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«La présence du voile dans les villes européennes est une réalité de plus en plus évidente. Mais sous ces voiles se cachent des femmes inconnues. Nous entrons rarement en contact avec elles, souvent parce qu'elles vivent enfermées dans leurs communautés» (7)². C'est ainsi que commence l'introduction à l'édition algérienne du livre «Le prix du voile» de Giuliana Sgrena. De quel voile s'agit-il ? De quelles femmes ? De quelles communautés ? Pas un mot ne l'explicite. Car, quand il s'agit de voile, de femmes qui se cachent, enfermées dans leurs communautés, pas besoin, pense l'auteur, de désigner clairement les choses par leur nom. Le non-dit devrait suffire et le lecteur algérien est censé savoir décoder. C'est seulement à la page suivante, en parlant d'elle-même dans un geste de grandeur, que l'auteur se dévoile: «Car dès l'époque où je dénonçais le terrorisme islamiste en Algérie...» (8). Voilà. Elle ne parle pas de femmes musulmanes, de communautés musulmanes. Non, elle parle de «terrorisme islamiste», associant de la sorte les musulmans, implicitement évoqués, au terrorisme. Et faire suivre «le prix du voile» immédiatement de «coupeurs de têtes»... (16), procède du même amalgame. La gageure est par ailleurs d'amener le lecteur algérien à s'identifier à cette vision des choses, qui ne peut en toute logique être la sienne propre, puisque musulman, et lui dénier ainsi toute capacité de discernement entre Islam et terrorisme. Se désignant comme «nous» dans «nous entrons rarement en contact avec elles» (7), l'auteur souligne la différence entre ce qui est familier à l'Europe, l'Occident, «nous», et ce qui est étranger, «elle» ou «l'autre qui vit près de nous ou de l'autre côté de la Méditerranée» (7). Et face à cette «réalité de plus en plus évidente» qu'est la présence du voile dans ses villes, le «nous» européen en fait «un thème de débat (...) où l'opinion est partagée entre les (...) et les...» (7), Occidentaux s'entend, excluant de fait le «elles» arabes et musulmanes en tant qu'acteurs (elles sont enfermées), l'»admettant» seulement en tant qu'objet d'étude. Troublé dans sa quiétude, le «nous» européen rejette le voile, non parce qu'il «enferme» les femmes dont il ne se soucie guère, mais bien plutôt parce que cette présence du voile dans ses villes est en contradiction avec «les valeurs universelles, orgueil du monde occidental» (15), cadre de référence qui est le sien et à partir duquel il juge les autres. Le voile devient ainsi, à ses yeux, une anomalie, symbole de dégradation humaine. N'est-il pas porté par des inconnues qui se cachent, vivant enfermées dans leurs communautés ? Et c'est à cette hégémonique culture européenne que la femme arabe et musulmane est appelée à se conformer, si elle veut bénéficier du statut d'être humain civilisé, pour ne pas dire être humain tout court. Par ailleurs, le discours occidental sur l'Arabe et le musulman, nommé maintenant «relativisme culturel», «considère les valeurs les plus arriérées et les interprétations les plus fondamentalistes de l'Islam - dans tout le sud du monde, comme les plus «authentiques» (11). Son «attitude raciste» (11) n'est pas nouvelle, on a l'habitude, mais déplacer maintenant les musulmans «dans tout le sud du monde» est bien curieux. L'imaginaire géographique occidental aime décidément la diversité, à tel point que cet ancien-nouveau discours considère «les musulmans comme des «divers» (11). «Divers», c'est nouveau et drôle. Le «nous» européen peut être compréhensif. Ne pouvant, cependant, se défaire de l'idée de la supériorité de sa culture, il fait dans la condescendance. Condescendance vis-à-vis de toutes les femmes arabes et musulmanes, condescendance dont l'auteur use et abuse, creusant encore plus la différence entre le «nous» et le «eux»/ «elles»: «m'occupant particulièrement des plus opprimées» (12), «ce sont des femmes comme moi, comme nous» (12). «J'ai souvent cherché, par mon travail, à leur donner la parole» (13), «Que faire ? Beaucoup me l'ont demandé» (13). «Que faire pour aider les Palestiniennes à défendre leur laïcité ? (14), femmes dont on s'occupe, à qui on donne la parole et qui demandent au maître (ou à la maîtresse) ce qu'il faut faire, des femmes décidément bien diminuées, mineures en somme, ou inférieures si l'on veut. La laïcité, quant à elle, devant servir à détourner les regards. Et d'asséner dans une envolée lyrique: «Mon engagement est de continuer à donner la parole à celles qui n'ont pas de voix» (10). Merci. La condescendance ne fonctionne plus quand il s'agit du libre choix de femmes qui ont décidé de porter le voile «comme si une femme pouvait choisir librement une telle torture et une telle humiliation !» (53), s'exclame l'auteur. Là, on se trouve en Italie. Envolée jetée dans un contexte de débat politicien, où droite et gauche débattent du voile, ici dans sa version burqua. Quant aux