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Le mouvement des universités aux États-Unis. Vers l'épilogue du sionisme ?

par Djamel Labidi

Le soulèvement des étudiants américains contre la politique israélienne de leurs gouvernements successifs, qu'ils soient démocrates ou républicains, a une portée qui dépasse de loin les seuls États Unis d'Amérique. Il est d'une dimension universelle. Il s'étend progressivement aux universités occidentales. Les universitaires juifs, professeurs et étudiants, antisionistes, y jouent un rôle important, qu'ils participent au mouvement, ou qu'ils l'initient comme c'est souvent le cas.

Aux États Unis, ce sont actuellement, 200 universités où les étudiants et professeurs, dénoncent, ensemble, la politique de soutien à Israel suivie par leur gouvernement. Parmi elles, les universités les plus prestigieuses, celles de l'Ivy League : Harvard, Yale, Princeton, Columbia, Pennsylvanie etc. Le mouvement continue actuellement de s'étendre, comme une trainée de poudre, à l'ensemble de la jeunesse étudiante du pays.

Chronique du mouvement

La chronique de ce mouvement est significative. Dès les premiers jours des bombardements israéliens sur Gaza, le 12 Octobre, la première marche des étudiants pour la Palestine a lieu dans des dizaines d'universités du pays. La communauté juive antisioniste entre à son tour dans le mouvement: La plus grande organisation juive antisioniste américaine, «Jewish Voices for Peace» (JVP, Voix Juives pour la Paix) investit, le 13 Octobre, la Grande Gare centrale de New York. Les slogans sont: «Pas en notre nom», «Cessez le feu en Palestine», «Palestine libre». Des centaines d'étudiants juifs sont arrêtés ce jour-là. La répression renforce la mobilisation. Le 14 Octobre les étudiants de Harvard manifestent au sein de l'Université. Le 18 Octobre, à l'appel de nouveau de la «Jewish Voices for Peace» et d'une autre organisation juive antisioniste «IfNotNow» (expression anglaise «Si pas maintenant.. quand «) des milliers de manifestants juifs envahissent le capitole. Ils scandent les mêmes slogans que le 13 Octobre. Ils demandent «la fin du soutien américain au système d'apartheid israélien», dénoncent l'action militaire sur Gaza qui vient de débuter, et à laquelle le président Biden vient d'annoncer son soutien «inconditionnel».

Les manifestations contre la politique israélienne des États Unis gagnent ensuite tout le pays. Elles se développent cette fois ci dans l'ensemble de la jeunesse américaine. Le 4 Novembre une immense manifestation de soutien à la Palestine envahit Washington. Ils sont plus de 100 000 venus de tous les États américains. Le même jour des manifestations semblables ont lieu dans de nombreuses villes américaines: Detroit, New York, Chicago, Las Vegas, Portland, Cincinnati etc... Les manifestations regroupent une jeunesse multiethnique, mais aussi des familles entières qui participent, adultes, enfants. C'est un mouvement en profondeur de la société américaine.

Une longue maturation

Dans la mémoire et l'histoire des peuples rien ne se perd. Ce mouvement n'éclate pas dans un ciel serein. Il est, en réalité, le prolongement patient, opiniâtre des traditions de la gauche populaire et intellectuelle américaine: mouvement des droits civiques, mouvement des années 68 contre la guerre du Vietnam, et récemment, en 2020, le mouvement Black Lives Matters.

Ces manifestations étudiantes et de la jeunesse en soutien à la Palestine, et en dénonciation de la politique traditionnelle pro-israélienne des dirigeants américains, qu'ils soient démocrates ou républicains, donne une toute autre allure au conflit en Palestine. L'Histoire a montré, à travers par exemples la guerre du Vietnam, celle d'Algérie, que lorsque les étudiants se mettent massivement en mouvement c'est l'indice que les gouvernants ont perdu toute autorité morale et que s'annonce, à terme, le crépuscule de la politique qu'ils mènent. Les manifestations d'étudiants de 1968, n'avaient pas seulement sonné le glas de la guerre du Vietnam, elles avaient donné le coup d'envoi à un immense mouvement de contestation sociale et politique étudiante dans le monde. Le mouvement avait ébranlé l'Occident dans ses profondeurs et celui-ci avait mis du temps à trouver un nouvel équilibre... instable.

Au cœur du problème

Le mouvement actuel de contestation de la jeunesse américaine touche le centre du dispositif de domination du Proche orient, les États Unis d'Amérique. Il touche au cœur du problème. En effet, sans les États- Unis, Israel serait totalement impuissant, totalement isolé. Les États Unis, première puissance mondiale, sont le soutien principal par lequel le sionisme se maintient.

L'enjeu est considérable. L'establishment médiatico-politique, aussi bien aux États Unis qu'en Europe, fait tout pour discréditer les manifestants. L'arme redondante et émoussée de l'antisémitisme est de nouveau brandie. Mais elle touche de moins en moins sa cible. Avec la représentation massive dans les manifestations de la communauté juive, les tentatives des pouvoirs américains d'associer comme d'habitude antisionisme et antisémitisme rencontrent un spectaculaire échec.

