|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Le changement passe par les
têtes et les corps. L'assassinat de Chokri Belaïd (6 février 2013) est inscrit dans la mémoire des Tunisien.ne.s. On se souvient de la marche conduite par sa
femme Besma Khalfaoui, le
jour même sur l'allée centrale de l'avenue Bourguiba, comme des images de la
répression qui a suivi. La journée du 14 janvier 2011 avait fait de l'avenue un
lieu symbolique. Les fêtes du 20 mars et du 9 avril 2012 ont vu se déployer des
nuages lacrymogènes et des tabassages éclair par des policiers en uniforme ou
en civil. Plein de manifestations se sont succédé depuis, visant à battre en
brèche l'appartenance de l'artère à l'arbitraire policier, incarné dans la
forteresse du ministère de l'Intérieur. La commémoration du 8ème anniversaire
de l'assassinat du leader du Watad (Parti des
Patriotes Démocrates) fait la double preuve que l'événement est entré dans les
consciences et que les gens revendiquent l'espace de
l'avenue comme un bien public.
Corps, couleurs et cris Une centaine d'associations appellent à se rassembler le samedi 6 février 2021, à partir de 13h, Place des droits de l'Homme, récemment rebaptisée Chokri Belaïd. Il fait beau, presque chaud et le convoi arrivant vers 14h, au niveau de l'artère centrale constate qu'elle est barricadée de partout. Une seule issue est ouverte du côté de l'avenue de Paris; la police fouille les sacs avant de laisser passer les gens. Les groupes s'organisent et l'avenue est rapidement occupée par une foule bruyante, bigarrée et masquée (Covid oblige !) sur laquelle flottent des ballons blancs et rouges à l'effigie de Chokri Belaïd et des pancartes, écrites surtout en arabe. Un mur de policiers armés de boucliers empêche d'arriver à la bâtisse ministérielle derrière laquelle se trouve le bureau du 7ème Arrondissement, un des fiefs de la surveillance policière de la capitale. Des manifestant.e.s prennent le soin de scander aux agents : « nous ne sommes pas contre vous mais contre le système qui est derrière vous ». Les vieux slogans : Acha'ab yourid isqat an-nidham : |Le peuple veut la chute du régime], la khouf la ro'b ach chara' melk ach ch'ab : [ni peur ni terreur, la rue appartient au peuple] Hay hay, Chokri fina hay : [ Chokri est vivant en nous], se mêlent à de nouveaux, élaborés tout le long des mobilisations précédentes : Hurriyat hurriyat dawlat al bouliss wfat : [Libertés libertés, l'Etat policier c'est fini] T'alem ?oum t'alem ijri : [apprends à nager, apprends à courir], nidham klah essouss hadhi mahich dawla hadhi dhay'et mahrouss : [le système est vermoulu, ce n'est pas un Etat, on se croirait dans la ferme de mahrouss1], Fasda el mandhouma min el hakem lil hkouma, [le système est défaillant, depuis le juge jusqu'au gouvernement]. Une phrase récurrente depuis le 6 février 2013 : Ya ghannouchi ya saffeh ya kattel el arouah, [Ghannouchi bourreau, assassin] revient à plusieurs reprises dans les différents cortèges. Plusieurs yeux règnent sur le paysage : smartphones, caméras avec ou sans trépieds pullulent. Les journalistes en gilet croisent des reporters anonymes. Des drones, incarnant la supériorité technologique du pouvoir, survolent les lieux. La multiplication des live, les témoignages commentés, la multitude des regards, va constituer un suivi particulier et jouer un rôle important dans la mobilisation du jour. Un fort désir de manifester Le 14 janvier, jour férié depuis 2012, a vu pâlir d'année en année les commémorations de la Révolution tunisienne. Plusieurs mouvements Manich msameh (2015 à 2017), Fech nstenaw (2018) et plein d'autres ont organisé des marches et des protestations sur l'avenue, avec des impacts divers, comme si la « libération » de 2011 et le droit de manifester devaient s'effacer. Le 14 janvier 2021, accompagné de bilans mélancoliques et de dénégations, ne donne lieu à aucune déclaration ni manifestation officielle. Ce jour-là, un berger est agressé à Siliana par un policier. Les manifestations de soutien réactivent l'accumulation contestataire de la semaine précédente contre la corruption du Club africain, dénoncée par les supporters locaux. 