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Du gaspillage de pain au minimum vital non garanti !

par Abdelkader Khelil *

Qui peut prétendre ne jamais avoir succombé au goût du couscous et à son exotisme ? Parfum d'Orient ou d'Afrique du Nord, le débat n'est plus à faire ! Nous savons grâce aux fouilles archéologiques ayant révélé la présence d'ustensiles semblables au couscoussier que ce mets est devenu au fil des siècles un plat majeur dans tout le Maghreb, sans qu'aucun des pays de cette entité géographique ne puisse à lui seul s'en approprier la paternité.

C'est dire qu'il demeure pour tous les habitants de l'ancien royaume de Numidie (avec Cirta pour capitale et regroupant l'Algérie du nord, l'extrémité ouest de la Tunisie et l'actuel Maroc jusqu'à la Moulouya) un plat devenu si populaire qu'il s'identifie à cette expression sociale de partage qui rythme tous les événements de la vie des Maghrébins, de leurs communautés émigrées d'outre-mer, voire aussi des pieds-noirs, mais non pas que par nostalgie. Il est vrai, qu'intra et inter pays, existent plusieurs déclinaisons aussi savoureuses les unes que les autres. Mais au final, nous pouvons dire que le couscous est la parfaite signature de la «civilisation du blé dur» qui est dans ce cas le sceau distinctif tout à la fois de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc, comme symbolisé par les «Ouaâda» dédiées au saints dans ces trois pays à identité commune.

Ce que nous apprend l'histoire!

Au passage soit dit, le «coup d'éventail» donné le 30 avril 1827, par le Dey Hussein au consul de France à Alger, l'a été, nous disent les historiens, à la suite de l'exacerbation née du non règlement de grosses fournitures de blé faites par l'Algérie à la France. Nous sommes en cette période de 1725 à 1815 dans le «siècle du blé», époque durant laquelle les Beys de Constantine et de Mascara, soutenus par le pouvoir central, vont encourager la production de cette céréale pour l'exportation qui atteindra son apogée dans le dernier tiers du XVIII siècle, sous le règne du Dey le plus fameux qu'a connu l'Algérie, Muhammad Ibn Uthman (1766-1791) contemporain de deux personnages tout aussi brillants, en l'occurrence Salah Bey (1766-1792) de Constantine et Muhammad el-Kébir (1779-1797) de Mascara. Quoi d'étonnant lorsque nous savons que nous sommes ici dans les terroirs féconds des plaines et plateaux nourriciers de Ghriss, de Saïda, du Sersou, du Hodna, de Hamma-Bouziane, de Khroub, de Guelma, mais pas seulement ! C'était l'époque où l'agriculture reposait sur les plaines intérieures et les Hauts-Plateaux, ce ventre mou de notre immense territoire, dont la portée stratégique n'est toujours pas perçue à sa juste mesure, quoi que l'on dise ! À cette époque, la France, via le port de Marseille, était le principal pays importateur de blé algérien et les négociants français implantés en Algérie les principaux intermédiaires du commerce international de céréales. De 1740 à 1790, les 9/10ème du blé nord-africain transitant par ce port provenaient d'Algérie. Cela semble souligner de toute évidence une certaine «opulence céréalière» de la province ottomane d'Algérie. Mais, ironie du sort, la France semble avoir appris la leçon à nos dépens, puisque de pays exportateur nous sommes devenus son premier client en achetant chez-elle pour l'année 2014 par exemple, pas moins de 50 millions de quintaux de blé tendre et dur. Dans cette situation, des «esprits malins» pourraient nous dire un jour que nous sommes pleins d'ingratitude vis-à-vis de ceux qui nous prodiguent cette denrée alimentaire si vitale pour nous. Ont-ils tort ? Ont-ils raison ? Là n'est pas la question ! C'est à chacun selon son prisme d'appréciation et d'évaluation. Et pour faire court, je dirais pour ma part : Non ! Comment ! Mais ce qu'il faut retenir, c'est que ni notre couscous, ni notre pain ne sont totalement assurés par la production nationale en blé dur et viande pour l'un, et en blé tendre pour l'autre. C'est-là, une préoccupation majeure qu'il convient de placer au premier rang des risques qui menacent durablement notre entité nationale. Outre cette incapacité à assurer par nous-mêmes ce minimum vital en dehors des légumes, nous gaspillons quotidiennement environ 7 millions de baguettes de pain par jour - estimations du ministère du Commerce -, soit plus de 5 millions de quintaux de farine de blé tendre par an, autrement dit 6% de nos besoins estimés à 80 millions de quintaux, selon une évaluation à la «louche», ou comme on dit aussi «au doigt mouillé», à défaut de statistiques finement élaborées, comme elles avaient existé auparavant, faut-il le souligner, pour mesurer le degré de régression !

