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Comprendre le grand rattrapage des grandes puissances émergentes du BRICS qui font basculer l'ordre économique mondial

par Medjdoub Hamed*

La création monétaire est un processus nécessaire pour les Banques centrales puisqu'elles doivent par définition soutenir les États sur le plan financier. Face à la croissance ou la décroissance économique, c'est leur rôle principal d'affiner leur politique monétaire pour favoriser les échanges tant sur le plan interne que sur le plan externe et donc éviter une poussée inflationniste en cas de surchauffe et inversement en cas de refroidissement.

Précisément, en période de ralentissement de l'économie, les États quand ils sont à court d'argent, utilisent l'instrument monétaire ; soit ils se tournent vers les marchés monétaires domestiques pour procéder à des emprunts, ce qui ne satisfait pas toujours puisque les emprunts ne peuvent aller au-delà d'une certaine limite des possibilités du secteur bancaire intérieur ; le marché domestique saturé ne disposant pas assez de fonds et les marchés extérieurs se ferment par crainte de non-recouvrement de leurs créances ; soit, en dernier recours, ils se tournent vers leurs Banques centrales pour demander ce qu'on appelle des « avances », en échange de titres d'Etat, généralement des bons de Trésor de différentes maturités.

Evidemment, un excès de demandes d'emprunts du Trésor aux Banques centrales par les États se traduit par un excès de création monétaire, et donc par l'inflation. Et à pratiquer l'inflation, un Etat ruine les particuliers pour permettre à l'État de « tenir » aux impératifs essentiels du budget de la nation.

A savoir que les Etats règlent les fonctionnaires, construisent des routes, des ponts, des ports (ou les modernisent), des barrages, des écoles, des universités, des hôpitaux, etc. En réglant ainsi une grande partie de ces dépenses par la « planche à billets » qu'opère la Banque centrale, ce surplus monétaire fait que combien ces dépenses budgétaires (fonctionnement et équipement) n'ont coûté pour l'Etat que l'inflation et beaucoup aux générations d'aujourd'hui par la hausse des prix, profitera néanmoins aux générations de demain.

Il faut aussi souligner qu'un ralentissement peut être conjoncturel, et une relance de l'économie peut diminuer voire effacer le déséquilibre budgétaire. Mais si le ralentissement se poursuit et ralentit les recettes fiscales pour la couverture des dépenses publiques, de nouveau le déficit budgétaire fait apparaître un nouveau besoin de financement ; s'enclenche ainsi une « spirale inflationniste-dévaluationniste ». En effet, un recours à la « planche à billet » se traduit forcément par une spirale augmentation prix-augmentation salaire, et une dévaluation de la monnaie.

Cette spirale a caractérisé tant les pays européens dans les années 1970 suite aux chocs pétroliers que les pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique du Sud. La hausse des prix du pétrole (inflation importée) et la monétisation des déficits commerciaux par les pays, émetteurs de monnaies internationales, ont bouleversé l'équilibre économique mondial. Les déficits cumulés depuis les années 1970 et 1980, avec la hausse brutale du taux d'intérêt directeur par la Banque centrale américaine ou Fed (Réserve fédérale US), dès la fin de l'année 1979, qui ont atteint près de 20%, épongeant ainsi les capitaux du monde entier, à la recherche de rémunération, ont produit un effet boule de neige sur la dette publique extérieure des pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique du Sud, qui a atteint un niveau tel que la charge de remboursement échelonné dépassait les ressources fiscales nécessaires pour la résorber.

D'autant plus qu'aux dettes extérieures de ces États venaient s'ajouter les dettes intérieures, celles de leurs collectivités locales, la sécurité sociale et de divers organismes, le tout formaient leurs dette publiques totales. Les États surtout les pays du reste du monde non émetteurs de monnaies internationales se retrouvaient à créer de la dette pour couvrir leurs déficits et assurer le « service de la dette », i.e. le paiement des intérêts et le remboursement du principal arrivant à échéance à l'Occident créancier.

Dans les années 1990, il faut rappeler le retournement de l'histoire sur le problème des déficits et de la dette publique. La plupart des pays industrialisés (OCDE) avaient pour ordre du jour la réduction des déficits budgétaires. Tous les pays en développement y compris les pays avancés devaient réduire leurs dépenses publiques ; le blocage de l'économie mondiale par l'endettement mondial, l'éclatement du bloc Est qui a suivi à la fin des années 1980, la profonde dépression de l'Afrique, de l'Amérique du Sud, d'une partie de l'Asie.

Cette situation récessive du monde hors-Occident s'est à la fin soldée par une crise financière au Japon en 1990 et une double récession aux États-Unis et en Europe, entre 1992-1993. Tous ces facteurs récessifs ont introduit une nouvelle donne, un passage obligé pour une sortie de crise : un ajustement structurel planétaire dans les décennies qui ont suivi les deux chocs pétroliers.

