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La pomme de terre de la discorde

par Djamel Labidi

Les débats récurrents sur «la spéculation» et les «pénuries» viennent de prendre un tour nouveau ces dernières semaines avec la volonté marquée des autorités de sévir sous une forme nouvelle en la matière, en mettant la question sur le terrain législatif et pénal.

La gravité des sanctions envisagées a surpris et même choqué plus d'un et laisse l'impression d'une dramatisation de la question. Certes, le gouvernement veut donner la preuve qu'il est attaché à défendre le pouvoir d'achat des citoyens, notamment celui des couches sociales à bas revenu. Mais est-ce la bonne manière ?

Ne serait-il pas préférable de privilégier, dans la gestion de tels problèmes, des méthodes uniquement économiques. Elles ont toujours l'avantage de se situer dans le sens d'une dynamique économique et donc de faire progresser l'économie ? N'y a- t-il pas le risque de glisser vers une gestion administrative voire sécuritaire de l'économie qui, au mieux, n'a toujours été qu'un pis-aller et qui nulle part n'a abouti à des résultats durables.

L'Algérie nouvelle est dans l'agriculture

Ce qui se passe ainsi est d'autant plus étonnant que cela se produit dans un contexte de bons résultats économiques dans l'Agriculture, avec une part de celle-ci, dans le PIB, proche de celle des hydrocarbures, avec une couverture de près de 72% des besoins alimentaires du pays, et des perspectives prometteuses dans des secteurs encore insuffisants comme la production de blé. Le programme d'alimentation mondiale a placé l'Algérie comme étant la première en Afrique et dans le peloton de tête, au niveau mondial, des pays ayant réalisé la sécurité alimentaire. Les productions agricoles algériennes sont infiniment variées et se placent parmi les 20 premières mondiales sur un grand nombre de produits (1). Le président de la République, lui-même, avait noté, avec optimisme ces progrès et les perspectives existantes d'autosuffisance alimentaire à moyenne échéance. Alors pourquoi cette crispation. Pourquoi un langage qui correspond aux situations de pays en crise alimentaire ? Ne risque-t-on pas d'inquiéter alors que tout devrait plutôt, pour le moment, rassurer dans le domaine de la production agricole.

S'il y a une Algérie nouvelle, c'est bien dans l'agriculture qu'elle a débuté. L'agriculture a progressé précisément parce qu'elle s'est libérée en grande partie des contraintes mortelles de l'agriculture d'État qui ont pesé sur elle, des décennies durant. L'agriculture s'est développée parce que le travail y est de plus en plus profitable, de mieux en mieux rémunéré, de plus en plus «payant», et qu'elle se modernise en attirant de plus en plus de diplômés, de compétences, et que la vie dans les campagnes y est probablement désormais meilleure qu'en ville, en bien des régions, ce qui explique la stabilité qui a été celle de l'Algérie profonde pendant la crise politique que nous avons vécu. Il faut donc continuer dans la même voie, par plus de libertés d'entreprendre, de vendre. Ce serait bien dommage de tout gâcher par le retour à des contrôles tatillons, qui ne produisent que des rapports d'influence, de clientèle, de crainte et au bout la corruption et la dévalorisation de l'initiative et du travail.

Stockage et spéculation

Sur la pomme de terre, les débats et les tensions se sont cristallisés sur la question du stockage.On a associé trop souvent celui-ci à la spéculation. Rien n'est plus faux.

Faisons une simple analyse économique du stockage, celui de la pomme de terre mais ceci peut s'appliquer à tout produit : celui qui stocke, agriculteur, intermédiaire ou grossiste, conserve ou achète la pomme de terre en quantité lorsque les prix sont faibles. Il contribue ainsi à maintenir sur le marché les prix et donc à une bonne rémunération du travail agricole. Lorsque les prix deviennent élevés, il a intérêt à vendre et donc il contribue cette fois ci à la baisse, relative, des prix, sur le marché, au profit cette fois ci du consommateur, tout en y trouvant son intérêt et d'ailleurs celui du producteur avec lequel il partage souvent, par accord préalable, ses bénéfices. Il joue ainsi un rôle régulateur du marché. Il est donc juste que cette activité de stockage soit rémunérée.Le maintien ainsi de prix rémunérateurs encourage le paysan à l'augmentation de la production et contribue donc à terme à la baisse des prix.