La raison principale de ce gaspillage coûteux et insupportable pour nous tient au fait que nos boulangers ne détiennent pas le savoir-faire nécessaire à la fabrication d'un pain de qualité pouvant se conserver au-delà d'une journée ! Cela veut dire que même si la subvention du pain est considérée par certains comme un acquis social, elle prend de toute évidence la signification d'une «prime au gaspillage», tant que sera négligée la formation de ce corps de métier à hauteur des standards internationaux. Oui ! Pour avoir longtemps improvisé, nous sommes aujourd'hui dans cette obligation de tout réapprendre et pas seulement dans ce domaine, en raison d'un mauvais départ nourri par le mythe d'un «pays riche» qui pouvait s'abstenir de travailler selon les normes usitées partout ailleurs ! Force est de constater que nous sommes restés dans une démarche approximative qui n'augure rien de bon pour le présent, et plus encore pour l'avenir, dès lors que chez-nous, «l'apeuprisme» s'est érigé comme principal mode de gouvernance des affaires publiques !

La sécurité alimentaire : une question à prendre au sérieux!

Quand on aura consommé démesurément notre foncier agricole, cette richesse non renouvelable, à la faveur d'une demande exponentielle en logements et en équipements de diverses natures sans chercher l'optimisation et l'économie d'échelle et que la sécheresse se sera installée durablement, aidée en cela par le réchauffement climatique, il ne nous restera alors que nos yeux d'ici là abîmés par les fréquents vents de sable pour pleurer par regret de tout ce que nous avons omis de faire pour notre sécurité alimentaire, en tant que société infantilisée et déresponsabilisée, comme dans une sorte de hara-kiri collectif ! Oui ! Cela fait beaucoup pour «la barque Algérie», qu'il devient difficile de faire avancer au rythme souhaité ! Demain sera alors trop tard et il est à craindre que nous ne soyons contraints de brader encore plus notre souveraineté contre l'aide internationale, si toutefois elle nous est accordée ! Alors ! Oui ! Il faut se le dire honnêtement et sans subterfuge : un pays qui n'est pas en mesure d'assurer le couscous et le pain à sa population, sans concours extérieur en céréales et viandes en provenance de France, du Canada, d'Ukraine, du Brésil et d'Argentine, est réellement en danger et sa survie relève bien sûr du domaine de l'aléatoire !

À travers le monde, l'inquiétude manifestée par de nombreux pays pour ce qui concerne la question de la sécurité alimentaire n'est malheureusement pas perçue chez-nous avec la même intensité, sinon au niveau du discours, au point où nous pouvons dire que cela relève de l'inconscience, dès lors qu'assis sur un «matelas financier» jugé confortable, nos gouvernants, nullement inquiets ni pressés, pensent de la sorte pouvoir tout acheter, à défaut d'imagination de programmes de nature à booster le secteur agricole devenu par la force des choses une simple «centrale d'achat» de denrées alimentaires et d'intrants agricoles !

D'aucuns peuvent se dire que tant que nous disposons de réserves de changes, nous sommes à l'abri de difficultés alimentaires ! Rien n'est moins sûr ! Dans le monde d'aujourd'hui, marqué par des aléas de diverses natures et des incertitudes qui pèsent sur le devenir de l'humanité, nous n'avons aucune assurance quant à la pérennité d'une aisance financière et à l'accessibilité aux marchés extérieurs. Quand bien même nous serions toujours relativement riches, avons-nous pour autant cette certitude de pouvoir accéder aux stocks en denrées alimentaires des pays occidentaux, lorsque ceux-ci auront défini les règles et les formes, selon des critères d'alignement, de soumission ou d'appartenance à une quelconque idéologie ? Comment dans ce cas pourrions-nous préserver notre «S.M.I.G.» dignité et notre souveraineté, d'autant plus que nous devrions passer d'un ratio de 0.24 à 0.13 hectare par habitant en 2025 ?