Les arrestations des manifestants, professeurs et étudiants confondus, se multiplient, en violation de tous les droits de liberté d'expression et de manifestations, que les États unis ne manquent pas d'évoquer pour les autres pays. La xénophobie se donne libre cours contre les universités. Des médias, des politiciens accusent les étudiants étrangers d'être à l'origine des mouvements universitaires. On menace de les expulser. Or l'attraction exercée sur les compétences étrangères, leur drainage vers les États-Unis constituent un des facteurs principaux de la domination scientifique et technologique des États-Unis. La crise touche donc là un élément indispensable à l'hégémonie des États-Unis.

Le principal argument de la démocratie américaine, le libéralisme, se trouve lui aussi très affaibli par l'attitude des dirigeants américains. Le pouvoir s'attaque désormais aux franchises universitaires La police intervient dans les campus. Le speaker républicain de la chambre des représentants, Mike Johnson, se déplace personnellement à l'Université de Columbia pour demander la démission de la présidente de l'université, Minouche Shafiq, pour «manque de fermeté dans la répression des manifestants étudiants». On se souvient que des parlementaires du Congrès avaient obligé, le 2 janvier 2024, la présidente d' Harvard à démissionner sous l'accusation farfelue de «propos antisémites». Tout cela prend des airs d'inquisition. Au cours des auditions au Congrès, on avait harcelé la présidente d'Harvard pour qu'elle renie des propos qu'on lui a inventés. Une sorte de remake du procès de Galilée... Le système médiatico-politique dirigeant a même essayé ensuite de salir des personnalités universitaires dans leur réputation professionnelle. C'est un avertissement venu du plus haut niveau des pouvoirs législatifs et exécutifs pour ceux qui seraient tentés de les imiter ou de les suivre.

La perte des valeurs

Tout ceci en dit long sur l'état moral actuel dans lequel les milieux dirigeants américains ont plongé les États-Unis en faisant jonction avec le sionisme.

Avec la guerre en Ukraine, les États Unis avaient abandonné, une à une les valeurs pour lesquelles ils ont voulu justifier moralement leur hégémonie économique, culturelle et sociale: le libéralisme économique, la libre concurrence, le respect de la propriété privée avec les holdups répétés des avoirs souverains des États qui lui avaient fait confiance, la liberté de commerce avec la multiplication des sanctions et des interdictions économiques. Avec la crise de Gaza, ils abandonnent aujourd'hui le libéralisme politique, les sacro-saintes libertés universitaires, les libertés de pensée, d'expression, de manifestation. L'Europe en cela les suit. Elle commence à affronter les mêmes contestations étudiantes de la politique de soutien à Israel menée par la plupart des pays européens. L'establishment, dans ces pays, réagit de la même manière, frileuse et paniquée, comme les autorités françaises viennent de le faire à l'Institut d'Études Politiques de Paris, le 26 Avril et à la Sorbonne le 29 avril. Les étudiants sont menacés d'exclusion. En France, deux députés du «parti de la France insoumise», qui appelle les étudiants à manifester contre le génocide en Palestine, sont convoqués le 30 avril par la police pour «apologie du terrorisme». L'Occident devient un ilot recroquevillé dans ses peurs et sa hantise du reste du monde. Sera-t-il bientôt le seul à croire qu'il représente des valeurs universelles qui désormais émigrent et se réfugient ailleurs.

Au fond, l'évolution rapide et puissante de ce mouvement de protestation contre le sionisme est l'une des meilleures nouvelles de ces dernières années, probablement l'un des plus grands progrès de la fraternité humaine, en dehors des clivages d'ethnies, de nations et de religions. Le martyr du peuple palestinien n'aura pas été vain. Il aura ouvert les yeux au monde sur les réalités du sionisme. Il aura montré l'unité de l'humanité comme cela s'est révélé dans le mouvement universel de compassion et de soutien qu'il a fait naitre.

«Jewish Voices for Peace» et «If Not Now When»

L'hostilité de plus en plus grande des juifs, aux côtés des autres habitants du monde, contre le sionisme, sont des signes qui ne trompent pas. Le sionisme, son organisation politique et sociale, son idéologie s'essoufflent. Les signes avant-coureurs existaient déjà. Il y avait eu auparavant l'indignation qui avait saisi l'opinion mondiale devant les précédents bombardements de Gaza de juillet à Aout 2014 (2220 morts dont 550 enfants) et ceux de mai 2021. L'opinion américaine, en particulier, en avait été profondément choquée.(1)

La gauche du parti démocrate avait alors réclamé, mais sans succès, du président Biden qu'il désavoue Israel et que soient mis fin immédiatement aux bombardements. Il faut savoir que 2/3 des juifs votent démocrates. En 2019, «Jewish Voices for Peace» s'est déclaré antisioniste et s'est joint au mouvement BDS («Boycott, désinvestissement sanction») lancé en 2005, contre Israël, par des organisations palestiniennes américaines. Le 20 février 2015, JVP se radicalise et appelle, cette fois ci, au boycott total d'Israel jusqu'au respect des droits palestiniens, et ce malgré les lois anti-BDS votés par le congrès américain.