Certains, éduqués par des décennies d'économie d'État à une vision productiviste, réduisent l'économie à la production. Ils considèrent avec préjugés toute activité commerciale, la qualifiant trop vite de parasitaire et considèrent donc avec quelque méfiance les agriculteurs, ou les grossistes qui stockent. C'est un préjugé de nature idéologique car l'activité de stockage est une activité économique essentielle depuis les débuts de l'humanité. Elle est autant nécessaire à la conservation qu'à la distribution des marchandises. De manière générale d'ailleurs, il n'y a pas de production, sans distribution, sans commerce. Quand on fabrique un produit, et qu'il ne se vend pas, on en arrête la production. Il faut en finir avec les visions bureaucratiques méfiantes si ce n'est hostile envers l'activité commerciale et de services. Il n'y a pas de civilisation sans commerce.

L'État n'est pas fait pour cela

Il faut remarquer que nous sommes l'un des rares pays où le discours sur la spéculation prend autant de place. Pourquoi ? Parce que c'est la marque de l'importance encore de l'économie administrée chez nous soit directement à travers le secteur économique de l'État, soit indirectement par des représentations politiques ou idéologiques qui demeurent persistantes. Nous sommes encore le seul pays où l'État s'occupe de commercialiser ou de distribuer le lait, le blé, la pomme de terre, la viande, le poulet, etc. Ridicule. L'État n'est pas fait pour cela.

Les autorités s'étonnent souvent de la hausse des prix pour des produits subventionnés. Elles y voient de suite la marque de la spéculation. Certes, mais à condition de comprendre qu'ici c'est l'État, à son corps défendant, qui produit la spéculation, la vraie, la spéculation généralisée, comme nous l'avons connue pendant des décennies et comme elle se répète chaque année avec un discours récurrent contre la spéculation. Notre État, à juste titre social, croit ainsi bien faire et défendre le pouvoir d'achat de la population. Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions. Le mécanisme qui produit la spéculation est simple et archiconnu: avec des prix d'État inférieurs au marché, il devient plus intéressant d'acheter à l'État que de produire. En d'autres termes, l'État-distributeur lui va désorganiser le marché, créer la spéculation pour la bonne raison qu'il va créer des spéculateurs, qui vont profiter de la différence de prix entre les prix d'État et les prix de marché. Question alors : Pourquoi l'État crée ainsi cette forme de spéculation et pas l'opérateur privé, le grossiste ? La raison est toute simple: l'intérêt privé. Le grossiste est privé et n'ira pas contre son propre intérêt quand il vendra. Il vendra au prix du marché. Mais l'opérateur étatique pourra, lui, vendre aux prix de l'État à des «amis», à des» relations d'influence». Ou il pourra tout simplement être indiffèrent, ne pas être préoccupé par les intérêts de l'État, et ne pas se soucier que ce sac de pommes de terre qu'il a vendu à quelqu'un va l'être à son tour bien plus cher sur le marché. C'est ce qui s'est passé dernièrement avec le blé et le scandale de l'OAIC, et avec les sociétés étatiques de commercialisation de la viande, du lait, etc. et c'est ce qui se passe depuis des décennies, et se répète chaque année, et se répètera l'année prochaine immanquablement, s'il n'y a pas de changement sur ce plan. Avec cette forme de spéculation insidieuse, qui pénètre partout, on entre alors dans un engrenage à la fois économique et politique qui n'en finit plus. Hausse des prix, contrôle, répression, pénurie, spéculation, un cercle vicieuxoù on ne distingue plus alors la cause de l'effet. Il aura eu pour départ un mauvais diagnostic, celui de la méconnaissance des causes structurelles de la spéculation et donc de la nécessité de transformations structurelles.

Un complot ?

On criera au complot alors qu'il s'agit tout simplement de l'action de loi du marché, de l'action de la loi de l'offre et de la demande, et qu'il n'y a pas nécessairement derrière tout cela d'affreux saboteurs, d'affreux comploteurs, d'affreux spéculateurs, à pourchasser et à réprimer, avec les tensions politiques et sociales qui en découlent, et donc la perte d'une énergie sociale précieuse à l'édification de l'Algérie nouvelle

L'utilisation de méthodes extra économiques pour la solution des problèmes économiques n'a jamais rien donné de bon. Aucune autorité politique ne peut soumettre à elle la loi du marché, et l'ignorer.

