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Les forces d'intégration

par Arezki Derguini

Les deux forces d'intégration nationale sont la redistribution et le marché. Dans une économie intégrée, le marché supporte la redistribution. Dans les sociétés émergentes riches en ressources naturelles, la redistribution doit créer le marché pour substituer des ressources renouvelables à celles qui ne le sont pas.

La première intégration nationale a été réalisée grâce au monopole étatique sur les richesses naturelles et à la redistribution de leur produit. Les secteurs de l'emploi public, de l'éducation et de la santé ont été les principaux vecteurs d'une telle intégration. Un demi-siècle plus tard, la fiscalité ordinaire n'a pas étoffé la fiscalité pour donner à la redistribution la capacité de faire face au développement des besoins sociaux qu'elle a suscité. Le marché ne s'est pas détaché de la redistribution publique pour lui donner une nouvelle base et celle-ci ne peut pas durablement s'appuyer sur une dissipation de ressources non renouvelables. Nous les consommons plus vite qu'elles ne se produisent. La redistribution devra dépendre davantage du marché, donc des riches et des richesses autres plutôt que des ressources naturelles.

La question qui se pose désormais est la suivante : les individus voudront-ils devenir solidaires de sorte que les riches puissent et doivent l'être aussi ? La dictature et la redistribution basée non pas sur la solidarité sociale, mais sur la dissipation du capital naturel, a rendu celle-ci caduque : le riche a été libéré de son devoir de solidarité sociale, l'individu de la solidarité familiale. Ce qui a été ressenti comme un progrès (émancipation des liens personnels et sociaux) révèle maintenant une autre face (dépendance étrangère). Notre société qui ne comptait pas dans le passé précolonial sur le monopole de la violence pour s'entendre est devenue hobbesienne : l'homme est devenu un loup pour l'homme. Nous allons bientôt être placés devant un choix : les puissants financeront-ils leur protection par la dictature ou par la solidarité sociale maintenant que la distribution de la rente n'en est plus capable ? L'illusion selon laquelle les puissants peuvent se protéger sans la solidarité de la société a conduit bien des sociétés à des guerres civiles.

La redistribution nationale n'ayant pas été relayée par la force d'intégration marchande, la dynamique des besoins s'est trouvée en porte-à-faux de la dynamique économique. Elle a suscité la production d'une demande sociale, mais pas celle d'une offre qui puisse la soutenir une fois les limites de la redistribution atteintes. Elle n'a pas investi dans la production d'une force d'intégration marchande, dans la production d'une vie matérielle autonome. La redistribution a pris à la vie matérielle sans lui restituer et le marché n'a pas su lui donner pour qu'elle lui en rende davantage. Car la vraie richesse est celle de la nature et du savoir. Les capitaux physiques et financiers ne sont que des rejetons.

Mais plus que cela, le monopole de la violence et la redistribution qui étaient censés être deux conditions de constitution d'un marché national ont détruit les forces d'intégration locales qu'elles ont considérées comme un obstacle aux forces d'intégration nationale. Elles ont détruit les solidarités au sein des territoires et les complémentarités entre eux. On a opté pour une politique de la table rase[1]. On a cru pouvoir substituer de manière autoritaire des forces d'intégration nationales aux forces d'intégration locales.

Les échanges entre les territoires et en leur sein ne se sont pas développés selon leur propre dynamique de différenciation, mais des échanges leur ont été surimposés selon une dynamique étatique par une politique d'industrialisation qui n'a pas consisté en une intensification et mécanisation de l'activité locale. L'activité locale ayant fait l'objet d'une politique de la table rase plutôt que d'une politique d'incorporation de nouvelles activités. Il en est résulté une industrialisation en porte-à-faux de la dynamique sociale de différenciation de la vie matérielle et sociale, une importation d'activités et de savoirs qui n'ont pas été incorporés par la société.

On a inversé le processus d'intégration nationale : il est parti de l'extérieur (importations) et a dissocié la dynamique étatique de la dynamique sociale. La dynamique étatique s'est construite sur un modèle importé ne se soutenant pas d'une dynamique sociale interne. Avec l'essoufflement de la dynamique étatique s'est découverte une société ayant désappris ses savoirs et n'ayant pas pu s'incorporer les savoirs du monde.

