Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le dernier voyage d'ahmed mahi: "Le prix de notre engagement : la clandestinité et l'exil"*

par Mohamed Bensalah

Ainsi s'exprimait Ahmed Mahi,* le militant de la liberté, de la démocratie et du progrès social qui vient de nous quitter. La nouvelle est tombée dimanche matin. Ahmed Mahi, foudroyé par la maladie, est parti en silence, au " bel âge ", comme il le disait d'Henri Alleg.

Peine indicible pour la famille, sa disparation, plonge les proches et tous ceux qui partagent et portent ses valeurs, dans une infinie tristesse et un profond désarroi. Révolutionnaire discret et convaincu, il a, sa vie durant, fait preuve d'une abnégation exemplaire et d'un courage sans faille face aux causes justes qu'il a eu à défendre. Jusque son dernier souffle, l'authentique ami, le retraité toujours attentif aux évolutions économiques, sociales, culturelles et surtout politiques en Algérie et à l'échelle internationale, est resté égal à lui-même. Saluons sa mémoire et rendons-lui l'hommage qu'il mérite. Sachant qu'il n'aurait guère apprécié qu'on le pleurât, je me contenterai à travers ce papier, de réactiver ses écrits en reprenant quelques-unes de ses réflexions et interventions judicieuses publiées dans Le Quotidien d'Oran. Il m'échoit donc aujourd'hui, la difficile tâche de sélectionner quelques bribes d'informations qui ont marquées ses engagements sans faille et son dévouement total au pays qui l'a vu naître et auquel il est demeuré viscéralement attaché.

Exemple de compétence, d'intelligence, de courage, d'abnégation et de lucidité politique, Ahmed avait l'Algérie au cœur. La fidélité a ses principes n'a été ébranlée par aucune des méandres ou divagations théoriques ou pratiques qui marquent souvent l'action révolutionnaire. L'ardeur qui l'animait dans son combat révèle ses qualités forgées et trempées par une action sans cesse mise à l'épreuve de la clandestinité, de la répression, de la nécessité de la continuité de l'action militante. Son sens de l'organisation et du travail précis et bien fait, son abnégation face à l'adversité, n'avaient d'égal que son affabilité, sa modestie et sa générosité. Son combat pour une vie meilleure, son engagement, sa soif inextinguible de liberté et de savoir, son ardeur au travail, sa vivacité exemplaire, il les doit au courage des ainés qui, plein de lucidité et fidèles à leurs idéaux se sont battus pour que l'Algérie soit libre. Il a assumé jusqu'au bout et avec détermination, depuis son plus jeune âge, toutes les responsabilités que sa conscience de révolutionnaire internationaliste lui dictait. Tout faire pour la liberté, la paix, la justice sociale et les droits humains, et faire encore plus pour empêcher le pays de sombrer dans la barbarie et l'oppression. Telle semblait être sa devise ! Parler de lui au passé, me répugne. Heureusement qu'il nous reste des écrits et des souvenirs à entretenir et un site http://algeriedebat.over-blog.com/ (créé le 3 juin 2009) proposé à tous les algériennes et algériens, sans distinction et à tous ceux qui ont l'Algérie au cœur et qui veulent la voir avancer dans le sens du progrès continu vers plus de démocratie, plus de justice sociale et plus de paix.

"La conscience ne peut jamais être autre chose que l'Être conscient et l'Être des hommes est leur processus de vie réel." (1)

