens, leurs œuvres aussi. Le vocabulaire et la syntaxe sont différents, l'action, le drame et la tragédie sont les mêmes. Tous pleurent les déboires du pays et tous produisent ensemble le gène générateur de la fécondité nationale et civilisationnelle. Pourtant un certain scepticisme réside dans l'esprit des uns et aussi des autres. Ce « conflit » qui en sourdine départage les rangs des décideurs culturels est, outre l'obédience idéologique, l'un des handicaps majeurs dans la scoliose de cette « ossature » culturelle harmonisée qui nous manque. Nul ne demeure à l'abri de l'étiquetage philosophique (baâthiste, trostkyste ?) et parfois par mégarde intellectuelle ou à bon escient tactique, recours est fait à l'opprobre et l'indignité ( hizb frança) ou détention de (massalah adjnabia).

Même la loi ou à vrai dire ses prétoriens légaux ne font de la culture qu'un service administratif chargé d'animer, tambours battants, les soirées ramadanesques ou accroître le bruit métronomé sur les accotements des boulevards lors des visites présidentielles ou ministérielles. Ces dépositaires de l'autorité légale de l'Etat rencontrent plus ou moins souvent la culture dans les maisons et les palais dits de la culture seulement lors des séances officielles d'ouverture de « salons de l'investissement » « journées pédiatriques » « semaine de la prévention routière » etc.. juste le temps de se vautrer dans les premiers rangs sur les fauteuils veloutés des palais ?de la culture. Dans ces palais il y a tout, l'on y organise tout, du politique, de l'économique du sécuritaire à des symposiums sur le sida et la lutte anti-tabagique, enfin tout sauf la culture. Si le contraire arrivait à se produire c'est que l'organe administratif de la gestion culturelle est bien huilé. Public trié, invité et sans rapport aucun avec l'objet de la manifestation.

Dans une autre version, la perversion qui s'empare de l'art musical se cache bien sous le sobriquet fourre-tout de la culture. Si la zorna est notre lyre et la flûte notre harpe, leur emploi n'est plus une source d'inspiration ou de verve mélodieuse. Ce qui est sûr c'est que la liberté dans la culture se confond goulûment au goût de la dépravation.