300 jeunes sont arrêtés le 9 janvier. Le feu couve un peu partout : la mobilisation du Kamour dans le sud tunisien se poursuit et les quatre jours de confinement décidés pour le 14 janvier ont vu des troubles nocturnes dans plusieurs quartiers. La semaine suivante, le tribunal du Kef prononce la peine incroyable de trente ans de prison pour trois consommateurs de cannabis dans un stade abandonné, au prétexte que l'article 11 de la loi 52 du 18 mai 1992 impose la peine maximale quand il y a détention et consommation dans un lieu public. Une campagne médiatique s'élève contre ce verdict inique que les juges imputent aux dispositions désuètes d'un code pénal de l'époque coloniale renforcé par un arbitraire de l'époque de Zine El Abidine Ben Ali. La cause de modification de la loi 52 a fait l'objet d'une mobilisation que Béji Caïd Essebsi a su capter dans sa campagne électorale de 2014. Tout est cependant resté au point mort après son élection et le système judiciaire a continué à encombrer les prisons (qui hébergent 30% de consommateurs de stupéfiants) sans démanteler ni même alerter sur les réseaux d'exploitation de cette nième rente détenue par un tissu d'intermédiaires et de complicités en haut lieu. Le 25 janvier, à Sbeïtla, la mort de Haykel Rachdi, tué par une bombe lacrymogène, cause des protestations et le cortège funèbre est gazé. A la cité Ettadhamen puis au centre de Tunis se déclenchent une série de manifestations auxquelles les forces de police répondent par plus de 1.600 arrestations, des dispositions arrogantes de certains syndicats de police, des comportements peut-être habituels, mais désormais inacceptables. Des syndicats au-dessus de tout soupçon ? Les troubles s'accumulent, avec des désordres de plus en plus sensibles au sein de l'appareil politique et de sécurité. Le mois de janvier 2021, agité comme d'habitude, connaît une crise inédite entre les trois présidences : de la République, du gouvernement et de l'Assemblée des Représentants du Peuple, sur fond d'un remaniement ministériel mal pensé et grevé de suspicions sur des conflits d'intérêt de cinq ministres sur les onze concernés. A côté de la bagarre des chefs, quatre militaires trouvent la mort sur un champ de mines à M'ghilla, le 3 février. L'épidémie de Covid dépasse la barre des 7000 décès plaçant la Tunisie comme le deuxième pays africain où le taux de mortalité par habitant est le plus élevé. En même temps, les foyers protestataires et la répression policière tous azimuts remettent sur le tapis la question des libertés comme celle de l'occupation de l'espace public. Des syndicats de police se sont créés depuis 2011, se sont multipliés, épousant même la fracture pro ou anti parti Ennahdha qui phagocyte le ministère de l'Intérieur depuis son arrivée au pouvoir fin 2011. Les policiers sont plus lestes à réprimer les affaires de mœurs que la criminalité ordinaire et les trafics de toute sorte qui colonisent la vie économique. La corruption ayant augmenté partout, touche aussi les policiers, qui même s'ils prennent des précautions, ont perdu le pouvoir de faire peur comme avant. Les recrutements ont dopé leurs rangs, l'augmentation des salaires et l'amélioration des équipements donnent à la population l'image d'un secteur qui a « profité » de la Révolution, sans toutefois payer son écot au « peuple » dont sont souvent issues les recrues. Au cours des dernières semaines, à Sbeïtla, à Sfax, à la cité Ettadhamen, au centre de Tunis, les forces de l'ordre s'en prennent aux manifestant.e.s, les surveillent à travers les réseaux sociaux, opèrent des arrestations intempestives, enlèvent de nuit des adolescents, harcèlent des jeunes, torturent des détenus durant les gardes à vue...L'épisode de Sfax du 1er février (des agents menacent les « mécréants », les « gauchistes »...) achève de renvoyer l'image d'une police qui a peu évolué depuis 2011, livrée à des impulsions individuelles, réprimant avec des moyens que l'on croyait disparus. Déconcertées par l'entêtement d'une jeunesse qui respire un autre air depuis dix ans, les forces de police semblent peu averties de l'évolution de la situation. A côté des méfaits d'une crise économique, sociale et sanitaire, l'image du régime politique, déjà largement atteinte, en sort davantage racornie, soulignant un décalage grandissant entre les attentes des citoyen.ne.s et les responsables en charge de leur gouvernement et de leur sécurité. Il a régné malgré tout sur ce 8ème anniversaire de l'assassinat de Chokri Belaïd une certaine apesanteur. L'air de Hayek baba hayek, une chanson d'amour irakienne que le militant a chantée avec Yousra Mahnouch sur un plateau télévisé en janvier 2013 est aujourd'hui associée à son souvenir. Les ballons ont fait voler son sourire et son grain de beauté immortalisés par Wassim Ghozlani tandis que ses promesses : sa noulahikouhoum wa nouhakimouhom wa nouhasibouhom, [nous leur demanderons des comptes, nous les jugerons, nous les poursuivrons] ont soufflé sur une journée qui était tout sauf nostalgique. Notes : 1- Titre d'une série télévisée de la chaîne nationale. |
|