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Vingt ans : l'âge adulte !

par Slemnia Bendaoud

La rétrospective de ma vie me commande vivement de vous livrer le récit qui suit : celui d'un jeune Algérien, aujourd'hui âgé de vingt ans. Il est le mien. Mais aussi celui de tout un chacun de ma génération. Celle qui croque à pleines dents ses vingt printemps.

Permettez-moi, honorables lecteurs, à ce propos d'abuser de votre temps pour vous en conter la chronologie de ces jeunes pousses qui passent désormais allègrement à l'âge adulte. Cependant, est-il besoin de vous narrer à quoi ressemblent aujourd'hui mes pairs, mes frères de sang et de même rang, mes camarades de classe de la basse société, mes voisins de palier ou de cage d'escalier, ceux logés à la même catégorie sociale que moi et strate de population, et autres semblables ou êtres comparables, et surtout à quoi aspirent-ils tous. Et sans exception !

Pour une fois-ci, je parle en leur nom même si je n'ai pas leur accord préalable, pensant pouvoir ultérieurement recueillir leur aval ou semblant d'adhésion, à défaut de détenir justement leur assentiment, au regard notamment de ce que je ressens comme eux quotidiennement comme exclusion, marginalisation, privation, déception, frustration?

Mais aussi en considération de ce que je trimballe comme piètre statut et véhicule comme sinistre réputation, et surtout cette rumeur qui court à mon sujet, colportée de bouche à oreille, mais aussi de ce à quoi je rêve tout le temps ou aspire en toute intimité, légalité et légitimité.

Je suis le symbole d'un cauchemar errant ! Je tiens cette terrible réputation de ma maudite date de naissance. Une simple coïncidence ? Un banal hasard ? Une véritable malédiction en perpétuelle répétition !

Un lourd héritage prénatal

Il s'agit d'un sinistre héritage que véhiculent l'histoire du temps et le drastique calendrier de l'humanité. En effet, je suis venu au monde le premier jour de la deuxième décade du neuvième mois de l'année calendaire. À peine, à quinze mois et quelques poussières de jours d'un siècle nouveau qui pointait déjà à l'horizon.

Le monde dans son ensemble ?sans vraiment me connaitre ou encore chercher à me confondre avec les mobiles de ce drame enregistré le jour de mon troisième anniversaire- me fait porter seul la responsabilité entière et complète des attentats terroristes de 2001 qui ont visé les USA (Etats-Unis d'Amérique) et étaient à l'origine de pas moins de 3.000 morts et quelques 629 blessés.

L'Algérie dans toute son intégralité et surtout composante humaine me condamne très fermement et bien sévèrement pour avoir osé pousser Liamine Zéroual à définitivement renoncer à son mandat ou encore à se séparer, dans un moment de colère, du pouvoir au profit d'Abdelaziz Bouteflika, dans un scénario de semblant d'élections pluralistes, à l'avance arrangées sinon à dessein truquées à son seul profit.

En effet, tous ceux qui étaient contre le départ précipité et imprévu du Président en exercice tout comme tous ceux qui étaient contre la venue impromptue ou improvisée de son déjà connu successeur me désignent à la vindicte populaire, et me qualifient de tous les maux de société et autres noms d'oiseaux dont je continue à toujours porter le malheur qu'ils symbolisent et qui s'abat de tout son poids sur le peuple Algérien.

Ainsi donc, à chaque évènement fâcheux ou fait malheureux qui survient le jour de ma naissance, c'est vers moi que se tournent circonspects et ébahis tous les regards ahuris d'un monde frustré de démocratie ou manquant visiblement de liberté, pour me vouer aux gémonies de l'enfer et proférer à mon encontre tout un chapelet d'insanités qui me touchent au plus profond de mon âme.

Une naissance dans la douleur du malheur

Je vis donc un cauchemar permanant. Un phénomène éreintant. Et tout à fait gratuit ! Je suis, en réalité, moi-même ce cauchemar errant. Celui dont tout un chacun évite d'en parler ou de publiquement le commenter. Je vis dans mon for intérieur cette humiliation tel un terrible malheur, sinon comme cette difficile épreuve qui s'apparente à une vraie terreur.

Je trimbale au quotidien la caricature personnifiée d'un mal certain et incurable qui fait peur à tout le monde pour que tout un chacun s'en détourne ou s'en offusque et s'en démarque, de crainte de subir de plein fouet les foudres de ses flèches infamantes et morsures très venimeuses.