Dans une contribution publiée par le Quotidien d'Oran (2) et ayant pour intitulé " Cette crise qui nous ronge ", Ahmed Mahi, pour mieux saisir la densité et la complexité des dynamiques agissantes du passé et pouvoir doter d'une pondération réaliste les voies susceptibles d'ouvrir des perspectives capables d'intégrer avec efficience l'Algérie dans les challenges du 21ème siècle, écrivait : " L'impératif du changement passe par un certain nombre de processus. En externe, tout un chacun sait que la crise du système financier et bancaire international et de l'économie mondiale réelle, frappe de plein fouet tous les pays, y compris les pays dits émergeants. En interne chacun reconnait l'existence d'une réelle crise nationale et en ressent diversement la gravité. L'Algérie est doublement fragilisée par une crise nationale profonde qui perdure et par sa dépendance rentière. Les évolutions de ces dernières années confirment et soulignent même les éléments d'appréciation et d'analyse avancés. Il est, d'autre part, utile d'observer et de prendre en considération que notre pays n'est pas le seul à connaître une crise d'une telle dimension. D'autres pays, du monde arabe ou de ce qu'on appelait le tiers-monde, plus particulièrement ceux issus d'un véritable mouvement de libération nationale, vivent des crises présentant des caractéristiques similaires. Il est donc urgent face aux défis majeurs auxquels nous sommes confrontés, de prendre en compte les tendances d'évolutions historiques signifiantes, nationales et internationales. Nous ne sommes pas une société à part, détachée de son environnement international et des lignes de forces lourdes qui déterminent son évolution et qui ont une incidence décisive sur notre devenir. Nous assistons, défaits, impuissants et passifs à une recomposition globale des rapports de forces mondiaux, impulsés et modulés, aujourd'hui, au gré des évolutions, par la superpuissance militaire, économique, politique et culturelle des USA dominée présentement par l'idéologie du néo-conservatisme. Nous subissons la fougueuse action des dynamiques de la mondialisation qui, détournées par l'action éhontée du capital financier spéculatif international et par les théories économiques néolibérales, mettent l'économie mondiale en réseaux sévèrement contrôlés par un nombre toujours plus réduit de multinationales géantes dont la structure et la répartition spatiale sont fonctions de leurs stratégies de longs termes et de l'évolution de leurs avantages concurrentiels respectifs. Nous observons les coups féroces qui sont assénés à l'Etat nation et à ses capacités de régulation, sous couvert de l'ouverture et de valeurs universelles devant être partagées, notamment par des organisations multilatérales sous contrôle comme la BIRD, le FMI, l'OMC, etc. ". Ahmed Mahi montre que les défis qui posent l'impératif de la refondation de l'Etat nation reposent sur la démocratie, le progrès et la justice sociale, et imposent la nécessité d'un changement reposant sur des paradigmes qui donnent du sens et mobilisent la jeunesse, les femmes et toutes les catégories sociales, principalement celles rattachées au travail. Pour lui, ce qui importe, c'est de construire le développement économique et industriel, social, culturel avec des objectifs stratégiques qui, découlant du réel et produits d'un effort véritablement national, ne peuvent que fortifier les processus de la refondation démocratique d'un Etat. Le changement, dont a besoin impérativement un pays comme le notre doit correspondre aux besoins réels du pays et relever de la nécessité, de l'action organisée, des forces sociales et politiques les plus larges et les plus diverses qui y sont les plus concernées et qui y ont le plus intérêt. Nous en sommes loin !

"Il n'y a rien de bon ni de mauvais sauf ces deux choses : la sagesse qui est un bien et l'ignorance qui est un mal" (3)

Mahi Ahmed développait en 2005, une très longue réflexion relative à la problématique de la stabilité politique et sociale et du renouveau patriotique (4). Il s'interrogeait à juste titre et essayer de comprendre pourquoi un tel système de pouvoir a pu s'installer et être imposé à notre société durant plusieurs décennies. Selon lui, " La crise qui nous ronge, a mis à nu les faiblesses congénitales du système politique, économique, social et culturel, c'est-à-dire surtout la nature du pouvoir qui prévaut dans notre pays depuis l'indépendance nationale. Elle a, comme toute crise de cette dimension, révélé la véritable nature des problèmes qui menacent sérieusement notre société. Toutes les forces, où qu'elles se trouvent, qui entendent agir pour faire sortir notre pays de cette crise nationale, pour que se réalise et s'impose une citoyenneté réelle, pour que se construise le caractère républicain de notre Etat et pour la mise en œuvre d'une véritable pédagogie de la démocratie sont, de ce fait, interpellées, chacune à son niveau et dans une nécessaire convergence de leurs actions, aussi diverses, différentes et même contradictoires qu'elles puissent être ". Pour cela, précise Ahmed Mahi, " le temps historique travaille déjà contre nous. D'où l'urgence de créer et de renforcer, avec une consciente persévérance, les dynamiques de la nécessaire stabilité politique et sociale dont nous avons impérieusement besoin ". Ahmed Mahi poursuivra en disant : " Les lignes de force de l'instabilité chronique de notre société et des facteurs qui la produisent et l'aiguisent, apparaissent à tous les niveaux de la structure de notre Etat. Nous les observons et les vivons dans les communes, les wilayas, les départements ministériels ou les différentes institutions locales, régionales et nationales ". Et de conclure : " la stabilité ne peut se construire que par un déploiement continu et intégré de facteurs essentiels comme, la liberté individuelle et collective, la pratique démocratique, le droit fondé sur la justice sociale, le développement économique, social et culturel, la transparence et l'alternance ".

La liberté, la démocratie, le droit, la transparence ou l'alternance ne s'octroient pas.