Le processus d'intégration n'est donc pas parti d'un processus interne de différenciation de l'activité et n'a servi que marginalement à l'incorporation de nouvelles activités. La société n'était pas active, l'État seul devait l'être. Une minorité fortement socialisée a été formatée et a pris une part active dans le processus d'intégration par la redistribution, mais est restée tributaire de la dépendance étatique. Une autre a pu ainsi squatter l'État. La société est restée globalement passive, incapable de s'incorporer et d'accumuler le savoir-faire du monde. La vie matérielle et sociale autonome s'est trouvée appauvrie. La société a été séparée de son ancienne économie traditionnelle et de la nouvelle publique. La privatisation n'a pas conduit à une réappropriation sociale cohérente, mais à une privatisation informelle de l'État par une minorité qui a pu tirer profit de son capital social et politique.

Le processus de différenciation de la vie sociale et matérielle suppose une intensification de son activité avec l'incorporation de nouvelles activités [2]. Il n'a pas consisté en une destruction créatrice (Schumpeter) de l'activité sociale, en un renouvellement de son activité. Il a abouti à une déprise de la société sur son activité.

Les fellahs ont abandonné leur activité, la terre a été libérée de leur emprise, elle est maintenant confiée à des concessionnaires capitalistes peu soucieux de sa pérennité. Ils considèrent la terre comme un facteur de production parmi d'autres qui n'est intéressant que parce que rentable. Au contraire du fellah ils peuvent exister sans elle. La terre a cessé d'être un facteur d'intégration. Le rapport du fellah à la terre était un rapport de coexistence. Qu'elle puisse lui rapporter un profit parce que bien entretenue, qu'il puisse détacher le facteur terre de la propriété collective, le voilà en situation de devenir capitaliste.

C'est pourquoi le rapport à la terre ne peut pas être confié à des exploitants à la recherche d'un profit. Cette recherche ne nécessite pas la préservation du capital naturel et du rapport d'appartenance réciproque de la terre et de la collectivité. Sous la domination d'une compétition financière aveugle, il y a tendance à concentrer le capital dans une seule forme, à convertir toute forme de capital (capital social, humain et naturel) en capital argent sans prendre soin de la reproduction des autres formes qui le nourrissent pourtant. Cela se traduit dans les sociétés périphériques par une destruction des milieux de vie, du capital naturel et du capital social et un exode du capital financier et humain. Le capital financier aveuglé par sa compétition devient un facteur de désintégration.

La terre doit rester un facteur d'intégration, le rapport à la terre doit rester un rapport collectif de coexistence : il était tribal, il doit devenir régional. La considérer comme un facteur de production dont le propriétaire serait l'État, c'est aller vers sa destruction et la dispersion de la société. Les formes nomades de capital (financier et humain) ne doivent pas être destruction des formes territoriales du capital (naturel et social). La production ne doit pas s'abstraire du milieu naturel qu'elle viserait à reproduire artificiellement, la société doit faire corps avec son milieu de vie. Elle doit en prendre soin et en élever le potentiel. Le capital ne doit pas s'abstraire au point d'appauvrir le milieu de vie, il doit l'enrichir pour ne pas subir le processus de concentration du capital dominant à l'échelle mondiale. Le capital doit pouvoir avoir une assise territoriale. Face au mouvement d'abstraction (et d'objectivation) du travail, la région doit pouvoir entretenir un milieu de vie suffisamment cumulatif de capital naturel, infrastructurel, relationnel, social et humain (savoir tacite) pour attirer, fixer les formes abstraites et nomades de capital. On ne peut pas fixer les formes abstraites de capital autrement que par le moyen de " l'attractivité du territoire ", de la performance des formes territorialisées de capitaux. Le territoire est le milieu d'interaction de différents capitaux dans un système de production mondial qui se fragmente et se polarise. Il est le centre d'accumulation et de fixation des formes de capitaux non déterritorialisées. L'économie doit renoncer au fantasme de s'abstraire de la nature pour s'en passer. Le mythe de l'Incarnation a épuisé sa fertilité, l'Homme ne remplacera pas Dieu, ses œuvres (externalités négatives) en attestent. En détruisant la nature et la société, l'économie se délite. La société ne doit pas se séparer du système Terre[3], elle doit s'émanciper de la compétition financière aveugle qui réduit l'humanité et la terre en facteurs de production. Le capital financier doit être au service des autres formes de capitaux.

