Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Casse-têtes européens (II) : comment faire semblant quand on n'est pas d'accord du tout

par Pierre Morville

Divergences d'intérêts économiques, carences démocratiques?

Les relations entre la Grande-Bretagne et l'Union européenne constituent pour l'essentiel un mariage d'intérêts, pas toujours commun, entrecoupé de crises et de coup vaches de part et d'autre. La méfiance anglaise à l'idée européenne se renforça lors d'une première déception britannique. En octobre 1961 commencèrent de longues et délicates négociations pour l'adhésion de la Royaume-Uni à « l'Europe des Six ». Coup de tonnerre, le 14 janvier 1963 ! Le général de Gaulle, dans une conférence de presse historique, claque la porte sur les doigts britanniques. Pour le général, l'Angleterre était plus atlantique qu'européenne, plus tournée vers le grand large que vers le continent. Le revers prit de court la classe politique anglaise. Que faire ? Le Commonwealth n'existait plus guère et se rapprocher davantage des Etats-Unis nuirait à l'indépendance du royaume. Une décennie plus tard, le 1er ministre conservateur Edward Heath pilote avec succès l'intégration à la CEE : l'europhile Heath milite pour une alliance globale qui embrasse les différents domaines stratégiques (économie, diplomatie, défense?). Le traité est ratifié en janvier 72. Une véritable révolution outre Manche. C'était il y a 43 ans.

Après le «Grexit», le «Brexit»

A contrario, Margaret Thatcher (au pouvoir de 1979 à 1990), s'est toujours méfiée des rouages économiques de l'Europe. Pas question à ses yeux que son pays verse davantage que ce qu'il perçoit, surtout au début des années 1980 quand la Grande-Bretagne se débat avec une crise sévère. L'une de ses phrases fait le tour du monde : «We are simply asking to have our money back» (je veux mon pognon). Proche des Etats-Unis, partisane fervente du libre-échange, amie de Ronald Reagan, la dame de fer goûte peu le compromis avec Bruxelles. Elle combat beaucoup pour faire baisser la contribution britannique au budget européen. Ce qui a abouti après d'âpres négociations à la mise en place d'un rabais pour son pays en 1984, rabais qui subsiste aujourd'hui. Le Royaume-Uni, cultivant sa différence, n'adhère pas plus à l'Union monétaire, au « système monétaire européen » des années 80 ni à l'euro. Le raisonnement conservateur contre l'euro, qui s'est renforcé depuis le début de la crise des dettes souveraines (2008/2010), s'appuie en outre sur l'idée qu'une union monétaire ne peut se faire sans union fiscale, donc sans union politique, et que celles-ci sont par nature inacceptables puisqu'elles remettent en question la souveraineté des parlements nationaux et donc l'existence même de la nation. Il s'appuie enfin sur une opinion publique devenue de plus en plus hostile à l'UE en général, notamment à la suite de la vague d'immigration en provenance de l'ex-Europe de l'Est depuis l'élargissement de 2004.

Dans les différentes passes d'armes entre l'Union européenne en construction et une Angleterre qui tient à sa différence, le Royaume-Uni a déjà obtenu quatre options de retrait (« opt out clauses ») des politiques de l'Union européenne, et pas des moindres : il ne fait pas partie de la zone euro, de l'Espace Schengen de libre circulation, ni de l'Espace de liberté, de sécurité et de justice, et il est resté en dehors de la Charte des droits fondamentaux. Londres est en revanche profondément attaché au marché unique. Selon Bruxelles, environ 3,5 millions d'emplois en Grande-Bretagne en dépendent et 50 % des exportations britanniques sont à destination des partenaires européens?

Sous menace d'un référendum en 2017, David Cameron tente maintenant d'obtenir de nouveaux avantages de la part de ses partenaires européens. Il compte rapatrier certains pouvoirs de Bruxelles vers Londres, renforcer le contrôle des parlements nationaux sur les décisions prises à Bruxelles, ou encore limiter l'accès aux prestations sociales pour les travailleurs européens vivant au Royaume-Uni. Sinon? Adios !