Là où je m'affiche et en tout lieu où je me présente, les hommes comme les femmes me conspuent et m'insultent afin d'éloigner d'eux cette guigne ou supposée poisse qui me colle à la peau, dans un geste devenu très banal et qui se renouvèle chaque année en pareille période ou comparable occasion.

Relever le défi de paraitre bien autrement était pour moi ce seul moyen de pouvoir enfin relever la tête pour faire face à tant d'adversité qui me suivait telle mon ombre, rendant mes journées plus sombres que jamais et mes nuits des plus tourmentées.

Ainsi, suis-je né avec ce mythe de complexe chevillé à mon nom à l'ombre duquel évoluait ma maudite vie dans ce sinistre registre qui me collait tous les malheurs des autres. Jusqu'à me faire porter tout personnellement l'ensemble de leurs responsabilités et méfaits au motif que ma seule date de naissance me condamnait à subir tant de fautes qui me sont tout à fait étrangères.

C'est devenu un peu comme une obsession pour moi de m'identifier à cette date symbolique, fatidique, synonyme de malheur de tout le peuple Algérien, un drame qui se confond avec ma vie de chien dont personne ne compatit à sa douleur.

Et pourtant mes ainés tiennent aujourd'hui tous à me confirmer que mon jour de naissance fut une journée bien ensoleillée, celle d'un automne tout doux comme un petit agneau. Elle n'émargeait ni au registre d'un orage imprévu d'automne incontrôlable, ni à celui d'été au soleil brûlant, en dépit d'un calendrier qui l'envoyait déjà d'un seul jet aux archives de l'histoire. D'autres, par contre, veulent également me coller les malheurs d'une autre date qui n'a absolument rien à voir avec celle propre à ma date de naissance. Pour eux, le 09 avril 1999 n'est qu'une nouvelle page d'un seul et unique feuilleton qui a le même âge que le mien.

Tous me vilipendent et me condamnent sans même m'accorder au préalable ce droit tout à fait légitime de me défendre légalement ou de disposer d'un avocat de mon choix, pour au final m'expédier manu militari en enfer, les mains liées et les pieds ferrés, tout juste parce que le jour de ma venue à ce monde déplait à tout le monde et lui fait craindre les pires malheurs de l'humanité.

Une puberté en quête de liberté

Depuis lors, je ne dispose que de cette piètre image d'un adolescent plutôt enclin à être évanescent, un peu fainéant, fou de rage mais qui nage désespérément et solitairement entre le mirage d'un rêve qui tarde à se manifester et tous les dangers qui le guettent au sortir de sa demeure pour le faire basculer dans les profondeurs abyssales d'un désespoir de cause qui conduit à la mort sous tous ses aspects.

Ma vie se confond bel et bien avec ce malheur imposé à ma génération dont il est très difficile de s'en soustraire. De définitivement s'en défaire. Je ne vis que pour survivre. Et ne respire que pour éviter le pire des situations me submerger.

Je me plais et me complais dans sa position peu rigide qui bascule dans le vide. Je reste de longs moments sans âme, plutôt froid comme la mort, le visage fermé au moindre sourire, les yeux fixés sur le néant. Mon cœur n'éprouve désormais aucun désir. Il n'esquisse aucune évasion. Seul le soupir me fait basculer dans le réel. Aussi, j'ai souvent mal à la tête.

Je la ressens si fréquemment comme très alourdie, abasourdie, complètement étourdie et par moment tombante sur l'épaule. Le corps comme fixé au sol ou scotché à terre, et mes rêves confus ou sans probable dénouement. N'étaient-ce mes traits physiques, je me serais cru dans la peau d'un fagot d'ossements mobile, errant. Un véritable hère qui vagabonde d'ère en ère.

Immobile, je compte les minutes s'égrener et vois le temps passer sans pouvoir en profiter. Telle une vache hébétée par le bruit sonore d'un train qui file à toute vitesse dans une plaine qui somnole encore aux tout premiers rayons de soleil qui marquent le lever du jour imminent, je regarde autour de moi et laisse faire.

