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Dictature libérale ou démocratie sociale ?

par Arezki Derguini

Les tenants du pouvoir se disposent-ils à accepter l'arbitrage de la société dans les différends qui les opposent ? Sont-ils disposés à soumettre leur performance à l'évaluation de la société, à associer la société dans la formation du nouveau consensus politique ? Pourquoi et dans quelle mesure ? Ou font-ils seulement semblant, ne consentant à élargir le rapport de forces et le consensus qu'à cette occasion où la fraction dominante semble toujours tenir à son ancien leader malgré ses défaillances et la fraction dominée à profiter d'une telle faiblesse ? Toutes ces questions nous viennent à l'esprit après que se soient déroulées les manifestations pacifiques du vendredi 22 février, sur lesquelles planaient comme une bienveillante main invisible, un discret et magnanime chef d'orchestre. Dans ce texte, je voudrai m'interroger sur les raisons de telles dispositions chez les tenants du pouvoir et le comportement des acteurs sociaux et politiques qui pourraient en résulter.

Il semblerait que les tenants du pouvoir se soient accordés sur un point : soumettre leur compétition aux suffrages de la société. Ainsi peut s'expliquer l'attitude tolérante vis-à-vis des manifestations du 22 février passé, qui ne sortaient ni de l'agenda électoral ni ne se réclamaient de quelque opposition extérieure au pouvoir. Si les uns préfèrent compter sur le bilan et le programme du président Bouteflika pour obtenir les suffrages de la population, d'autres qui anticipent sa fin proche préfèrent s'engager dans la joute électorale pour profiter des faiblesses du camp de Bouteflika qui persiste à vouloir se faire représenter par un candidat « tâb ejnânou ». Tout se passe comme si deux « maîtrises » se proposaient aux suffrages de l'opinion : l'une par le haut et l'autre par le bas. On distinguerait alors des « conservateurs » qui tiendraient encore à l'autoévaluation de la société dominante pour régler l'alternance au pouvoir et qui voudraient garder la gestion du consensus social et politique dans les mains d'une « sage direction » politique. Une autre partie, en résonnance avec une opinion publique nationale et internationale, contestant une telle autoévaluation de la part de la fraction dominante et profitant de son incapacité à se donner un nouveau leader, voudrait s'en remettre à l'évaluation souveraine de la société pour juger des promesses du pouvoir politique.

Ces deux tendances ne s'opposent probablement pas fondamentalement (elles souhaiteraient toutes deux que leur pouvoir ne soit pas entamé par une nouvelle partie), il reste que la conjoncture qui leur impose une telle attitude circonstancielle (recourir à un arbitrage conjoncturel de la société étant donné la disparition prochaine du candidat du consensus, la rupture du consensus au sein de la société dominante déjà apparente et la nécessité d'un nouveau consensus social) pourra leur imposer de nouvelles attitudes circonstancielles qui ne respecteront pas nécessairement leurs vœux. Perdre de vue la dynamique globale dans laquelle on se trouve pris ne l'empêchera pas de se réaliser. Ce n'est pas le moment de faire l'autruche.

Pour poursuivre notre analyse, il nous faut d'abord distinguer entre consensus social et consensus politique. Le consensus social est celui qui concerne toute la société indifféremment, le consensus politique celui que se partagent les élites et la société. La formation du consensus politique procède de haut (élites) en bas (société) et de bas en haut pour fabriquer du consensus social. On ne peut pas imaginer la formation d'un consensus social sans la participation des élites (politiques, économiques, culturelles et scientifiques). Dans notre définition des élites, il s'agit de la société se projetant dans le temps et dans l'espace, ses têtes chercheuses et ses éclaireurs. Elles permettent à la société de se comprendre et de comprendre le monde, de se projeter. Mais il arrive que les élites se détachent de la société, le cours du monde poussant les intérêts à diverger. La société qui est alors en crise n'arrive plus à produire de consensus. Elle n'arrive plus à se projeter et les élites n'arrivent plus à fabriquer du consensus. L'ancien est périmé et le nouveau tarde à naître, pour paraphraser Gramsci. Dans une société où le consensus social se forme habituellement de haut en bas, d'abord comme consensus politique de la société dominante ensuite comme consensus du reste de la société, à l'image des sociétés autoritaires, la transformation du consensus politique en consensus social dépend du débat social et politique et de la configuration des intérêts qui en résulte. Selon qu'il (le consensus de la société politique) arrive à s'élargir au reste de la société ou pas, il pourra ou pas se transformer en consensus social. Le débat politique est central dans le fonctionnement démocratique d'une société. Une société peut fabriquer du consensus social sans débat politique, le cas d'une dictature, si et seulement si les intérêts de la société s'identifient à ceux de la société dominante. L'alignement des intérêts n'ayant pas besoin du débat et de la participation de quelques autorités [1].