« L'euroscepticisme qui règne dans ce pays n'est pas nouveau. Il est peut-être plus fort qu'il y a cinq à dix ans, mais les Britanniques n'ont jamais été très enthousiastes à l'égard de l'UE, ils restent un peu dans leur position, explique Philippe Moreau-Defarges de l'IFRI. Mais même si cette opinion est très réservée à l'égard des engagements européens, le gouvernement est obligé d'être très attentif. De plus, David Cameron sait que s'il quitte l'Union, il ne quittera pas l'Europe. Et le Royaume-Uni ne peut pas devenir une forteresse insulaire même si les Britanniques tiennent à la sortie de l'UE ».

L'euroscepticisme qui règne dans le pays n'est pas nouveau. Est-il néanmoins en train de s'amoindrir ? 55 % des Britanniques se disent aujourd'hui favorables au maintien de leur pays dans l'UE, en hausse de 9 points par rapport à il y a deux ans, selon une enquête du Pew Research Center. Seuls 36 % souhaiteraient désormais quitter l'Union, contre 46 % il y a deux ans. 51 % des Britanniques disent avoir une bonne opinion de l'Europe, ils sont, certes, en bas du classement, derrière la France (55 %), l'Allemagne (58 %) et la Pologne (72 %), mais le sentiment est en progression de 8 points par rapport à 2013. Ce que veulent durablement les Britanniques, c'est essentiellement une Europe cantonnée au marché unique, avec un approfondissement de la libéralisation des services, notamment dans la finance, une réduction des limites régissant la durée du travail, et une levée des obligations sociales relatives aux travailleurs immigrés ou détachés. De là à quitter définitivement l'Union, il y a un pas que le gouvernement anglais veillera peut-être à éviter. En cas de référendum, « le gouvernement britannique veillerait à le vider au maximum de sa substance, en en faisant un simple referendum consultatif, et en formulant la question de telle façon que le peuple britannique ne pourrait pas dire non », prédit le chercheur de l'Ifri.

France-Allemagne, l'autre querelle de couple

Il n'empêche que tout cela fait désor-dre dans une Europe où règne déjà une grande cacophonie sur de nombreux dossiers. Négocier de nouvelles conditions anglaises ? Pas facile, car des compromis arrachés par Londres pourraient mettre en évidence des consensus fragiles bâtis à grand peine entre les différents Etats membres au nom de l'Union. Négocier ? « Pas question d'une révision des traités », a immédiatement tempêté Michel Sapin, le ministre français des Finances. Mais la chancelière allemande a, quant à elle, déclaré dans une interview à une chaîne britannique qu'elle était prête à réfléchir à une modification des traités européens si cela était « nécessaire au maintien du Royaume-Uni dans l'Union ». Nouvelle mésentente franco-allemande sur ce dossier sensible ou répartition des rôles du gentil et du méchant dans les futures négociations avec Londres ?

Si Angela Merkel et François Hollande sont indéniablement europhiles, les intérêts du couple franco-allemand ne convergent pas toujours et encore moins dans le climat de grande morosité économique qui règne sur le vieux continent.

« Les relations franco-allemandes ont connu des hauts et des bas depuis le début de la construction européenne. Elles ont rarement atteint le niveau de crispation et de défiance qui prévaut aujourd'hui », commente le quotidien économique Les Echos. « L'Allemagne a sa part de responsabilité dans cette grande divergence entre les deux pays. En comprimant excessivement sa demande intérieure (la part des salaires a baissé de 5% du PIB outre-Rhin depuis 2002), elle a joué une stratégie qui n'est pas généralisable à l'ensemble de l'Union européenne », précisait l'économiste Thomas Piketty dès 2012.

De son côté, l'incapacité de la France à mettre en œuvre ses engagements budgétaires pousse l'Allemagne à une posture d'autant plus critique qu'à ses yeux, c'est l'implication même de la France dans le projet européen qui est en cause. La patience de la chancellerie serait à bout, au point qu'elle ne cache plus désormais - comme les déclarations du ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble en témoignent- son souhait de voir les pays indisciplinés sévèrement sanctionnés.