L'Europe, dans la perspective d'une Union économique et monétaire, y était déjà engagée par le traité de Maastricht. Les pays européens devaient se conformer au critère d'un déficit ne dépassant pas 3% du PIB et d'une dette publique ne dépassant pas 60% du PIB. Ainsi, la rigueur budgétaire a pris le relais de la restriction monétaire.

De leur côté, les Américains se sont également engagés sur la voie de l'orthodoxie budgétaire. L'objectif de retour à l'équilibre budgétaire a donné lieu à un excédent budgétaire en 2000. Quant aux pays en développement soumis à l'ajustement structurel, celui-ci apparaissait comme la meilleure voie de sortie du cercle vicieux de l'endettement qui risquait de les conduire à une diminution de l'indépendance dans la conduite de leur politique monétaire et financière.

Une décennie et demie passa où l'Amérique vit son âge d'or avec la « Nouvelle économie », i.e. les valeurs technologiques (informatiques et télécommunications) qui ont constitué avec Internet une « troisième révolution industrielle ». Elles ont permis de créer des centaines de millions d'emplois aux États-Unis et dans le monde. La Chine vit aussi son âge d'or au cours des décennies 2000 et 2010, elle devient l'« atelier du monde » dans les microprocesseurs, l'automobile, le textile... comme naguère fut l'Amérique après le deuxième conflit mondial.

L'Inde n'était pas en reste, elle devenait le premier producteur mondial de logiciels. Le doute était donc permis quant au comment l'Occident pourrait encore façonner le monde ; force de dire que la roue de l'Histoire était en train de tourner, le progrès s'étendant progressivement au monde émergeant.

C'est dans cette période de faste dans toutes les régions du monde que fit irruption la crise financière de 2008. Elle fut précédée, en 2007, par la crise immobilière (subprimes) aux États-Unis. La crise financière qui apparut au début de l'été 2008 fut brusque et dévastatrice ; ses conséquences étaient immédiates ; elle détruisit entre 2007 et 2008 selon des données occidentales quelques 25 000 milliards de dollars de capitalisations boursières dans le monde. D'autres données occidentales font état de 50 000 milliards de dollars.

De chiffres extravagants qui équivaudraient à une destruction équivalente du PIB mondial. Comment pareil phénomène a-t-il pu se produire ? L'économie américaine s'est pratiquement arrêtée à l'été 2008.

Le premier phénomène constaté est qu'une grande partie des liquidités internationales créées par l'Occident depuis l'annulation des déficits courants américains au début des années 1980 était allée s'investir dans les pays émergents surtout en Chine. La Chine s'étant convertie au socialisme de marché, de plus le très bas coût de main-d'œuvre et l'ouverture de l'économie de la Chine, à l'époque de Deng Xiaoping, attiraient les investissements étrangers. Ce qui a fortement augmenté les investissements occidentaux en Chine, mais aussi en Inde et dans les autres pays émergents.

Qui plus est ce ne sont pas seulement les liquidités internationales essentiellement occidentales mais aussi une grande partie de l'industrie occidentale qui s'est délocalisées en joint-ventures dans les pays en particulier asiatiques et sud-américains. Et cela est dû au fort coût de la main d'œuvre, en Occident (pays riches par rapport aux pays émergents et en développement). Et le faible coût de la main d'œuvre dans les pays d'Asie, phénomène qui a commencé dès les années 1950-1960.

En Chine, à partir des années 1980, 1990 et 2000, c'est l'explosion de la croissance économique tant en capitaux (investissements) que le rush d'entreprises de production occidentales délocalisées.

Quant aux pays exportateurs de pétrole, ils ont accumulé des excédents commerciaux considérables. Il était évident que la résilience du système économique, financier et monétaire façonné par l'Europe et les États-Unis, depuis les Accords de Bretton Woods de 1944, ne pouvait tenir, les années des Trente Glorieuses ont été une croissance limite puisque les pays émergents d'Asie et d'Amérique du Sud étaient encore dans une phase préparatoire, et ce en regard de l'histoire.

Cette situation unique dans l'histoire, ou plus simplement dit, le rattrapage par les pays émergents, qui ont survenus déjà dans les années 1970 et 1980, à savoir les pays surnommés les dragons asiatiques (Taïwan, Singapour, Corée du Sud, Hong Kong) et les tigres asiatiques (Malaisie, Thaïlande, Indonésie, Vietnam et Philippines) dont la croissance repose sur une économie extravertie qui se fonde sur les exportations et l'attraction d'investissements directs étrangers (IDE) des pays industrialisés.

A leur suite, viennent cette fois-ci les pays-mastodontes tels la Chine, l'Inde, la Russie, le Brésil auxquels s'est intégré, en 2011, un pays africain pour former la « boucle stratégique continentale émergente », l'Afrique du Sud. Cette alliance économique surnommée les pays du BRICS qui se réunissent depuis 2011 en sommets annuels veulent renforcer leur poids et mieux faire avancer leurs points de vue dans les négociations économiques internationales notamment au Groupe des 20, au FMI et à l'OMC.