C'est ce rapport à la terre, terre " nourricière ", qui est au départ du processus d'individuation collective. La prise collective, la prise de corps de la société, commence avec la prise territoriale. Elle s'en détache quand la production industrielle embrasse la production agricole et fait de la terre un simple facteur de production. La société fait corps autour de l'industrie avec le marché et la redistribution. Dans notre cas, la production et les marchés locaux font place à un marché national soutenu par la production d'hydrocarbures et les importations. Avec la globalisation qui fragmente les chaînes de production et polarise les centres d'accumulation, le territoire peut retrouver un rôle qu'il possédait avant le capitalisme, s'il peut l'assumer de par le développement de ces formes de capitaux non délocalisables[4].

L'échec des sociétés postcoloniales tient dans la désolidarisation qu'elles ont effectuée entre la nature et de la culture, autrement dit entre la vie matérielle et l'économie, entre la société et l'économie. D'où leur incapacité à engager une dynamique d'accumulation. La culture matérielle n'a pas cultivé la vie matérielle, elle l'a exploitée et écrasée : les déchets s'accumulent et la production s'effiloche ; l'économie n'a pas rationalisé le comportement social[5], elle l'en a séparée et déstructurée, elle a fait du citoyen un pur consommateur, elle a ignoré les processus sociaux de rationalisation en cours[6].

Les marchés inter et intra tribaux ou inter ou intra-urbains n'ont pas pu compter sur des dynamiques sociales pour s'étendre, n'ont pas étendu leurs relations d'interdépendance et leur capacité d'intégration au point de faire du marché une force d'intégration nationale. Elles n'ont pas pu s'élargir et inclure davantage d'activité sociale. Les marchés nationaux alimentés par les importations n'ont pas permis l'intégration des activités locales aux activités internationales, mais la seule production des hydrocarbures. Les marchands locaux ne sont pas devenus des exportateurs et les importateurs s'appuyant sur le monopole de la violence ont substitué une production importée à une production locale sans vouloir investir dans celle-ci. L'État n'ayant pu faire que de la redistribution et non de la production, l'activité dite d'import substitution s'est substituée à la production locale plutôt que mondiale.

L'opposition des forces d'intégration

Les forces d'intégration ne se sont pas complétées, elles se sont opposées. La doctrine du socialisme qui fut adoptée a opposé d'une part le marché et la redistribution (la force d'intégration marchande et la force d'intégration publique), d'autre part la force d'intégration locale et la force d'intégration nationale (les liens sociaux primordiaux et les liens secondaires). Le socialisme a en fait institué un culte de l'État. Le monopole de la violence ayant été mal institué, il est resté la préoccupation majeure de l'État qui s'est alors méfié de toute différenciation. De ce culte, nous sommes toujours les apôtres et les dévots. Nous réclamons toujours plus d'État à contre-courant du mouvement réel. Les habitudes ont la vie dure, dit un proverbe.

La production publique a été une production de redistribution : elle a redistribué les revenus du pétrole au travers d'une distribution des marchés, des services, des profits et des salaires. Les marchés ont été soutenus par une politique des prix et de répartition des revenus en faveur de la consommation (rentes et salaires) et non de la production (profits). La politique keynésienne a été transposée de pays riches en surproduction à un pays en voie d'industrialisation. On a déraciné Keynes et il n'a pas " pris ". Les entreprises n'ont pas produit de profit par l'innovation, mais par capture de la rente, la production consommation n'a pas donné lieu à une accumulation, mais à une dissipation.