Une « société autoritaire » est donc en mesure de transformer le consensus de la société politique en consensus de la société en général, selon sa capacité à administrer le débat social, à fabriquer du consentement c'est-à-dire à faire du consensus de la société dominante celui de la société. On peut citer comme exemple la société chinoise et la société algérienne. La dictature militaire n'a pas empêché l'existence d'un consensus autour d'un État social. Le parti communiste non plus. Une « société démocratique » peut avoir des problèmes à former ses consensus étant donné la complexité de sa différenciation et la divergence de ses intérêts. Accorder les intérêts des différents groupes sociaux n'est pas une promenade et l'urne n'est pas une boîte magique. Qu'ils (les consensus) se fabriquent de bas en haut n'est pas une garantie de réussite, surtout dans une société qui se dit démocratique, mais n'en a pas encore les habitudes. Plutôt que d'opposer les sociétés selon qu'elles disposent ou non d'un système de démocratie représentative, il vaut mieux opposer leurs fonctionnements, fonctionnements dans lesquels le débat doit être considéré comme l'élément central [2], car c'est par lui que l'alignement de leurs « intérêts passionnés » (B. Latour, 2007), de leurs croyances et désirs (G. Tarde) est rendu possible.

L'enjeu de la transformation du consensus politique en consensus social est la stabilité de la société. Tenir à ce qu'il se réalise de bas en haut, en comptant sur les seules capacités d'organisation autonomes de la société, parce qu'il s'agit là des ressources d'une société démocratique dont une société autoritaire ne dispose pas, c'est vouloir faire avec ce que l'on n'a pas et c'est renoncer à fabriquer du consensus social seul garant de la paix sociale.

La révolution ou transformation violente suppose un déni des rapports de force réels par la société dominante. Elle croit tenir des forces dont elle ne dispose plus. La rupture avec la société est alors consommée lorsque s'opère le renversement des rapports de force [3]. Nous sommes plutôt dans un autre cas de figure. On ne peut pas parler d'un renversement (révolutionnaire) de rapports de force en perspective. Une manifestation de force n'exprime pas nécessairement une force réelle, peut-être juste une velléité de pouvoir. Le refus de reconnaissance de la société dominante concerne les désirs de la société sur lesquels elle a longtemps surfé. Il y a une différence entre les désirs d'une société et ses capacités réelles. Elle peut-être considérable. Les premiers peuvent être inspirés par le monde, les secondes tenues par des ressources propres. Ni Bouchareb ni Ouyahia n'ont totalement tort. Pour que le rêve se transforme en réalité, pour que la rue soit maîtresse d'elle-même, il y a des gaps qu'il faut surmonter, celui des capacités d'organisation et celui du pouvoir réel.

Il ne faut donc pas se tromper d'objectif et de société. La priorité doit être au consensus social, non pas à la manière d'y parvenir, même si celle-ci est garante de sa qualité. La manière d'y parvenir dépendra des ressources de la société, de leur nature. Les ressources qui vont favoriser l'autonomie de la société se développeront en même temps que la construction des consensus sociaux qui doivent désormais aligner des intérêts de plus en plus différenciés. Elles ne peuvent pas être présupposées. Elles ne pourront pas non plus se développer indépendamment des ressources concurrentes. Lesquelles se développeront plus vite et plus discrètement, c'est là la question. Il faut renoncer au mythe de la table rase et ne pas laisser s'évaporer les ressources que les mobilisations sociales peuvent engendrer, sans confondre pouvoir réel et velléité de pouvoir. Il en est ainsi du capital social que la société peut engranger, des capacités d'auto-organisation qu'elle peut développer. Aussi certaines organisations sont-elles déjà prêtes pour accorder au mouvement social les ressources dont il a besoin pour en retirer les gains.