Le «If Not Now (When)» est créé, en 2014, en plein bombardements israéliens sur Gaza. En 2017, nombre de ses militants sont arrêtés lors d'une action anti-israélienne au Senat des États Unis. Au sujet de l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, «IfNotNow»» publie une déclaration où il dit « nous ne pouvons pas et ne dirons pas que les actions d'aujourd'hui des militants palestiniens ne sont pas provoquées ».

Bref, le sionisme est remis en question par ceux-là même à qui il avait dit que l'Etat juif allait les protéger. C'est le contraire qui s'est passé. C'est apparu de plus en plus clairement aux yeux de juifs de plus en plus nombreux, dont beaucoup, d'ailleurs, avaient été déjà très circonspects sur le début de l'aventure sioniste en Israel au sortir de la deuxième guerre mondiale.

La plus grande tromperie de notre époque

Le sionisme n'a fait, peu à peu, qu'isoler la communauté juive, porter atteinte à son image, et la séparer du monde. Le sionisme, né dans les vapeurs morbides et délétères des idéologies suprématistes, racistes et essentialistes de la deuxième guerre mondiale, va-t-il s'éteindre dans les mêmes conditions, dans l'enfer qu'il a fait naitre lui-même sur Gaza au nom du même suprématisme, à travers la même idéologie coloniale d'exclusion et d'apartheid. Va-t-on vers l'épilogue historique de son aventure sanglante.

Il voulait faire de la communauté juive mondiale un groupe fermé sur lui-même, habité par ses hantises, paralysé par ses souffrances, bref une secte, aux antipodes des traditions séculaires d'ouverture sur le monde de celle-ci, d'humanisme et de respect avant tout de la connaissance et du savoir. Il a voulu remplacé par un sentiment de supériorité et de domination le sentiment d'infériorité que l'antisémitisme européen puis le nazisme avaient voulu cultivé et faire intériorisé dans la communauté juive.

Les idéologues sionistes parlaient de diaspora juive pour appeler à son rassemblement en Israel. Étrangement, ils reprenaient en cela le noyau même de l'idéologie antisémite, son image centrale, celle mythique du «juif errant». Les sionistes avaient ainsi réalisé le tour de force de tromper tout un groupe humain, les juifs, leur faisant croire, comme les antisémites d'ailleurs, que leur religion était une nationalité, une identité à elle seule. Les juifs d'Israel, qui ont cru en ces sirènes, ont d'ailleurs été toujours partagés, ballotés, entre leur identité d'origine, celle du pays natal, slaves, moyen orientaux, nord africains, européens, et la nouvelle identité qu'on leur proposait. Ils sont restés d'ailleurs la plupart du temps bicéphales, ballotés entre l'une et l'autre, et soupçonnés donc des pires desseins, des pires dissimulations.

Jamais les musulmans ou les chrétiens ou les bouddhistes, n'ont parlé de nationalité musulmane, chrétienne ou bouddhiste. Les musulmans sont arabes, turcs, iraniens, afghans, indonésiens, russes, chinois, français, américains, anglais etc.. Qu'a bien à voir, ethniquement culturellement, un juif d'origine slave ou caucasien converti au judaïsme au 8eme siècle avec un juif originaire d'Afrique du Nord converti à l'époque romaine ou au 7ème siècle ? Ces clivages restent d'ailleurs dans la société israélienne. Ils s'expriment à tout instant et montrent la fragilité de cette unité artificielle qu'a voulu établir l'idéologie sioniste.

Le sionisme est probablement la plus grande tromperie de notre époque. Cette mystification semble prendre fin, du moins à terme. Les juifs américains qui manifestent dans les campus ou à New York aux côtés de leur peuple proclament ainsi qu'ils sont avant tout américains et que la politique de leur gouvernement de subordination à Israel fait du mal à l'Amérique, l'isole du reste du monde, détruit les valeurs qu'elle proclame, et porte tort dramatiquement, en premier lieu, à la communauté juive elle-même, qu'elle isole des autres groupements humains. L'érosion de l'hégémonie occidentale, le monde multipolaire naissant vient fouetter, stimuler cette conscience.

Et en Israël même, les manifestations antigouvernementales, même si cela n'apparait pas encore clairement, tant la pression du nationalisme sioniste reste forte, traduisent en réalité ce désarroi d'une population israélienne qui ne sait plus ce qu'elle est , d'où elle vient, où elle va. C'est l'immense mérite du peuple palestinien, et singulièrement de la population de Gaza, de les amener, par ses sacrifices et son héroïsme inouïs, incommensurables, à regarder la réalité en face et de l'obliger, tôt ou tard, à sortir, d'une façon ou d'une autre, de l'opium du sionisme.

Note :

(1) «De la Palestine et du déclin annoncé de la communauté juive mondiale» https://www.lequotidien-oran.com/?archive_date=2021-05-28&news=5301997