Patrimonialisation et dilemme social

De cette opposition entre la force d'intégration sociale locale et celle publique nationale, est né celle entre le familier et le citoyen quelconque. En contexte de pénurie, il en est résulté un dilemme social : comment au sein de la redistribution publique servir simultanément et équitablement ses proches et le citoyen quelconque dans un contexte non pas d'abondance, mais de pénurie ? Comment obéir au droit et ne pas céder à la pression sociale ? La " corruption " politique en a découlé : en contexte de rareté, le choix qui servir, un individu quelconque ou un proche (ou simplement un individu qualifié avec lequel on peut interagir) ? s'impose. En prenant l'exemple d'un médecin, au milieu de l'échelle sociale, et en le plaçant devant la situation suivante : s'il ne peut pas sauver tous ses patients, lesquels laissera-t-il mourir ? Fera-t-il un tirage au sort, considérera-t-il indifféremment les individus dans la file d'attente, ou prendra-t-il l'individu " influent " (proche ou lointain) indépendamment de sa position dans la file d'attente ? À quel reproche, pression, fera-t-il face ? À celui de son milieu d'interaction ou celui de l'État ? Nous connaissons la réponse : ne pouvant se dérober à son milieu d'interaction, il fera fi de la file d'attente, il n'optera pas pour le tirage au sort qui ne lui sera pas imposé du reste. Nous connaissons ce mépris théorique du milieu d'interaction depuis l'indépendance. On n'a pas voulu fabriquer un citoyen à partir de ses interactions, mais à partir de son abstraction, la séparation de son milieu d'interaction. On prétendait fabriquer un individu es qualités, cela a donné un individu passif et quelconque. En contexte de rareté, le capital (au sens de P. Bourdieu) social et politique (al ma3rifa), puis l'argent finissent par l'emporter sur la file d'attente et le tirage au sort. Car face à la dégradation programmée du capital social et du capital politique, l'argent qui solde les comptes finit par leur succéder.

Cela signifie-t-il que la file d'attente et le tirage au sort pouvaient l'emporter sur le capital ? Pas du tout. La file d'attente et le tirage au sort qui considère indifféremment les individus ne favorisent pas l'accumulation et donc le combat contre la rareté. Il y a longtemps que la Science économique affirme la supériorité du marché sur ces autres formes de la répartition. En vendant aux plus riches, le profit du vendeur assure la pérennité et le développement de son activité au contraire d'une politique des prix administrée en faveur des pauvres. Si le vendeur réinvestit son profit, élargit son marché en réduisant ses coûts et en améliorant la distribution des revenus, il fait reculer la rareté. C'est ce qui fait que la politique des prix administrée se révèle une politique de redistribution plutôt que de production. Dans notre politique d'industrialisation, l'État a été incapable de réaliser ce qu'il prétendait : améliorer à la fois la production et la distribution de revenus. La politique des prix et des revenus aura consisté non en une production, mais en une distribution de revenus. Le comportement des agents induit par le comportement étatique n'était pas d'accumuler, mais de dissiper. Ce qui est en fait décisif, c'est le comportement social (de l'entrepreneur et du consommateur) indissociable du contexte dans lequel il opère. Le producteur cherche-t-il à capturer une rente et/ou à produire des salaires et des profits ? Dissocie-t-il ou associe-t-il son intérêt à celui de " l'industrie "[7] nationale ? Et le peut-il ? Dans un contexte de rareté et de dégradation du capital social et politique, l'argent finit par triompher de la société et de l'État et le capital se dissipe au lieu de s'accumuler. L'argent ne s'accumule qu'en compagnie des autres formes de capitaux. C'est dans cette voie que nous cheminons.

À la file d'attente et au tirage au sort (propre au contexte de rareté), nous avons ajouté des critères de sélection pour mieux laisser faire à l'argent le travail d'érosion du capital social et politique. Et le comportement social n'a pas changé, il est resté de dissipation et non d'accumulation (il ne vise pas à améliorer le savoir-faire, la confiance sociale et politique), il sert d'abord ceux entre lesquels existent ou peuvent exister des relations d'interdépendance réciproque et il laisse tomber l'individu sans qualité. Au lieu de continuer à fabriquer des individus sans qualités et de soumettre les individus aux riches interdépendances réciproques à la clandestinité, il faut inverser le processus.

