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L'Algérie ou la volonté de n'avoir que de grands rêves

par Louisa Aït Hamadouche*

Quelqu'un un jour a dit que l'Algérie était trop grande pour les Algériens et que même leurs rêves n'étaient pas à la hauteur de ce grand pays. La vision de ces foules revendicatives manifestant dans les quatre coins du pays, annonce-t-elle le début d'un chapitre où, désormais, les Algériens auront des rêves précurseurs des grandes réalisations ?

Force est de constater que l'Algérie d'aujourd'hui n'est pas ce chef-d'œuvre politique, économique et social qu'elle aurait du (pu) être. On y trouve des millions de diplômés universitaires, mais peu de publications scientifiques. Elle est dotée d'un territoire plus vaste que l'Afrique du sud, le Kenya et le Maroc réunis, mais 80% de sa population étouffe sur 20% du territoire, tandis que les 20% de la population restante se demande où est l'Etat. On y dénombre des milliers de mouvements sociaux chaque année, mais les grèves et les émeutes circonscrites n'améliorent, ni les conditions de travail, ni la qualité de vie. L'Algérie réforme son système éducatif, sanitaire et universitaire sans cesse, avec comme seule conclusion la nécessité de réformer?la réforme. Enfin, elle s'apprête à organiser le 18ème scrutin depuis l'événement du pluralisme, sans qu'aucun changement politique structurel n'ait jamais été enregistré. A force de rêver petit, on obtient peu. La règle est immuable.

Indépendante depuis déjà 56 ans, l'Algérie d'aujourd'hui est-elle plus grande, plus forte, plus belle que quand elle est née en 1962, sept ans après une guerre de libération sanglante et 132 ans après colonisation destructrice? Faisons une halte sur quelques paramètres de comparaison. An 1 de l'indépendance : Algérie comptait dix millions d'habitants, environ 700 étudiants, quelques 50000 soldats et plusieurs centaines de milliers de morts et de disparus. Avec si peu, cette Algérie a pourtant accompli ce que quatre fois plus d'Algériens, 200 fois plus d'étudiants, et un budget de la défense de 1.2 milliards de dinars, ne rêvent même pas d'accomplir. Rappelons-nous, ce n'est pas si loin.

Les Algériens d'il y a cinquante ans rêvaient de victoire et de liberté ; ils ont vaincu et libéré leur terre. Oui, la délivrance était douloureuse mais la joie de la victoire plus grande que la douleur. An 1 à 20 de l'indépendance : les Algériens rêvaient d'un nouvel ordre mondial, de soutenir les opprimés et de changer le monde.

Ils ont proposé une alternative, soutenu les peuples en lutte et, s'ils n'ont pas réussi à changer le monde, nul n'a oublié qu'ils ont essayé. An 30 de l'indépendance : les Algériens rêvent de voyages et de consommation. Ils visiteront le monde et consommeront ce qu'il produit, mais pas très longtemps. An 40 de l'indépendance : les Algériens rêvent de survivre ; de sortir d'une guerre qui déchire leur âme autant que leur chaire. Ils résistent et survivent. En soignant ou anesthésiant leurs plaies, ils continuent de rêver.

An 50-60 de l'indépendance, de quoi les Algériens rêvent-ils ? Ils ne rêvent pas de voitures puisque le parc automobile national octroie un véhicule pour 6 habitants, contre 1 véhicule pour 10 habitants au Maroc. Ils ne rêvent pas de télévisions plasma, de téléphones portables, de tablettes, puisque nombreux sont les foyers algériens qui comptent plusieurs téléviseurs; que de nombreux enfants ont leur propre tablette et qu'il existe 50 millions de lignes téléphoniques pour 41 millions d'habitants (2017).

Les Algériens ne rêvent pas de faire des études supérieures, puisqu'une fois admis à l'université, nombreux sont les étudiants qui désertent les amphithéâtres et les bibliothèques, se contentant des rattrapages pour passer à l'année supérieure.

De quoi rêvent les Algériens d'aujourd'hui ? Les sondages et les études montrent, année après année, que près d'un jeune Algérien sur deux ne souhaite pas rester en Algérie. Pis, si quitter l'Algérie était le souhait d'un profile précis, à savoir des hommes, plutôt jeunes, peu ou pas formés, les contours de ce profile ont désormais explosé. Les femmes, avec ou sans enfants et les adultes ayant une situation professionnelle, font désormais partis des partants potentiels. Les Algériens qui étaient prêts à mourir pour leur pays sont désormais prêts à mourir pour le quitter. Le rêve n'est plus seulement petit, il s'est transformé en cauchemar.

Les Algériens en colère, exaspérés, refusant la fatalité, ne rêvant pas d'un ailleurs, ont de grands rêves à la hauteur de l'Algérie. Ils ne rêvent pas d'un chef de l'Etat qui parle, mais d'un président élu. Ils ne rêvent pas d'arrêt du processus électoral, mais d'élections transparentes. Ils ne rêvent pas d'organisations de masse mais de partis politiques crédibles, capables de mobiliser autour d'un projet politique. Ils ne rêvent pas d'un sauveur sur un char, mais d'un Mandela rassembleur et bâtisseur. Ils ne rêvent pas d'une plus grande part de rente, mais d'un travail digne. Ils ne rêvent pas d'être des sujets riches, mais des citoyens libres. Ils ne rêvent pas de promotions rapides, mais de méritocratie. Ces Algériens ont de grands rêves, car l'Algérie le mérite. Ces Algériens là n'ont pas inventé ces grands rêves, ils les ont hérités de ceux qui sont morts pour elle. De ceux qui sont morts pour qu'ils ne soient pas détournés.

*Universitaire, politologue.