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En pensant à Georges Brassens

par Bouchan Hadj-Chikh

Les Grecs sont reconnus, dans l'histoire de l'humanité, pour avoir inauguré l'Agora. Les Romains, le Forum. Lieux emblématiques tous les deux où les patriciens, les riches, s'exprimaient librement pour gérer la cité. Il y a de cela plus de 2600 ans. Les esclaves n'avaient pas droit à la parole.

Nous, nous sommes entrés dans l'histoire de la démocratie par la petite porte, si je puis dire, par cette formule connue de tous les politiques de par le monde : les élections à l'algérienne. Cela consiste en quoi ? A ceci : les tenants du pouvoir d'alors se mettaient d'accord sur des personnes, parfois en leur tordant le bras, ou sur de pauvres bougres, des béni oui oui, pour représenter supposément la population indigène, le second collège. Ensuite, ils publiaient les pourcentages de voix déclarées être en leur faveur.

Ces exemples ont fait école. Je me suis laissé dire qu'un postulant à la magistrature suprême aurait conditionné sa participation à la mascarade que concoctaient certains seulement s'ils lui garantissaient plus de 70 pour cent de suffrages. Il plaça la barre très haut. Après tout, pourquoi pas ? Tant qu'à faire.

Sa prophétie s'accomplit. Son exigence, plutôt, fut exaucée. Des tailleurs d'élections, du premier collège, lui offrirent ce costume sur mesure, lui qui ne voulait pas se contenter de prêt à porter. Il fut effectivement élu, en 1999, à 73,8 pour cent des «suffrages». Tant qu'à faire, cinq années plus tard, en 2004, le costume, sans doute dû à l'embonpoint politique, prit la forme d'un remarquable 85 pour cent et, dans la foulée, la toute dernière fois, en 2009, il atteignit la grande taille de 90,2, pour cent. Progression inversement proportionnelle à celle de notre Produit Intérieur Brut, faut-il le remarquer, mais égal à celle de nos importations alimentaires.

J'ai beau me dire que le taux de natalité est considérable chez nous, que nous sommes «chaab el mou3jizate» mais, de là à penser que sa présence à la tête de l'état ne souffre pas de la fatigue naturelle de l'électorat qui voudrait un changement, et que, à l'inverse, l'engouement s'accroit autour de sa personne, cela me rend perplexe. A cette allure, s'il est candidat, cette fois encore, il va faire voler en éclat la barre des 95 pour cent et, pourquoi pas, après tout, crever le plafond des 100 pour cent en 2019. Ca ferait bien un président élu à 102 ou 103 pour cent, vous ne trouvez pas ? Ils sont capables de nous expliquer que le million et demi de martyrs ont donné mandat aux survivants de la guerre de libération pour qu'ils votent pour lui.

Le plus curieux est que d'éminentes organisations, dont l'OSCE, n'ont rien trouvé à redire. Donc, il passa brillamment ce cap de la reconnaissance, de fait, de la communauté des dirigeants de la planète. Tout le monde, en dehors de nous, trouva son compte.

Pour un homme de ma génération qui a vécu ces consultations à l'algérienne, il faut vous dire, qu'à l'époque, cela se payait cher. Un facteur de mes voisins se trouva ainsi porté au conseil municipal d'Oran alors que le pauvre bougre n'avait rien demandé. Et quand bien même aurait-il accepté de jouer le jeu de cette mascarade, c'était sans doute pour ne pas perdre son emploi. Tout bêtement. Il succomba donc au chantage. Et, plus tard, au prix qu'il fallait payer.

Depuis, j'observe les résultats des élections avec curiosité et inquiétude. Jusqu'au jour où elles furent ouvertes, pour ne pas dire démocratiques. Le temps d'entrebâiller une petite fenêtre. Vite refermée.

Ce jour d'Avril 1999, je me décidais d'exercer mon devoir de citoyen et m'engageais, dans l'après-midi, dans l'anarchique trafic de Rome, pour rallier le rupin quartier de la Via Bartolomeo Eustachio, siège de l'ambassade algérienne et du consulat.

Pas de queue. On n'est ni à Paris ni à Marseille ou Lyon.

Comme je pénétrais dans l'enceinte du bâtiment, un personnage m'accueillit, je devrais écrire, m'intercepta, pour vérifier ma carte d'électeur et, surtout, tempérer mes ardeurs. Il me souriait. Me la rendant, il m'informa que, quelques heures plus tôt, les autres candidats s'étaient retirés de la course. Il me dit cela avec les yeux pétillant du farceur.

Il me retenait par le bras. Je tentais de me dégager pour m'acquitter de mon devoir de citoyen, bien décidé, cette fois, à protester à ma manière en votant blanc. La pression de sa main se fit plus forte. Il dit : «ce n'est plus la peine. Le scrutin est clos».

Une heure avant l'heure.

Une élection à l'algérienne, c'est ça.

Il y a ceux qui décident et ceux qui font semblant de voter.

Nous ne sommes pas sortis du second collège.

En rentrant chez moi, j'ai pensé à «Marinette», de George Brassens. Je fredonnais : «avec ma carte d'électeur j'avais l'air d'un... ma mère ».

Plaise à Dieu que ma carte, cette fois, serve à quelque chose.