La logique qui a voulu imposer une force d'intégration nationale (la redistribution et le droit) à une force d'intégration sociale locale (familiale, de voisinage, de coutume ou d'interdépendance réciproque[8]) ou marchande n'atteint pas sa fin dans un contexte de pénurie. Elle accroit le pouvoir de l'argent et détruit la confiance sociale et politique. Le capital social de l'individu (P. Bourdieu[9]) l'emporte sur celui de la société (R. Putnam[10]) et le droit dans sa généralité ne peut pas devenir effectif. Une telle opposition du droit et des dispositions sociales est à l'origine de la patrimonialisation de l'Etat[11] (source de la richesse) et de la défiance politique.

Elle a eu donc pour résultat de déconnecter la logique d'intégration marchande de la logique sociale à partir de laquelle la composante argent aurait fait partie de la reproduction élargie de capital. Avec la privatisation et le nouveau pouvoir du capital argent (qui achète tout ce qui s'échange, se vendant ou pas sur un marché), celui-ci finit par se substituer à une partie du capital social (al ma3rifa, relation non marchande d'un rapport d'interdépendance réciproque) pour pallier à la déficience croissante du droit et de la redistribution sans que sa capacité d'intégration ne prenne soin de se substituer à la capacité d'intégration locale. Quand on a l'argent, on n'a pas besoin de capital social, nous fait penser injustement une expérience trop courte. D'où la tentation de substituer la privatisation de l'activité pour soustraire le capital public à l'emprise du capital social privatif (P. Bourdieu) et équilibrer des comptes. Le problème c'est que la privatisation, si elle permet d'équilibrer des comptes, n'aboutit pas à la formation d'un marché comme force d'intégration nationale. La privatisation segmente davantage la société en catégories, celles qui ont accès au marché ne sont pas suffisamment significatives, elles ne constituent pas la majorité de la population.

La privatisation et le capital argent ne suffisent pas à mettre en cohérence l'activité sociale, à faire une économie de marché. La solution est dans un alignement du droit, du capital social et politique qui mette en cohérence les pratiques sociales et rende possible une accumulation élargie du capital. Par capital en général, il faut entendre les différentes formes de capital, avec un intérêt particulier pour celle naturelle, humaine, sociales et politique.

Dans les faits le développement de la vie matérielle et sociale suppose que la différenciation marchande élargisse l'intégration non marchande qu'elle ne défait pas, mais qu'elle renforce. C'est cette intégration non marchande qui donne la portée de la différenciation marchande. Le monopole de la violence n'a pu créer un espace national que dans la mesure où il a pu entretenir des flux et les faire vivre. La séparation marchande est négative si elle n'est pas comprise dans une relation positive d'intégration sociale. Elle creuse la relation de différenciation, mais ne fait pas tenir le tout de la différenciation. Nous ne pouvons pas être quittes dans toutes nos interactions. Pour investir dans l'avenir, de quelque manière que ce soit, nous avons besoin de la confiance. La confiance sociale est comme l'huile qui graisse le moteur de la mécanique marchande, elle réduit ce que l'économiste appelle les coûts de transactions. La confiance politique est ce qui nous fait croire à un avenir. L'argent n'achète pas tout et ignore les frontières, l'étendue de son pouvoir restera toujours limitée.

Ce qui fait l'économie solidaire de la société, ce sont les relations d'interdépendance réciproque entre les individus, la production circulation de formes de capital (confiances, savoir et argent) et l'intégration sociale que cette production circulation permet.

La redistribution publique en économie de marché est elle-même une relation d'intégration non marchande (ce que nous nous devons mutuellement pour former une société), elle imite à une échelle nationale la relation locale d'interdépendance réciproque non marchande. Ce qui était propre à la famille ou au village est maintenant partagé avec la société qui s'est incorporé les relations marchandes (relations avec les tiers) devenues importantes. L'esprit de corps a gagné une autre échelle. Dans notre cas d'économie rentière, cette relation d'interdépendance est asymétrique (ce que nous nous devons mutuellement de la répartition de la rente pour former une société), c'est une relation de dépendance vis-à-vis d'un centre unique, l'État.