Que peut-on de ce processus d'émergence de puissances économiques, successive au niveau mondial ? Qu'il relève d'un processus de progrès historique naturel pour le monde hors-Occident ; en clair, un pays riche qui arrive au summum de son progrès économique se retrouve astreint, par différents moyens historiques, comme par la richesse, ou la recherche de débouchés pour son économie, à diffuser (investissements et délocalisations) par sa puissance économique sur les autres qui n'ont pas atteint son niveau industrialisé et, ce faisant à les rehausser en termes de richesse.

Une « loi des vases communicants » non dite en économie qui, inévitable, s'impose entre les économies des pays riches et les pays émergents et en développement. Il peut arriver même une dépendance entre les pays riches pour un grand nombre de produits qui sont fabriqués dans les pays émergents et que ne fabriquent plus les pays riches par perte de compétitivité. Comme c'est le cas, aujourd'hui, ces produits fabriqués en Occident sont trop chers ; il est plus rentable de les importer de la Chine ou de l'Inde. Les vases communicants sont l'Occident et les pays émergents.

Ce processus de rattrapage va, à partir de 2008, révéler un véritable gouffre-vérité entre l'Occident et les pays émergents qui ne laissa pas d'autres alternatives aux États-Unis et à l'Europe qu'à créer massivement des liquidités internationales ; et cela a duré près d'une décennie entre 2001 et 2014. En fait, il y eut les deux premières phases historiques en ce premier quart de siècle, à l'aube de ce troisième millénaire, et la seconde est toujours en cours.

Ces deux phases ne doivent pas être assimilées à des cycles économiques ou des cycles financiers ; elles peuvent avoir une accointance mais elles ne sont pas déterminantes parce qu'entrent des événements qui relèvent du hasard mais, en fait, si on regarde la marche de l'histoire économique, on est forcé de dire que « la Nature a horreur d vide », et donc tout se tient en histoire. Le hasard n'apparaît que lorsqu'on se trouve confronté à l'incompréhension de ce qui arrive. D'autant plus qu'il y a beaucoup d'événements qui relèvent du hasard, et réellement du hasard, mais dont certains ont un sens.

Et c'est le cas de la 1ère phase de l'histoire du XXIème siècle. Comment comprendre cette phase de l'histoire, qui va trancher avec celles passées du XXe siècle ? Elle commencera même à bouleverser l'ordre mondial, au triple plan politique, économique et géostratégique ? Tout a commencé en 2001, avec l'attentat du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Les États-Unis se sont empressés d'attaquer les Talibans alors qu'ils étaient leurs alliés, dans les années1990.

Dès 2002, les États-Unis s'en prennent à l'Irak ; pour des raisons d'armes de destruction massive qui, à la fin, s'avérèrent fausses, ils s'attaquent à l'Irak en 2003. Après la victoire américaine et l'occupation, les États-Unis font face à une guérilla qui ne laisse aucun répit aux forces américaines, en Irak. Au point que les médias occidentaux ont assimilé la guerre à la guerre du Vietnam.

Mais ce que l'on doit remarquer dans cette guerre, c'est qu'elle a été un événement d'une grande ampleur sur le plan économique mondial. En effet, la Banque centrale américaine, pour soutenir l'effort de guerre, inonda l'économie de liquidités monétaires, les déficits commerciaux et courants américains ont explosé, la dette publique américaine ne cessa de s'élever ; la situation économique aux États-Unis faisait tache d'huile sur l'Europe.

Mais si l'économie américaine s'est envolée, après l'euphorie de la victoire en Irak, avec une forte hausse de la croissance bâtie sur la spéculation immobilière, ce sont surtout les pays émergents et les pays exportateurs de pétrole qui vont avoir la part belle dans cette guerre en Irak. En effet, leurs excédents commerciaux ont explosé, leurs richesses financières ont été multipliées par 10 pour certains par 15. Et c'est là l'incongruité de la situation, les pays occidentaux, bien qu'ils sont les seuls émetteurs de monnaies internationales, s'endettent lourdement alors que les pays émergents et exportateurs de pétrole s'enrichissent.

On verra dans une prochaine analyse que le processus de rattrapage va encore s'accentuer avec le retournement de la situation économique dû à la double crise immobilière et financière en 2007-2008, qui va relancer un financement tout azimut par la Banque centrale américaine pour sauver le système bancaire et relancer l'économie américaine qui s'est pratiquement arrêtée à l'été 2008.C'est la première phase historique du XXIème siècle qui va se poursuivre jusqu'en 2019. La deuxième phase va débuter avec l'irruption de la pandémie Covid-19, fin 2019 en Chine et, début 2020, elle s'est étendue au reste du monde.

Cette 2ème phase, toujours en cours, est prolongée par la guerre en Ukraine, comme si l'histoire des événements se liguait pour faire apparaître que le rattrapage par les pays du BRICS va aussi s'opérer sur le plan financier et monétaire. Par la force des lois de l'histoire qui étonnent toujours, et les bouleversements qui ne manqueront pas de s'opérer transformeront l'Asie en nouveau centre de gravité économique du monde.

*Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, Relations internationales et Prospective