J'ai depuis appris à toujours m'accommoder avec ce regard hagard, perdu dans les parages, qui parait tout le temps absent. Tel un vieux en proie à une mort prochaine et plus ou moins certaine, je fais pitié rien qu'à me voir dans mon état figé, la voix inaudible, en dépit de mes lèvres qui remuent dans le vide.

J'ai comme la sensation d'avoir déjà perdu l'usage de mes jambes et ce courage de prendre à bras-le-corps un quelconque engagement. Pour avoir toujours refusé d'avancer. Et peut-être même la tête avec ! Dans le tourbillon de mes fréquents tourments.

Je n'arrive plus à trouver les mots qui indiquent mes douleurs et interprètent mon malheur à l'heure où je m'efforce à imaginer des solutions en rapport avec ces maux de société qui collent comme une sangsue à la peau de ma pauvre génération.

D'aucuns parmi mes amis intimes, personnes très proches, au sein de ma famille et de mon très fermé univers, reprochent à ma génération ce recours tendancieux et très dangereux à ces comportements moyenâgeux qui auront tout détruit de la charpente de nos valeurs sociétales.

Ils m'imputent tous ?à tort ou à raison- cette dérive lourde de sens de m'être écarté de façon si honteuse du produit de ce moule qui a eu pour charge de reproduire cette souche d'une population qui se reconnait dans ses valeurs.

Est-ce tout cela parce que j'émarge à ce registre du mois de septembre que tout un chacun maudit ? Et pourquoi personne n'applaudit mes prouesses ? Ou ne se dilate et désopile la rate d'un rire innocent de mes finesses pourtant enveloppées dans cet humour farceur telles des petits fours cuits dans du beurre ?

Dois-je pour longtemps encore dépendre des frasques de ce déni de désordre qui ne daigne plus mettre de l'ordre dans ma vie et utiles pensées ? Y-a-t-il quelque chose d'autre que j'ignore ?

Comparé aux autres mois de l'année, septembre était pourtant cette année-là plutôt un mois tranquille, assez calme dans l'ensemble. Il marque cette halte obligatoire entre un été visiblement caniculaire et un automne souvent doux et parfois pluvieux. Il est ce maillon libre qui permet ce passage obligé entre deux situations parfois totalement opposées l'une à l'autre.

Il n'est autre que cette puberté juvénile en quête de liberté, gagnée par la force du temps, mais qui avance à grandes enjambées afin de durablement s'inscrire dans le tumulte sans limites de l'âge adulte.

Le tumulte de l'âge adulte

Je suis comme noyé dans un étang infesté de basses mentalités et autres vilaines considérations. Sinon vraiment empêtré dans le pétrin d'un entrain qui ne cesse de tourner en rond dans le vide sidéral imposé par une voix sépulcrale. J'ai plutôt cette stupide impression d'être si profondément fourvoyé dans ces sordides manœuvres propres à un véritable dévoyé. Au point de complètement me dénaturer. Voyons donc ce mode d'emploi.

La recette consiste, bien évidemment, à faire les plus grands louanges au Grand Chef pour au final bénéficier de pas beaucoup ou de si peu de prébendes, mais aussi d'insignifiants dividendes et de subsidiaires victuailles, en guise de retour sur investissement.

C'est d'ailleurs sur ce seul paramètre que se font et se défont les carrières du pré-emploi et des hauts commis de l'Etat Algérien. Sur ce seul registre que sont notés les clients du régime, selon le niveau de leur allégeance à la Grande Cour du système. Tout le monde en est désormais bel et bien conscient. Et tout un chacun se prête volontiers à ce « jeu cupide et très stupide», vraiment malsain.

Pratiquer cette plutôt osée et assez zélée allégeance au Chef, érigée à la base comme «principal ascenseur social» ou même «utile tremplin professionnel» et «éventuel idéal politique», fait donc partie du comportement quotidien du citoyen algérien désireux «arriver avant l'heure» ou avant les autres, en brûlant la politesse à tout son monde et en grillant de nombreuses étapes pour passer outre des haltes obligatoires.

On s'y met donc forcément ou s'y initie finalement de n'importe quelle manière, de sorte à ne jamais rater ce «train de l'aurore» dont n'ont vraiment bonne souvenance que ceux qui l'ont déjà emprunté la nuit tombante ou le jour naissant avec un grand succès ou ceux à qui la vie leur a souri juste à la descente de son magique wagon.