Même si l'argent était en mesure de se transformer en véritable " équivalent général " (K. Marx), donc de tout acheter, il fragmenterait la société sans lui permettre de faire corps. Il rend quittes les individus. L'assistance du monopole de la violence et de ses institutions ne pourrait suffire. Il faut qu'avec le capital argent puisse être produit du capital social et du capital politique (par lequel la société se projette) dont la fonction est précisément de faire tenir le tout, de produire de l'association. Le premier dissocie, différencie, les seconds associent.

En guise de proposition : constitutionnaliser l'usage de la rente

Ce qui a fait que la redistribution n'a pas pu donner lieu à une économie de marché c'est d'être allée à contre-courant de certaines dispositions de la société ne permettant pas ainsi l'accumulation de certaines formes du capital (confiance dans le groupe, la société ; savoirs). La rente se trouvant seulement convertie en seul capital argent. Car on l'aura compris, l'accumulation n'est pas la seule accumulation du capital argent. Les " formes souches " du capital sont le capital social (dans ses deux formes : confiance sociale (Pierre Bourdieu) et capital relationnel (Robert Putnam)) et le capital culturel (au sens collectif de savoir-être, savoir-faire et savoir-vivre, et non au sens privatif de P. Bourdieu), la forme argent n'est qu'une forme dérivée, objectivée des autres formes de capital, directement du capital naturel et culturel, indirectement du capital social et politique.

Pour fixer la perspective, au moment où il est question de Constitution, je veux soutenir que la condition d'une accumulation des différentes formes de capitaux est la suivante : l'usage de la rente doit être envisagé comme un prêt des générations futures aux générations présentes et comme le principe d'une économie de crédit. Une manière de rétablir le capital naturel et les formes de capital primaires dans leur droit. La rente comme capital argent peut être ainsi convertie en capital, la forme argent se développant avec les autres formes. Une telle constitutionnalisation exprimerait une volonté réelle de mettre fin à la corruption et à la dépendance à l'égard du pétrole.

Avec le resserrement de la contrainte marchande, on aura tendance à prêter aux entreprises qui pourront rendre plus qu'elles n'ont emprunté, ce qui ne fera que confirmer la propension ancienne à substituer du capital argent aux formes naturelles, sociales et politiques du capital. Autrement dit à détruire ce que j'ai appelé les formes souches ou primaires du capital et à saper les bases d'une accumulation autonome.

C'est au milieu de vie qu'il faudra prêter, car c'est en eux que le capital dans ses différentes formes se combine et peut s'accumuler. Au plan théorique, tout se passe comme si je pouvais étendre les trois états du capital culturel de Pierre Bourdieu au capital en général : il faut distinguer des états incorporés du capital (le capital humain, le savoir tacite, la coopération, le capital politique), l'état objectivé du capital (capital physique et technique) et l'état institutionnalisé du capital[12] (monnaie, titres divers et autres institutions). J'ai déjà distingué les dimensions territoriales (les états incorporés et institutionnalisés) et nomades/abstraites (les états objectivés), les formes primaires et les formes dérivées. En simplifiant beaucoup, on peut dire que le capital est un tout complexe, il est à la fois confiance, coopération, savoir, matière et énergie, qui se différencie en différents états ou formes pour se développer.

C'est au regard du milieu qu'il faut prêter plutôt qu'à celui de ses éléments. " Les usines ne sont que des éléments de systèmes plus vastes de production et de consommation ... les firmes sont de plus en plus dépendantes de leur environnement, national ou local. ... La compétition moderne ne se joue pas entre des firmes isolées, mais entre des tissus, des écosystèmes, des territoires. ... la dimension relationnelle de l'économie devient cruciale ... plus les systèmes techniques sont complexes, intégrés, plus ils sont fragiles, et plus leur bon fonctionnement dépend de la qualité des réseaux humains qui les gèrent et les entourent ! ... le contexte social et territorial joue donc un rôle crucial. Les régions qui gagnent sont celles qui présentent un haut niveau de coopération "[13].

