Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Pour une justice moderne et un Etat de droit en Algérie

par Louhibi Mohamed Bachir*

Une justice parfaite n'existe ni ici ni ailleurs. La justice ne peut être efficace par des réformes partielles. Considérons la réalité sans critiques négatives. D'une lenteur désespérante la première décade postindépendance, elle est devenue une machine à jugements et arrêts parfois inéquitables. Des statistiques en augmentation ne comportent pas la solution. Prisons vétustes, surpeuplées, personnel peu qualifié, absence d'un programme sérieux pour la réinsertion des condamnés, magistrature surtout et barreau amèrement critiqués et parfois avec raison, budget insuffisant, justice pénale généralement trop répressive, justice civile trop lente, puis ultrarapide et souvent insipide, sont les deux jambes de la vieille Dame en noir qui traîne le pas.

La chape d'une puissante bureaucratie est préjudiciable à la liberté des gens et à leurs droits. Parmi les multiples exemples scandaleux, je citerai le cas de ce citoyen, honnête père de famille, qui a passé un an en prison car, pour « son malheur », il portait le même prénom que celui d'un délinquant recherché, et le cas des cadres emprisonnés, pour la plupart, à tort. Que peut ressentir un innocent mis en cause suite à des enquêtes incomplètes ? Emprisonné avec d'authentiques délinquants, jugé par un tribunal après une instruction parfois discutable, le malheureux « coupable » innocent ne s'y retrouve plus. Il en gardera des blessures indélébiles. L'honneur et la dignité des gens n'ont pas de prix. Pourquoi faut-il donc que le malheureux citoyen, si fier d'être Algérien, soit maltraité, écrasé, broyé de la sorte par une telle «machine» ? Quel désastre aussi pour les familles ! Il est temps de dire que nous avons le devoir de ne pas accepter de telles pratiques !

Les juges, s'ils doivent être indépendants, ne doivent pas moins être responsables et compétents. Il ne s'agit pas, au nom de leur indépendance, de livrer le citoyen à une certaine catégorie d'entre eux. Quand on est incompétent, inhumain et en plus sans courage, comment peut-on être juge ou avocat ? Il faut rappeler à certains magistrats que l'on instruit à charge et à décharge. Il ne s'agit pas d'absoudre les fauteurs mais de protéger les innocents.

La situation actuelle de la justice trouve ses causes dans le système politique. Un certain activisme juridique a été à l'encontre de la promotion des Algériens en tant que sujets de droit, bloqués dans leur évolution historique. Les dogmes poussés à outrance génèrent un échec certain dans tous les domaines tel le libéralisme envahissant, tel qu'il apparaît actuellement. Tout système n'est efficace que par la place qu'il réserve au Droit. Plusieurs questions se posent à notre démocratie. Est-elle en état de faire face à une évolution, face aux grands changements par le respect des libertés publiques et individuelles, qui doivent s'imposer aux dirigeants et à tous les citoyens ? Ainsi, à cette condition, l'Algérie se détachera davantage des Etats arriérés, féodaux pour être un Etat de droit, démocratique sans démocratie de façade.

L'expérience négative qui nous a freinés fait que la promotion sociale et politique que l'on nous a vainement promise, a fait abstraction de tous les droits des individus, d'où l'absence de démocratie.

L'Algérien a toujours été plus demandeur de liberté et de justice que de pain. Au moment où la société algérienne développait une certaine éthique d'elle-même et des rapports qui la régissent, il exige dignité, liberté, justice, équité, indispensables pour son développement.

Le recours à l'Ijtihad doit être permanent et renouvelé dans sa dynamique. L'effort de la rénovation intellectuelle ne peut être conjoncturel, il doit être profond car des transformations considérables sont intervenues. La suppression de la Cour de sûreté de l'Etat, la création du Conseil constitutionnel, la Cour des comptes, le Conseil d'Etat, l'indépendance du juge donnent un sens concret à l'Etat de droit. Ils devraient constituer, entre autres institutions, l'Etat de droit si ils sont indépendants donc des contre-pouvoirs, indispensables à l'équilibre entre pouvoirs législatif et exécutif qui, jusqu'ici (telle la liberté de la presse), nous avaient fait défaut, hélas !