La crise économique, loin d'être achevée, favorise les réflexes d'égoïsme national : « au plan économique, les équilibres ?non coopératifs? restent la règle. L'épargne du Nord continue de refuser d'aller s'investir au Sud. Les immenses excédents de paiements courants allemands sont un facteur de désordre pour l'ensemble de l'union monétaire. À la périphérie, l'austérité budgétaire a certes permis de corriger les déficits extérieurs les plus graves (?) Par ailleurs, la guerre des coûts salariaux, la course à la compétitivité, a débouché sur une baisse du pouvoir d'achat des salariés dans un jeu à somme nulle, commente jean Michel Lamy dans le Nouvel Economiste. Les analystes sont unanimes: sans la création d'une capacité budgétaire autonome de l'ordre de 10% du PIB corrigeant les déséquilibres entre zones géographiques, il sera impossible d'éviter à plus ou moins long terme l'explosion de l'euro. Chacun le sait, mais chacun redoute dans son pays le réflexe souverainiste ».

« Circulez ! Y'a rien à voir ! »

Car la tentation britannique peut préfigurer ce qui pourrait arriver dans d'autres pays. En France, Espagne, Italie, Irlande ou Allemagne, des velléités de référendum existent aussi. Il y a dix ans, en mai 2005, une majorité d'électeurs français s'était opposée, lors d'un référendum, à un élargissement des compétences de la Commission européenne. Ce qui avait stupéfait toute la classe politique européenne !

« Un départ éventuel du Royaume-Uni est une chose, mais on voit bien globalement que toute les nations dites « périphériques » sont actuellement la proie de tensions centrifuges. On le voit bien avec la Grèce par exemple, explique Coralie Delaume, les problèmes économiques deviennent politiques, avec la montée de l'euroscepticisme dans tous les pays. On sent de nombreuses forces centrifuges à l'œuvre. L'Europe se désagrège, et personne ne sait quel sera le premier domino à tomber?». L'auteur de « l'Europe, les Etats désunis » poursuit : « La crise que connaît l'Europe actuellement est une crise à la fois économique et démocratique. La première était prévisible au moins depuis la création de l'euro. La seconde trouve son origine très en amont, dans les choix mêmes des pères fondateurs de l'Europe. Ceux-ci ont fait le choix dès le début de mettre sur pied non une Europe politique mais une Europe technique, supposée devoir générer des solidarités de fait. C'est ce que l'on a appelé la « méthode des petits pas » de Jean Monnet, qui consistait à imbriquer des secteurs précis de plus en plus nombreux, et à mettre les peuples devant le fait accompli. Une sorte de « fédéralisme furtif » si l'on veut. Il n'y a jamais eu de grande ambition démocratique là derrière, au contraire ». Une ponction lente des prérogatives des nations pour les transférer à des échelons supranationaux ne pouvait qu'aboutir à terme à un déficit démocratique et nourrir dans tous les peuples européens le vif sentiment qu'on change leur vie sans l'améliorer, voire en la détériorant et ce, sans même leur demander leur avis. D'où le succès actuels des partis europhobes ou eurosceptiques dans toute l'UE.

La méthode du « Circulez ! Y'a rien à voir » fonctionne également à plein dans les négociations en cours pour la création du TAFTA, une vaste zone de libre-échange entre les deux rives de l'Atlantique. Les négociations du Traité pour créer un marché commun Europe / Etats-Unis se déroulent depuis juillet 2003 mais dans une confidentialité absolue ! Pourquoi ? Les bornés Européens trop opposés au libre-échange pourraient faire échouer les négos ! Bref, « les gens » n'y comprennent rien mais pourraient faire capoter un « grand projet de civilisation ». « François Hollande lui-même avait déclaré à propos du traité lors de sa visite aux Etats-Unis en février 2014 : « Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu'il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations », rappelle le député vert Yannick Jadot.