femmes qui font du voile le symbole de leur identité, la vigilance française fait, elle, de l'obligation de ne pas le porter une loi interdisant tout symbole religieux dans les écoles «(pas seulement le voile, donc, même si naturellement l'attention générale s'est concentrée sur ce dernier plutôt que sur la croix ou le turban des Sikhs») (47-78). (N'oublie-t-elle pas au passage un autre symbole religieux autrement plus connu que le turban des Sikhs ? Passons). Celles qui s'entêtent devront abandonner leurs études. «Un prix a été payé» (49). Et l'auteur de s'interroger sur le sens de cette quête identitaire : «Mais pourquoi les jeunes filles d'aujourd'hui auraient besoin du voile identitaire...?» (48). Pour ensuite vite relativiser cette volonté de femmes. «Et souvent, ce ne sont pas les filles, mais les hommes des communautés respectives qui l'imposent: (l'identité de ceux-ci) se construit sur le corps des femmes « (48). Au fait, sur quoi se construit l'identité de l'homme européen ? Relativiser le libre choix, c'est aussi relativiser l'exercice d'une volonté, comme lorsque l'auteur aborde le cas de femmes «beaucoup plus avancées (qu'elles) dans l'élaboration des théories féministes» (8-9), de «femmes avec une grande force» (9), elles sont «rarement prises en considération» (9). Dans le même ordre d'idée, l'image de la femme musulmane qui réussit est brouillée, car ne correspondant pas aux stéréotypes d'usage. Le bon exemple est trouvé: «Au Pakistan, Benazir Bhutto (...), devenue Premier ministre, également avec les voix des islamistes, mais ensuite assassinée» (9). A-t-elle a été assassinée parce qu'elle est femme, femme musulmane ? Kennedy aussi a été assassiné. Une femme musulmane qui réussit et qui casse l'image de la femme soumise, c'est dérangeant. Une femme musulmane à la tête d'un Etat, c'est comme l'Iran développant le nucléaire civil. A travers des cas de femmes vivant dans des pays musulmans en proie à la guerre, l'auteur va faire fonctionner le couple diabolisation/banalisation. En Bosnie. «Nous sommes à Sarajevo, Europe» (16). «Ils (les moudjahidin) ne se promènent plus en montrant les têtes coupées des ennemis...» (16). L'image frappante de têtes coupées ne laissera personne indifférent, c'est la barbarie. Par contre, le massacre de Srebrenica, évoqué plus loin : «Quand les Serbes tuèrent froidement plus de sept mille musulmans» (19), c'est la guerre. Le monde civilisé à même prévu des conventions pour la codifier. Entre les «moudjahidin» qui coupent les têtes et les «Serbes» qui tuent, le coeur ne balance pas. Le «sept mille» glisse, s'agissant pourtant bel et bien d'épuration ethnique, et la cause des Serbes est sauve. Ce ne sont pas des musulmans. Le souci premier du «nous» européen est avant tout de noircir ces «eux» qui veulent «ré-islamiser la Bosnie, porte d'accès à l'Occident» (16). Quant au voile, pour les femmes bosniaques qui le portent, la motivation en est une «paie mensuelle» (18), le but étant, bien entendu, «la réislamisation à coups de pétrodollars» (42) de la Bosnie. L'enjeu est de taille. En Afghanistan et en Irak, seront examinés des cas de femmes engagées dans la lutte contre l'obligation de porter le voile, décidées d'»affronter les islamistes qui veulent (l') imposer» (49). En relatant le cas d'une militante afghane «dans la province de Farah, là où actuellement se trouvent les militaires italiens» (37), l'auteur n'est troublée que par «les conséquences extrêmes de la propagande et des punitions du ministère pour la prévention du vice et la promotion de la vertu (35), sans s'interroger sur la présence de ses compatriotes en Afghanistan, impliqués dans le drame que vit ce pays. Dans l'évocation du cas d'une femme irakienne tuée «par les fanatiques religieux parce qu'elle ne portait pas le voile (...) après quatre ans d'occupation américaine...» (43), l'auteur utilisera les même moyens diabolisant les uns: fanatisme religieux, banalisant les autres : occupation. Comme en Bosnie. Le fanatisme des buschers de Washington et de leurs sbires, déployant leur techno-barbarie sur des peuples sans défense, déchirant l'Afghanistan, explosant l'Irak, ce fanatisme-là, il n'y a que les aveugles, ceux qui ne veulent pas voir, qui le voient. En Palestine. La Palestine, un pays volé, violé. Massacres sur massacres. Un peuple, ou jeté aux quatre coins du monde, ou écrasé, humilié chez lui. Un territoire morcelé. Des lieux de culte piétinés. Un bout de terre bouclé, transformé en une vaste prison à ciel ouvert. Hommes, femmes affamés. De cette réalité tragique, l'auteur n'a d'yeux que pour les «femmes laïques, qui ne doivent pas seulement faire face à l'intégrisme de Hamas et au mur d'Israël, mais aussi au boycott international» (13). Le diable ? Il est tout désigné : «L'intégrisme de Hamas» et «un groupe de fondamentalistes que l'on considère lié à Al Qaeda (45), dont l'auteur a pu «lire sur un tract distribué à Gaza (...): nous