Chez nombre de pays, l'angoisse grandissante vis-à-vis de la question alimentaire a créé un phénomène de panique et une surenchère autour de l'acquisition des terres agricoles. Comme pays vendeurs de foncier agricole on trouve la Thaïlande ou l'Ethiopie qui démarchent les sociétés privées ou gouvernements pour attirer les investissements. Ce sont aussi des pays souvent peu peuplés tels le Mozambique ou l'Angola qui disposent de vastes réserves de terres cultivables, de surcroît pas chères. Dans le cas du Soudan, le triangle formé entre le Nil bleu et le Nil blanc permet une agriculture pluviale ou irriguée. La Russie et le nord de l'Ukraine proposent elles aussi des terres de «tchernoziom», c'est-à-dire à très fort taux d'humus, par conséquent très fertiles, situées entre la mer d'Azov et la mer Caspienne. Pour mieux expliciter la nature du souci manifesté à l'égard de la question alimentaire, deux cas de pays acquéreurs seront évoqués. L'un étant arabe et l'autre asiatique.

En Arabie saoudite, ce royaume à dominante désertique, des zones irriguées ont pu être développées grâce à la rente pétrolière. C'est ainsi qu'il est devenu producteur et, juste par prestige, exportateur de céréales. Mais l'irrigation destinée aux champs de blé provient de nappes phréatiques fossiles, donc non renouvelables. Alors, pour préserver ses ressources hydriques, l'Arabie saoudite a décidé de mettre un terme à partir de 2016 à la production du blé. Un mythe s'effondre tel un «pétard mouillé», d'où cette nécessité d'importer des céréales dont les prix ont considérablement augmenté. Il faut aussi rappeler que le royaume saoudien compte 28 millions d'habitants, dont plus de 30% sont des immigrés originaires d'Asie. Cette main-d'œuvre présente dans des secteurs clés de l'économie est très mal payée et il faut donc lui assurer l'accès à des denrées bon marché. Il ne faut pas perdre de vue que toute augmentation des prix des produits de base peut entraîner des manifestations de mécontentement chez la population. En somme, l'Arabie saoudite est un pays riche, doté d'une main-d'œuvre pauvre et c'est-là un risque politique à ne pas prendre. C'est pourquoi plusieurs délégations gouvernementales saoudiennes se sont rendues au Soudan, au Kazakhstan, en Thaïlande, en Ukraine pour conclure des accords qui s'inscrivent dans une politique d'acquisition de terres à l'étranger. Déjà, le consortium saoudien «Middle East Food» va ainsi pouvoir exploiter 500.000 ha de rizières en Indonésie, dont la production ira pour partie au marché saoudien et pour partie, au marché indonésien afin d'éviter tout mécontentement local !

Le deuxième exemple est celui de la Corée du Sud qui, pour assurer son développement, a fait dès les années 60 le pari de l'éducation et de l'industrialisation. Le territoire de ce petit pays, juste un peu plus grand que Ghardaïa, se voit ainsi grignoté par les sites industriels et par l'urbanisation. Ses parcelles cultivées représentent aujourd'hui 19% de son territoire, le reste étant occupé par les villes et les sites industriels. La Corée est juste autosuffisante pour sa production en riz et elle importe 60% de sa nourriture de l'étranger, ce qui la rend vulnérable aux variations du marché agricole mondial. Séoul a donc tiré les conclusions de cette situation : les marchés internationaux sont imprévisibles et il ne suffit pas d'être un pays riche pour garantir sa sécurité alimentaire. Elle a donc monté des groupes de travail avec des conglomérats pour étudier des projets agricoles en Indonésie, en Mongolie, au Cambodge et au Soudan.

La voie de la reconquête des terres in-situ !

La sécheresse évoquée chez-nous de façon cyclique, ainsi que le ratio surface agricole utile par habitant pour justifier la faible productivité agricole ne sauraient être à eux seuls l'explication suffisante à notre dépendance accrue vis-à-vis de l'extérieur. Sinon, c'est faire preuve d'impuissance face à une difficulté nullement insurmontable techniquement, pour peu que nous voulions nous donner la peine d'essayer de vaincre cet obstacle, vécu par les responsables du secteur de l'agriculture comme une fatalité ! Dans tous les cas, et comme chacun sait, ces contraintes fantasmées du point de vue administratif n'ont jamais été un handicap extrême pour ces «gros bras» de cette paysannerie mascaréenne qui s'en est quelque peu accoutumée. C'est en effet, suite au rabattement de la nappe de la plaine de Ghriss à plus de 300 mètres de profondeur dans la wilaya de Mascara, conséquence d'un foisonnement de près de 6.000 puits, qu'une bonne partie de nos valeureux paysans a migré vers d'autres contrées plus clémentes, dans une quête de nouvelles terres à mettre en valeur, dans le propre style de ces pionniers du «Far West».