Il s'agira donc de prêter pour développer du capital social, du capital politique, du capital humain et du capital physique, les uns n'allant pas sans les autres et cela dans la perspective d'une répartition équitable du capital, autrement dit d'un rapport vertueux entre les différentes formes du capital. On prendra soin du capital naturel et l'on évitera de concentrer abusivement du capital physique et humain.

L'argent n'est pas allé à ceux (milieux et individus) qui pouvaient convertir le capital argent en capital matériel et immatériel. Des banques régionales (et même des monnaies locales complémentaires, car toutes les régions ni toutes les localités ne peuvent être mises au même niveau de capacités ni avoir les mêmes missions) doivent pouvoir être créées pour prêter l'argent de la rente à des milieux avant d'être prêtées à leurs éléments. L'entrepreneur appartient toujours à un milieu qui prend en compte ses externalités positives et négatives. L'entreprise ne peut pas être l'affaire d'actionnaires et d'employés n'envisageant que leurs intérêts. Les consommateurs doivent prendre conscience de leur force sociale. Le producteur ne doit pas dominer le consommateur. C'est la production consommation qui fait l'accumulation. Ils doivent autant peser sinon plus sur la production que les actionnaires et les employés. Servir le consommateur doit prendre un autre sens que celui de servir un consommateur individualisé par des préférences. Les consommateurs doivent redevenir maîtres de leurs préférences collectives. On peut définir l'entreprise comme une entité sociale qui polarise les ressources de différents milieux. Les consommateurs ne doivent pas être atomisés en face d'elle. Les consommateurs " élisent " les producteurs, ils doivent être partie prenante de la décision économique. La région peut leur accorder un tel rôle. L'entreprise doit devenir un élément actif dans des milieux actifs plutôt que passifs. Elle n'obéira donc pas qu'aux intérêts financiers des actionnaires et des employés comme le souhaite la science économique standard. Ses effets sur les différents milieux, ses interactions avec leurs éléments, doivent être pris en compte, considérés de manière à améliorer les milieux de vie.

On ne veut pas voir qu'il faut du capital politique pour pouvoir accumuler du capital tout court, qu'il faut du leadership pour donner une direction à la coopétition sociale. Le régime militaire au lieu de faire produire du capital politique, économique et social, en a usé et abusé, dissipé, dans son souci de monopoliser l'usage de la rente. L'ordre militaire auquel il a voulu soumettre la société a été contreproductif.

Le capital politico-militaire qui l'a porté à s'imposer ne s'est pas différencié et n'a pas engagé un processus d'accumulation. Car il n'a pas valorisé le capital social et culturel, tout au contraire.

Afin qu'une telle inscription de la rente comme prêt dans la Constitution survienne, il faudrait que les militants politiques ne fassent plus de leur organisation des instruments de conquête du pouvoir politique, mais les instruments de la formation d'un capital politique et social. Il s'agit de produire de la confiance sociale et de la confiance politique, de former des communautés d'action. Il ne s'agit plus pour les partis de " représenter " la société, de former des partis de permanents, il s'agit de s'organiser et de se mobiliser autour d'objectifs collectifs concrets. De fabriquer des leaders compétents et des missions autour desquels la société peut faire corps. L'État ne peut pas " réaliser " avec un corps social passif autrement qu'en puisant dans les ressources naturelles et les épuisant. Il doit devenir l'intercesseur d'un corps social actif. J'appellerai "région", le milieu de vie où la société peut faire corps autour de leaders et d'objectifs dont elle a la mesure, où elle peut expérimenter, accumuler et où la redevabilité n'est pas une fiction. Et l'Etat, l'intercesseur qui permette aux démarches régionales de faire démarche nationale.

