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![]() ![]() ![]() Evolution du mode de penser de la société algérienne: Deux générations expriment leurs avis
par Habib Akhrouf* ![]() L'histoire n'est
pas simplement un récit relatif à une succession d'évènements linéaires relatés
dans un ouvrage. L'histoire traite également de l'évolution des formes de
pensée d'une société donnée, des croyances, des représentations, des imaginaires,
des mentalités, de la façon d'agir et de penser des hommes et des femmes, des
valeurs sociales, etc.
Ainsi, dans notre présent article, notre approche consiste à mettre en exergue les modes de pensées ou l'imaginaire collectif de deux générations de la société algérienne sur une question, à savoir : Quelles sont les raisons ayant entrainé le retard et la régression des sociétés arabes ? Les réponses données à cette interrogation permettent de savoir s'il y a évolution ou changement des mentalités et du mode de pensée entre les deux générations. La génération la moins jeune est âgée de 45 à 67ans alors que la plus jeune est âgée entre 20 et 40ans. Pour le panel composant les deux générations, les plus jeunes sont pour la plupart des étudiants universitaires, certains d'entre eux déjà diplômés, et proviennent de différentes régions d'Algérie et de différentes catégories sociales ; les moins jeunes sont composés, entre autres, de cadres, de fonctionnaires et d'employés provenant également de différentes régions. Par souci d'objectivité et pour respecter la parité il y aussi bien des femmes que des hommes, dans les deux cas. Quant à la réponse à notre question, la majorité des plus jeunes soutient que la régression des sociétés arabes s'explique par un certain nombre de raisons à savoir : l'absence de rationalisation de notre héritage culturel, le recours systématique aux références religieuses pour justifier n'importe quel phénomène, les guerres ou les conflits interconfessionnels (chiites/sunnites), l'absence de la diversité des idées et les débats contradictoires, le refus de la modernité, l'attachement inconditionnel aux us et coutumes, etc. Par ailleurs, certaines jeunes filles mettent l'accent davantage sur l'absence d'égalité entre les hommes et les femmes. Parmi les trente jeunes que nous avons interrogés, il y a eu une réponse qui considère que le retard des sociétés arabes s'explique par l'éloignement des valeurs de l'islam et de la charia islamique. Par ailleurs, la majorité des moins jeunes qui se compte au nombre de 30 personnes soutient grosso modo que le retard des arabes s'explique par le phénomène de colonisation, l'éloignement de l'islam " vrai " et de l'islam " profond ". Mais, quelques personnes figurant parmi cette majorité ont évoqué également les causes liées à l'injustice sociale, l'absence des libertés, les dictatures politiques, la perte de la valeur du travail et l'absence de solidarité nationale. A l'aune des différentes réponses, de prime abord, on relève une différence voire une rupture de mode de pensée entre les deux générations. Aussi, les jeunes générations ne font pas référence à la colonisation. Cette attitude s'explique par le fait que les événements de la guerre représentent une mémoire historique lointaine par rapport à leur âge alors que l'ancienne génération est encore frappée dans son inconscient par le phénomène de la colonisation. Il y a également une autre donnée, quasi absente chez les plus jeunes, qui revient régulièrement chez les moins jeunes et qui réside dans " l'éloignement des sociétés arabes de l'islam " véridique " (al-islam al-haqiqi). Cette position des moins jeunes s'explique par l'influence des mouvements salafistes en Algérie dans les années 80 que les plus jeunes n'ont pas connus. On retient les deux données à savoir la colonisation et l'islam " véridique" présent chez les moins jeunes pour essayer de les analyser objectivement et de déconstruire les pensées alimentées par l'imaginaire collectif de l'ancienne génération. Certes, le phénomène de la colonisation au XIXe siècle était en partie responsable du retard des sociétés arabes. Mais sur le plan historique le processus de régression a commencé lorsque le mode de pensée des sociétés arabes a changé. On peut le situer à partir de la mort du philosophe et médecin andalou Ibn Rushd en 1198. A partir du XIIe siècle, les arabes ont cessé l'exercice de la réflexion et de la philosophie et par suite ont négligé les connaissances fondées sur l'attitude critique. Depuis, ils ne font que ressasser les pensées fondées sur l'attitude traditionaliste, alors que l'Occident latin a repris toutes les grandes œuvres des philosophes arabo-musulmans pour rentrer dans une autre phase de son histoire, à savoir la rationalisation de sa pensée et ainsi prendre le dessus sur les cultures du monde. C'est le mode de pensée qui détermine le progrès ou le retard d'une société. Il convient de souligner à cet égard que l'âge d'or musulman résultait d'abord d'interrogations philosophiques qui ont mené ensuite au développement des sciences, tels que la médecine, les mathématiques, la physique, l'alchimie. D'ailleurs, Avicenne ou Ibn Rushd pratiquaient la philosophie et la médecine d'une façon inséparable. L'épanouissement de la culture islamique résultait également de l'ouverture d'esprit et de la curiosité intellectuelle des érudits musulmans à travers les traductions des œuvres grecques, indiennes et persanes. Mais, toute cette histoire glorieuse des musulmans est passée dans la mémoire de l'oubli. Aujourd'hui, on se contente simplement et naïvement de répéter que la cause de notre malheur s'explique par le fait que nous nous sommes éloignés de l'islam " véridique ". Mais, nous avons montré que l'épanouissement de la culture islamique était le fruit de l'activité d'esprit et de son épanouissement et de la curiosité intellectuelle des savants musulmans. Le problème dans les sociétés arabes lorsqu'on fait référence à l'islam est que l'on confond l'islam en tant que religion (rituelle/dogme/vérité révélée), l'islam en tant qu'activité intellectuelle (philosophie/humanisme) et l'islam spirituel (tasawwuf). Cette confusion façonne ainsi toujours l'imaginaire collectif des sociétés arabes qui continuent à se le transmettre d'une génération à une autre. A travers les réponses données par les deux panels qui correspondent aux deux générations, on relève que les plus jeunes sont plus dans la rationalité que dans l'affectivité par rapport aux moins jeunes. Evidemment, les jeunes aujourd'hui sont au contact du monde via les réseaux sociaux et ils savent ce qui passe dans les autres sociétés. Ils voient que les autres nations avancent alors que la leur régresse. Ainsi, ils ne croient plus aux anciens discours marqués par la naïveté et la rêverie, ce qui explique aujourd'hui que le hirak est composé en majorité de la nouvelle génération. *Islamologue/Enseignant/chercheur à Paris |
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