La lutte est difficile pour consacrer la plénitude de l'Etat de droit et empêcher la bureaucratie arbitraire de brimer le citoyen. Trop de « discours politiques » ont fini par nous lasser jusqu'à l'usure. Le romantisme révolutionnaire ne peut pas remplacer l'efficacité généralisée. Il y a déjà beaucoup à faire pour réaliser le développement économique, social et politique, mais l'Etat de droit reste un moyen décisif à cette fin. La marche de notre société a généré une augmentation du nombre de vrais et surtout de faux problèmes. Les Algériens sont demandeurs de justice par leurs nombreux recours à l'institution judiciaire, donc au droit. Jusqu'à un certain point, c'est une bonne chose. Cependant, cette demande extraordinaire, révélatrice d'une certaine idée de la loi, se traduit aussi sous la forme de contraintes. Celles-ci ont été ignorées par le pouvoir politique qui n'en a qu'une conscience approximative. Depuis l'indépendance, les discours prononcés par les présidents successifs, lors de l'ouverture solennelle de l'année judiciaire, se ressemblent par leurs monotonies, leurs aspects théoriques, leurs clichés sur la justice, bref, par l'absence de réalités et de solutions qui s'y rattachent.

La plupart des hommes politiques igno-rent les problèmes de l'institution judiciaire. Fort heureusement et malgré l'existence de quelques « juges de service », l'institution n'a pas servi d'instrument de répression, à des exceptions près et surtout par le moyen de la juridiction d'exception. Il reste une certaine résistance face à l'Etat de droit que nous devons résorber en limitant le pouvoir bureaucratique.

L'Etat de droit sera-t-il une réalité ? Tous les Algériens l'exigent. Il y a donc une remise en ordre qui s'impose d'urgence. On ne peut l'attendre seulement du pouvoir politique, sans mobilisation de tous les concernés, les petits remèdes ne guériront pas le mal existant. Les tribunaux ne sont pas des machines à produire des décisions hâtives qui reflètent des prestations fréquemment injustes. Le justiciable rejette ce type de décision. L'équité ne se mesurera pas en termes quantitatifs mais qualitatifs. La justice est rendue au nom du ?'peuple algérien'' et il doit y adhérer en termes de satisfaction et non pas de rejet.

La justice coloniale arbitraire, criminelle a réprimé notre volonté d'émancipation. Depuis 1962, la philosophie politique a changé, la justice a-t-elle contribué à répondre à toutes les exigences légitimes du peuple algérien ? Comment l'aurait-elle pu si les juges ont été considérés comme des agents quelconques de l'Etat ? Il en sera ainsi pour eux tant qu'ils n'agiront pas en intermédiaires importants dans les conflits de la société civile. La justice doit quitter le camp du pouvoir quel qu'il soit, faute de quoi, elle sera considérée comme étant de connivence avec lui. Elle doit ?'servir et protéger'' le citoyen. La confusion entre une justice au service du peuple à celui du pouvoir a trop duré.

Au moment où la légitimité des pouvoirs a une résonance mondiale, celle de la justice se puise dans l'adhésion du peuple algérien au nom duquel elle se prononce. Les juges doivent s'imprégner de sa devise : « Par le peuple et pour le peuple ».

On a l'impression d'une absence criarde de la justice dans les projets de changements politique et social. Elle doit être plus active dans ce sens, car elle a été, durant plus d'un demi-siècle, dans une contradiction extraordinaire. Elle se voulait partie prenante à l'ordre révolutionnaire, mais elle a oublié son indépendance, ce qui fait qu'elle est sans grandes idées.

Nous avons besoin de réformes claires sans faire du neuf avec du vieux. Nous devons tous mettre un terme à l'iniquité généralisée par des décisions qui violent la loi, donc le droit des citoyens. La justice que le peuple algérien attend ne doit pas être dominée par le pouvoir bureaucratique, ni celui de l'argent qui se cacherait derrière le pouvoir économique. La neutralité du juge doit être certaine. Peut-on espérer que la justice cessera d'être un instrument ? L'action des juges doit s'inscrire dans cette perspective. Nous avons des aspirations légitimes et nous attendons les réponses.

Je conclus cette modeste approche en rendant un vibrant hommage à tous ceux qui, dès l'indépendance, se sont totalement engagés pour le fonctionnement de la justice, un des attributs essentiels de l'Etat, anciens greffiers et très rares juristes algériens devenus juges, tels feux Fardeheb, Chergui, Tilikete, Beghdadi et les rédacteurs de nos codes Bentoumi, Bedjaoui et bien d'autres, sans oublier aussi nos frères, les nombreux magistrats assassinés durant la décennie noire et tous mes respectables confrères du collectif des avocats qui ont aussi mené le combat révolutionnaire devant les juridictions militaires françaises tels Ali Haroun et feux Benabdellah, Nimour, Oussedik, Bendimered et mes confrères étrangers français Gisèle Halimi, Dumas; belge : le bâtonnier Lalleman-Mouro et tant d'autres si nombreux qui se reconnaîtront.

L'adage latin dit : «Vox Populi, vox Dei» (Voix du peuple, voix de Dieu) et c'est celle qui triomphe toujours.

* Maître Louhibi Mohamed Bachir - Avocat