Monter cette «vague de l'opportunisme» à califourchon ou même sur des «radeaux de vrais badauds» importe peu. L'essentiel étant de foncer droit sur son chemin, en prenant le risque d'aller jusqu'au bout du chemin mais aussi le soin de ne jamais regarder derrière soi !

C'est à ces seuls prix-là que se distribuent les cartes et les grands rôles à jouer, à indexer au tout nouveau puzzle, à au plus vite reconstituer, en prévision du schéma de défense ou de positionnement qui se profile en filigrane ou se décline à l'horizon.

Voici donc assez brièvement tracé le schéma de conduite de toute personne qui aspire à «entrer de plain-pied» dans ce «moule mystérieux » plutôt bien moderne qui décide des «apogées et projections futures» des carrières des administrateurs du pays et de la destinée de la Nation.

Toute autre formule d'ascension ou de promotion légale ou vraiment inspirée par le bon sens humain est donc vouée à l'échec, exclue, sinon étouffée à la base ou circonscrite à son menu fretin lorsqu'elle n'est pas énergiquement combattue par les «Sbires» ou autres «Vizirs» de ces «Grands Seigneurs» de la pensée unique.

Dans son habillage plutôt bien moderne, s'annonce, en fait, ce retour assez surprenant et surtout tonitruant à des pratiques moyenâgeuses que tout le monde croyait pourtant comme déjà définitivement révolues et complètement léguées à la vieille histoire de l'Humanité !

A un niveau très élevé des institutions nationales tout comme au plus bas des échelles des représentations publiques de la république, la donne est pratiquement la même, engrangeant même ce surcroit de zèle des subordonnés des Grands Chefs, à mesure que la chose publique s'adresse ou finalement dépend du bon vouloir de cette «basse catégorie d'agents de l'état souvent illuminés».

Pour mieux conforter son raisonnement, on s'invente sans vergogne tous les justificatifs et tous les superlatifs de nature à bien montrer aux autres que l'on se situe vraiment au cœur de l'humeur matinale du Grand Chef. Parfois juste pour monter un instant sur un piédestal longtemps rêvé ou continuellement usurpé ! Et très souvent, pour mieux percevoir sinon leurrer les autres au sujet de la consistance de notre réel poids social ou encore de les persuader qu'on sait déjà se mettre rapidement du côté du plus fort du moment.

Courber l'échine, se plier en quatre, se mettre à plat-ventre, se laisser aller ou laisser faire, prêter le flanc, tremper dans le laxisme, et autres attitudes ou comportements de servilité, ne sont autres que ces «nouveaux modes d'emploi» auxquels s'emploie cette faune d'agents publics dans leurs pratiques quotidiennes.

Tel était donc l'état d'esprit dominant au sein de ma propre génération, salle de classe, palier d'étage de notre immeuble, café des amis, cercle de retrouvailles, aire de jeu commune, pensée ressassée, milieu social de notre quartier natal avant ce 22 Février 2019.

Car, en cette journée mémorable qui restera gravée dans nos mémoires et surtout sculptée dans le très prestigieux registre de l'Histoire de l'Algérie, des voix se sont enfin élevées très haut dans la voûte céleste, des cris de fureur ont fusé tel un vrai tonnerre, des souffles se sont exprimés en toute liberté, des pas ont battu le pavé sans permission préalable, et des gorges se sont déployées, pour que naisse finalement cet espoir des lendemains meilleurs.

Aujourd'hui, une lueur d'espoir guide nos pas et éclaire notre chemin. Et comme mes pairs, je me suis de nouveau mis à rêver en cet Avenir radieux qui fut des années durant assez obscur ! Quitte à ce que ce rêve légitime dérange sérieusement cet «OVNI politique» qui, lui, ne rêve que de cadenas verrouillés, que de chaines en fer attachées, que de réalités occultées, et que d'un hémicycle fermé au débat d'idées fécondes et aux projets utiles.

L'ère Bouteflika est pour moi ce cauchemar qui dure encore dans le temps. Elle est perçue comme une vraie punition ou un véritable poison. Comme Président, mes pareils et moi-même n'avons connu que lui. Et que le cauchemar du trou noir ! Vingt ans, c'est déjà l'âge adulte. Cet âge nécessaire et suffisant pour passer du rêve à la réalité ! Au même titre que l'ensemble de ma génération, nous en sommes conscients. Et y travaillerons durement.