La constitutionnalisation de l'usage de la rente conditionne l'émergence de certaines institutions nécessaires pour sortir de la dépendance au chemin emprunté[14]. Il y a longtemps qu'existe un consensus politique selon lequel la dépendance aux hydrocarbures mène à la faillite de l'État et à la désintégration sociale. Mais il n'a été jusqu'à présent que théorique. Sortir de nos anciennes habitudes, de la dépendance au chemin emprunté sur lequel les anciens choix nous ont établis, demande un effort important et pas seulement du temps. Les anciennes institutions et habitudes sont des obstacles, la naissance de nouvelles institutions et habitudes aurait pu être laborieuse n'était-ce la jeunesse de notre population qui rêve de s'élancer vers de nouveaux horizons. Il ne suffira pas de débureaucratiser, d'insuffler de la concurrence, ce qui pourrait être l'occasion d'alléger l'État réalisateur. Un tel dégraissage, comme le promet une certaine libéralisation, s'il évite à l'État de dérailler, ne protège pas la société. Il ne pourrait que nous garder dans le vieux chemin et fabriquer une économie et une société d'archipel[15]. Il faut créer de nouvelles institutions, comme des banques régionales et des assemblées régionales, pour que la société puisse se dérouter sans dérailler, paver la voie d'un nouveau chemin, celui de réelles intégrations sociales, marchandes et non marchandes. Il faut être conscient que l'intégration nationale et internationale passe aujourd'hui par l'intégration régionale.

Notes

[1] Dans ce sens on peut dire que le président Boumediene n'était pas un bon militaire, sa doctrine lui a fait ignorer le terrain. Il a gagné trop facilement contre la société après une guerre de libération épuisante.

[2] Un bon exemple est donné par Marc Ferro ch.1 L'imprévu : la puissance économique des boutiques chinoises, in L'aveuglement, une autre histoire du monde, éd. Tallandier. Paris, 2015.

[3] Les classes dominantes qui se séparent de la société, qui se bunkérisent, prennent la voie du séparatisme, celui d'un capital financier qui rêve d'une planète de sa création.

[4] " On estime que les dix premières grandes régions urbaines (Tokyo-Osaka, le corridor Boston-New York-Washington, le bipôle San Francisco-Los Angeles, etc.), qui regroupent 6% de la population mondiale, concentrent 40 % à 50 % du PIB mondial et 80 % de la création technologique. " ... "Près des trois quarts des doctorats soutenus aux États-Unis dans les sciences de la nature et l'ingénierie le sont par des étrangers. Plus de la moitié des Nobel " américains " sont nés hors des États-Unis ". Pierre Veltz, la France des territoires. Défis et promesses, p. 46 et 47. Eds L'Aube, Paris, 2019.

[5] L'économie comme rationalisation de l'activité sociale (optimisation, mais selon Max Weber) réinscrit l'économie dans la société. Exemples concrets, l'incorporation par la société de la voiture et du téléphone portable se révèle avoir créé plus de désordre individuel, de gaspillage, que d'ordre social et économique. Bien sûr, tout le monde n'est pas dans la même travée.

[6] Dans L'Éthique protestante du capitalisme, Max Weber montre comment le comportement " capitaliste " embraye sur le comportement religieux (puritain).

[7] Qui au départ, en 1370-72, signifiait " habileté à faire quelque chose " (Oresme, Ethiques, éd. A. D. Menut, p. 213, 57d).

[8] Le médecin par exemple face à une personne qualifiée est en mesure d'établir une relation d'interdépendance et de réciprocité qu'il ne peut pas établir avec une personne " quelconque ".

[9] Le concept de capital social renvoie aux ressources que l'individu mobilise à travers les réseaux de relations dans lesquels il évolue : famille, amis, collègues de travail, voisinage.

[10] " Pour nous, ce concept désigne les aspects de la vie collective qui rendent la communauté plus productive, soit la participation, la confiance et la réciprocité. " Le déclin du capital social aux États-Unis Robert D. Putnam. https://www.erudit.org/fr/revues/lsp/1999-n41-lsp352/005219ar/

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9o-patrimonialisme

[12] Pierre Bourdieu. Les trois états du capital culturel. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 30, novembre 1979.

[13] Pierre Veltz, La France des territoires, défis et promesses. L'Aube. 2019. pp. 32-33

[14] https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9pendance_au_sentier

[15] La mondialisation dessine une nouvelle carte du monde où les grands pôles sont plus proches les uns des autres que de leurs propres arrière-pays, situation que Pierre Veltz appelle " l'économie d'archipel ". Les États-nations ont alors à relever le défi du maintien de leur cohésion sociale et politique. Pierre Veltz. Mondialisation, villes et territoires (rééd. Puf, 2005)