Sans chercher à migrer vers des pays lointains, leur esprit d'abnégation et leur attachement à l'agriculture leur ont permis de devenir locataires terriens à Ain Skhouna, à Sidi Bel-Abbès, à Rechaiga, à Aïn-Defla, à Ain El Bel, à Bousaâda, à El-Ghrouss, à Laghouat et à El-Oued. Cet exode a eu pour effet bénéfique la récupération de milliers d'hectares jusque-là non travaillés par ces pseudo-agriculteurs rentiers des exploitations agricoles collectives et individuelles, puisque livrés auparavant à la jachère et aux mauvaises herbes et, plus grave encore, à la spéculation foncière. Ils développèrent la culture de la pomme de terre et de l'oignon et firent des émules à la faveur de leur savoir-faire paysan. Mais alors ! Ne peut-on pas dire sans risque de se tromper qu'ils sont les précurseurs de ce qu'il convient d'appeler : la «démocratisation» de produits agricoles de première nécessité que nous retrouvons aujourd'hui à travers toutes les wilayas ? À moins d'ingratitude, c'est ce que devraient retenir la mémoire collective et l'histoire contemporaine de l'Algérie agricole ! N'est-ce pas aussi que c'est à ces gens-là que devrait revenir la terre en toute logique si l'on songe réellement à notre sécurité alimentaire ? Cette expérience réussie est relatée tel un hommage à cette paysannerie du mérite pour dire que l'effort et le travail bien accompli sont chaque fois couronnés de succès ! Moralité, c'est cette expérience qui doit faire «contagion» et non la culture du gain facile de la vente «saprophyte» des produits agricoles en seconde, troisième, voire quatrième main, en l'absence d'un système de régulation efficace qui est le meilleur indicateur d'efficience du rôle de l'Etat stratège ! Quel dommage que les coopératives de fruits et légumes (COFEL) fussent abandonnées, livrant ainsi les authentiques producteurs et les consommateurs «pieds et mains liés» au diktat de mandataires et intermédiaires véreux !

Que faire pour réduire notre dépendance alimentaire?

Dans le domaine de la céréaliculture, l'on devrait être capable de réaliser de meilleures performances à partir de l'irrigation d'appoint, particulièrement durant la période de stress hydrique (mars-avril). Ceci pour dire qu'avec l'effort colossal déployé en matière de réalisation d'infrastructures hydrauliques et de transfert envisagé à partir de la nappe albienne vers les Hauts-Plateaux, il est possible d'apporter dès le court terme un appoint d'eau aux espaces céréaliers du Sersou, du Titteri, du Hodna, du Constantinois et de Guelma, tout en cherchant sa généralisation progressive à d'autres terroirs. Conjuguée à la maîtrise des différents itinéraires techniques, l'irrigation équivalente à 200 mm de pluie en période de stress hydrique devrait améliorer considérablement les rendements et réduire notre dépendance en céréales. Ceci d'autant plus que si cette action majeure est conjuguée à la réduction des pertes aux champs estimés par la FAO à 25% ! Porter ce niveau au taux acceptable de 10% équivaut à une économie de 3 à 4 millions de quintaux ! Ce n'est-là qu'une affaire de réglage de moissonneuses-batteuses, de technicité, et donc de formation ! La résorption de la jachère évaluée à plus de 3 millions d'hectares est aussi de nature à réduire notre dépendance en légumes secs et à accroître nos capacités fourragères en vue de la promotion de l'élevage bovin et de la production laitière, aujourd'hui objet du scandaleux problème de déperdition de quantités énormes de lait, par défaut d'une politique efficiente de ramassage de ce produit de première nécessité.

Ce qu'il faut dire au final c'est que notre pays n'a pas besoin de courir vers des contrées lointaines pour satisfaire ses besoins en foncier agricole ! Il faut juste mener sans laxisme une lutte sans merci afin d'exploiter la totalité des terres, réduire la part de la jachère et du gaspillage en denrées alimentaires ! Quand on aura formé correctement les ouvriers agricoles et les chefs d'entreprises de l'agriculture de demain ! Quand on aura songé à faire de nos services agricoles déconcentrés de véritables centres de management du développement agricole, versés exclusivement à l'encadrement des actions sur le terrain ! Quand on aura redynamisé les chambres d'agricultures à hauteur des exigences d'une agriculture performante ! Quand aura favorisé l'émergence d'un système coopératif d'entraide et de solidarité par filière ! Alors, la réduction de notre dépendance alimentaire relèvera du domaine du possible. L'heure est donc à la formation de la ressource humaine et non à l'importation inconsidérée et sans limites de produits pas toujours nécessaires !

*Professeur