Ils ne peuvent être imposés ou offerts par la magnanimité d'un pouvoir autoritaire. Ils s'acquièrent par une lutte politique, sociale et culturelle de tous les instants. Ils ne peuvent être que le fait conscient d'une société désireuse de se prendre en charge par le travail, le savoir et la culture. Notre pays, semble enregistrer un point d'inflexion dans son cheminement historique. Il ne serait pas objectif d'en sous-estimer la signification et l'importance. Ahmed Mahi a bien analysé la réalité du pays qui l'interpelle fortement depuis son exil forcé. Treize années après ses déclarations, voilà que les hirakistes s'emparent de ses citations. Il en fut de même avec ses déclarations pertinentes sur l'islamisme politique ravageur à travers ses multiples formes d'intervention dans un environnement national politiquement figé et dominé par des forces centrifuges mues par le populisme, le clanisme, le régionalisme, le népotisme, l'opportunisme, la corruption, etc. Il a été l'une des très rares personnalités à honorer les invitations aux nombreux débats publics. Il a fait preuve d'un certain niveau de courage politique et physique ainsi que d'un profond engagement pour oser se risquer sur ce terrain. Rares étaient ceux qui osaient dénoncer le système de pouvoir qui a mené le pays vers un système de type autoritaire, fondé sur la rente pétrolière, sur sa répartition clientéliste, régionaliste voire népotique et coercitive. Pour Ahmed Mahi, " C'est cette réalité que notre pays présente face à un monde en mutations profondes. Ce n'est pas la réalité des apparences, de l'autosatisfaction ou des illusions, mais celle du vécu et des profondeurs de notre société, celle surtout du quotidien et des perspectives de ses travailleurs, de ses élites, de sa jeunesse, de ses femmes, de ses personnes âgées, celle essentiellement de nos capacités effectives de productions matérielles et culturelles, celle du niveau de notre savoir et de notre savoir-faire individuel et collectif, celle de nos campagnes et de nos villes etc. " précisera-t-il à l'occasion d'une table ronde.

Son ouvrage (5) sur le mouvement étudiant (1959-1965) ", constitue une précieuse contribution à l'analyse du mouvement étudiant qui a marqué, par son action, une période cruciale de la vie politique du pays, durant et après la lutte de libération nationale. Interview par la presse (6) Ahmed Mahi, précise que son livre-contribution a été écrit sous l'émotion suite au décès, survenu le 23 décembre 2013, de son camarade de lutte et ami Houari Mouffok, engagé à ses côtés dans le mouvement étudiant durant la guerre de Libération nationale et après l'indépendance du pays. " Mouffok a été un artisan efficace et efficient du dépassement de la crise qu'avait connue l'Ugema de 1960 à 1962. Exclu arbitrairement de la conférence de l'Ugema organisée en avril 1961 à Cologne, en République fédérale allemande, parce qu'il était catalogué comme marxiste. Le premier président de l'Unea,(7) a subi la répression, la torture, l'humiliation, la prison après le coup d'Etat du 19 juin 1965. Son épouse et ses enfants en bas âge ont été harcelés et terrorisés, dépossédés de leur appartement et contraints de se frayer les voies de l'exil. Sa vie a été ainsi brisée, à moins de trente ans, parce qu'il était porteur d'idées, parce qu'il a osé penser librement et autrement qu'au niveau des cercles du pouvoir. Nombre de dirigeants et de militants de l'Unea ont subi un sort similaire à celui de Mouffok. Que de vies de militants dans le mouvement politique national avant, pendant et après la guerre de Libération nationale ont été brisées par l'étroitesse populiste, nationaliste, idéologique, etc. Ils ont lourdement payé pour leur témérité. L'autoritarisme du pouvoir et la répression sévère les a poussé vers la clandestinité et l'exil forcés ". Ce livre, éclairage sur le mouvement étudiant, est considéré par son auteur comme un témoignage, non exhaustif, visant à éclairer l'opinion publique du grand public sur un pan historique totalement ignoré.

Ce grand humaniste pétri dans les valeurs universelles et fermement enraciné dans son terroir culturel national, vient de tirer sa révérence. Nous garderons profondément en nous son souvenir. Il restera toujours présent dans nos cœurs et dans la mémoire des hommes libres qui veulent remettre le monde à l'endroit. Puisse son exemple inspirer les générations futures à porter dignement son message de résistance et de fraternité !

*Ahmed Mahi, 86 ans, natif de Mecheria (wilaya de Naâma), Ahmed Mahi, Docteur En Engineering ex-dirigeant de l'UNEA et du PAGS, cadre supérieur au ministère de l'Energie et des Industries pétrochimiques et à Sonelgaz et directeur général adjoint à l'Institut supérieur de gestion et de planification (ISGP).

Notes :

1- Karl Marx- Friedrich Engels (L'idéologie allemande)

2- le Quotidien d'Oran du 5 décembre 2003

3- Platon

4- Le Quotidien d'Oran des 10, 11, 12,13 janvier 2005.

5- " De l'UGEMA a? l'UNEA : témoignage sur le mouvement étudiant (1959-1965) ", Ahmed Mahi. Ed Inas Ed 2014. En annexes des notes sur le VIe congrès de l'Unea et l'appel de Krim Belkacem aux étudiants algériens.

6- Le Soir d'Algérie. (interview de Brahim Taouchichet)

7- " Parcours d'un étudiant algérien de l'UGÉMA à l'UNÉA ". Houari Mouffok. Éd. Saint-Denis : Alger : Bouchène , 1999. Préface : Nourredine Saadi

8- Lire témoignage paru dans Le Quotidien d'Oran du 25-12-2013 signé Kharroubi Habib.