détruirons leur maisons...» (46). Diabolisation. Quant à Israël, juste un mur. Le boycott ? Il est international. Banalisation. Même technique que les télévisions occidentales. Zoom sur les petits trous de Sderot pour y engloutir la légitimité de la résistance palestinienne, voile épais sur les cratères de Ghaza pour couvrir l'abominable politique génocidaire de l'armée sioniste. Qui, elle, n'épargne personne. Même pas les femmes qui ne portent pas le voile. Et de réduire la lutte de la femme palestinienne à la défense d'une laïcité qui ne lui servira pas à grand-chose face au génocide programmé, relève carrément du délire. Et le cynisme de se poursuivre: «D'autres femmes musulmanes avec une culture laïque doivent compter avec les menaces des nouveaux islamistes arrivés au pouvoir, comme cela se passe en Palestine» (45). Moyen devant servir à détourner le regard des femmes arabes et musulmanes du juste combat des Palestiniens pour qu'une manipulation, aussi habile soit-elle, passe. Quant à l'Algérie, quelques aspects de la condition de la femme y sont abordés. La femme candidate à la Présidence de la République. La femme libre de sortir, grâce au voile. Les filles qui portent le voile pour trouver un mari, celles qui en font un «cache-misère». La femme conquérant un espace social. Le voile «risque pur la vie» n'étant pas en reste. Ne pouvant faire l'impasse sur les progrès réalisés par la femme algérienne, au plan politique d'abord: «Les femmes y jouent un rôle important. Expériences impossibles dans d'autres pays, comme la candidature à la Présidence de la République» (9). Sur le plan social ensuite: «Les femmes ont conquis en espace non seulement à la mosquée, mais aussi dans les locaux publics...» (59). Faits connus et visibles, l'auteur va faire cependant dans la nuance. S'agissant de la liberté de mouvement que donne le voile aux femmes, elles «peuvent sortir librement» (58). Celle-ci est vite relativisée par la citation d'»un imam de la périphérie d'Alger (qui) a lancé un lourde dénonciation des haut-parleurs de sa mosquée: «Sachez, croyants, que vos filles sortent chaque soir couvertes de leur hidjab avec le prétexte de venir à la mosquée; en réalité elles vont appâter les garçons dans la rue et retournent chez elles à la fin de la prière» (58). Tout d'abord, il n'est pas dans les coutumes algériennes que les filles sortent le soir pour aller à la mosquée. Elles sortent, pour certaines, pour la prière du vendredi, mais pas pour les prières du soir. Quant à appâter les garçons le soir... Et puis, se référer à des tracts comme pour Ghaza, ou à des appels des haut-parleurs à Alger, c'est un peu court. La citation en question sert en fait à relativiser la liberté conquise par les femmes. Et puis, des femmes qui portent le voile et sont libres, ça ne correspond plus à l'image de ces femmes qui «se cachent, enfermées...». C'est un peu dérangeant. Comme Benazir Bhutto. Quant au voile «risque pour la vie», il ne pouvait pas ne pas être abordé: «Même pour les filles de la révolution» pendant les années quatre-vingt-dix, ne pas porter le voile voulait dire risquer sa vie». (58). Ceci pour rappeler le danger potentiel à ne pas porter le voile, les «filles de la révolution», en savent quelque chose. Après des propos parfois flatteurs, parfois moins flatteurs, l'auteur ne fait plus dans la nuance lorsqu'elle assène cette sentence: «Il s'agit de deux sociétés - l'une laïque et l'autre islamiste - qui se sont affrontées pendant des années, d'une manière sanglante, et qui maintenant semblent résignées à vivre l'une à côté de l'autre sans se frôler, sans communiquer» (60). Le discours occidental est fidèle à lui-même. Regardant de l'extérieur, il ne peut faire que dans la représentation, qui ne peut donc correspondre à la réalité. La réalité est que la société algérienne a énormément souffert de ces années sanglantes, mais elle a su rester debout. La réalité est que cette société n'est pas encore guérie de ses blessures, certes, mais qu'elle s'attelle à les panser. La réalité est aussi qu'elle n'oublie pas que ceux qui se proclament défenseurs des droits de l'homme et de la femme, de l'autre côté de la Méditerranée, l'ont assourdie de leur silence lorsque le sang coulait de ce côté-ci. Quant aux «deux sociétés», c'est peut-être un rêve pour ceux d'en face. Qui restera à l'état de rêve. Alors, que les musulmans prennent en charge eux-mêmes, de l'intérieur, les problèmes de leur société. A l'instar de Latifa Lakhdar, universitaire tunisienne, qui fait dans ses travaux une remarquable lecture émancipatrice de l'Islam. * Maître de Conférences Université d'Alger Note : 1) Giuliana Sgrena, «Le prix du voile», traduit de l'italien par Maria Assunta Mini, Alger, 2008. 2) Les passages en écriture cursive sont des citations du livre «Le prix du voile», les chiffres entre parenthèses indiquent la page. |
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