Le thème de la lutte contre la spéculation est apparu historiquement parallèlement avec l'économie d'État au début du siècle passé d'abord en URSS. Les paysans, les «koulaks» disait-on, qui voulaient vendre leur production aux prix du marché et non aux prix de l'État, ont été accusés de stocker, de cacher les grains et ont été réprimés férocement. Le résultat a été une terrible famine. L'économie agricole soviétique ne s'en est jamais remise. La Chine a connu des crises semblables. Et chez nous, qu'on se souvienne des années 70, de l'agriculture d'État, et des pénuries, dont précisément celles de pommes de terre. La pomme de terre y était certes à faible prix mais introuvable, ou alors vendue, véreuse, chétive, abimée par l'absence de capacités de stockage, avec un commerçant qui la vendait en exigeant des achats concomitants.

Le «bon stockeur «et «le méchant stockeur»

La question actuelle de la lutte contre la spéculation dans la production et de la commercialisation de la pomme de terre a valeur exemplaire puisqu'elle peut concerner, en fait, la façon d'aborder de manière générale les questions de hausse des prix et des pénuries. Il faudrait ajouter ici»si pénurie il y a», car, dans certains cas, c'est souvent aggravé par une sorte de psychose qui disparait aussi vite qu'elle est survenue. Il faut donc relativiser ces questions.

Dans la question du stockage de la production de pomme de terre, on s'est dernièrement vite aperçu de l'importance économique du stockage. On a voulu alors distinguer «les bons stockeurs» des «mauvais, des malhonnêtes». L'idée alors a été de soumettre l'activité de stockage à une surveillance administrative étroite, à travers une organisation compliquée et nécessitant une grande mobilisation des énergies de l'appareil d'État. Mais peut-on vraiment distinguer entre «le bon» et le «méchant stockeur». Ne laisse-t-on pas ainsi la place à une grande part d'arbitraire administratif. La presse se fait déjà l'écho de nombreux cas d'agriculteurs et de grossistes de bonne foi dont les stocks de pomme de terre ont été saisis. Pour certains, il s'agissait même de stock de pommes de terre de semence. Dans tous les cas, il y a le risque que s'installe la méfiance, la peur de tomber sous le coup de sanctions imprévisibles, et que beaucoup d'agriculteurs, de distributeurs, d'investisseurs s'éloignent, au moins par prudence, de ce secteur d'activité. On risque alors, par ce biais, d'aboutir à une crise de production, à la pénurie, à la hausse des prix, et à la fin à la spéculation. Mais celle-ci sera bien plus grave car se faisant dans un contexte de baisse de la production. Le remède aura alors été pire que le mal. Ce serait bien dommage, surtout pour une activité, la production de la pomme de terre, qui a été en plein essor, ces dernières années, notamment dans des régions du pays comme Oued Souf et autre. Avec plus de 5 millions de tonnes, l'Algérie est à la 17eme place mondiale dans la production des pommes de terre.

Dans l'utilisation de méthodes extra économiques, on se doit de prendre en considération leur coût politique en termes de tensions sociales.La classe des commerçants a joué un rôle remarquable, patriotique dans la crise politique que nous avons vécu. Elle n'a jamais cédé aux sirènes de la déstabilisation, du catastrophisme et a toujours placé l'intérêt du pays au-dessus de tout.

Les tensions qui règnent dans le secteur de la distribution de la pomme de terre, peuvent l'inquiéter car l'ensemble des commerçants peut se sentir concerné, à un moment ou un autre, par des situations semblables. Ce serait bien dommage. Souhaitons que la pomme de terre ne devienne pas la pomme de la discorde.

(1) Beaucoup, dans l'opinion, sont restés sur des images surannées de l'agriculture. Alors qu' au niveau mondial, l'Algérie occupe les premiers rangs pour les productions suivantes (chiffres de 2018) :orange 14ème rang mondial avec 1.1 million de T, orge, 18eme rang mondial avec 1,9millions de tonnes, , tomate, 18ème rang mondial avec 1.3 million de T, oignons 16ème , datte 4eme rang mondial, olives6eme, abricot 4eme, artichaut 5eme, figue 4eme, pastèque 6eme ; la production de lentilles si essentielle est passée de 458 T en 2001 à 30 000 T en 2018 etc. (source Agriculture en Algérie, Wikipédia )