Ensuite il faut prendre en considération le fait qu'un consensus social peut en cacher un autre. Se tenir éloigné de celui qui se fabrique c'est ne pas voir celui qui peut suivre. Les consensus sociaux qui ne bénéficient pas d'un solide consensus politique peuvent avoir la vie courte. Les tenants du pouvoir choisissent une confrontation électorale qui se polarise sur les défaillances du président et les promesses d'une alternance au sein du sérail. Le cadre qui éloigne l'attention de la dynamique des rapports de force est posé. Cela n'empêche, il s'agira de faire dans le cours des choses. Il faut se rendre compte que le consensus social et politique que les tenants du pouvoir veulent mettre en place en ce moment favorisera une certaine configuration des rapports de forces que le prochain consensus social traitant des défaillances du système dans son ensemble aura pour but de conforter. Il est trop tôt pour dire si ce n'est pas notre méconnaissance des plans du pouvoir qui nous fait dire que les tenants du pouvoir n'ont pas déjà fermé le jeu politique. Démontrer aux yeux du monde que le pouvoir algérien maîtrise la rue ne serait pas à son déshonneur. Il y aurait là un gage de stabilité qui effacerait bien des inquiétudes mondiales aujourd'hui courantes et donnerait un autre sens au fiasco économique évident [4]. Pour le reste, la nature du consensus social dépendra de la nature des forces qui auront participé à sa confection. Il dépend donc de la part prise par chacun. Y prendre part, y apporter sa propre part, c'est donc participer à sa définition. C'est cela qui ne doit pas être perdu de vue : dans la dynamique des rapports de forces, un consensus en prépare un autre.

Nous rappellerons ici que l'Angleterre ne dispose pas de Constitution et qu'il n'est pas certain que nous en ayons un réel besoin. Nous ferions bien de méditer l'exemple tunisien où les progrès démocratiques laissent les problèmes économiques et sociaux en suspens. Pour les possédés que nous sommes, le désir de Constitution peut ne pas être davantage qu'un piège idéologique, un fantasme de pseudo-révolutionnaires qui croient qu'une fois les problèmes réglés dans leur tête, ceux de la réalité suivront. Le plus important ce sont les règles que la fabrique de consentement met au jour et qui rendent les consensus moins difficiles à produire malgré la croissante complexification des enjeux sociaux.

Rappelons le mérite de la notion de consensus. La notion de consensus vient suppléer au problème que pose la règle majoritaire dans une société qui ne dispose pas de ce qu'elle présuppose, à savoir les habitudes et coutumes démocratiques. On peut dire qu'elle se substitue à la notion de contrat plus adapté à une société à forte tradition juridique. On ne peut en effet séparer la règle majoritaire d'autres éléments du fonctionnement démocratique qui lui donne son efficacité. La règle majoritaire établit un rapport de forces quantitatif, non qualitatif, basé sur le nombre que l'on ne peut pas considérer comme un gage de stabilité a priori. La société démocratique que l'on définira comme la société qui règle ses conflits de manière pacifique et s'accorde à transformer les rapports de force en faveur des plus désavantagés, à faire converger les intérêts, ne s'appuie pas sur la loi du nombre pour faire abstraction des rapports de forces réelles, de leur aménagement et des conditions de leur transformation.

Mais étant donné cela. La règle majoritaire ne saute pas par-dessus les rapports de forces. La manne pétrolière n'était pas dans des mains civiles. Les élections doivent donc prendre acte d'un rapport de forces réel qui souhaite s'engager dans une certaine transformation. Elles mettent un terme au débat qui accorde des moyens à des fins pour céder la place à l'action. La règle majoritaire ne suffira donc pas à faire accepter les résultats des élections lorsque celles-ci ne clôturent pas le débat, ne stabilise pas les rapports de forces réels. Toutes les voix n'ont pas le même poids in abstracto, elles prennent leur poids dans un certain rapport de forces. Elles ne sont égales que dans une société qui se considère comme une société d'égaux. C'est la grève générale qui en établissant un rapport de forces global entre la classe des possédants et celles des non-possédants a donné à chaque voix des travailleurs le poids d'une voix moyenne. Entre la majorité et les minorités, on peut distinguer deux types de rapports selon qu'il s'agit de minorité dominante ou dominée. Le poids de la voix de la minorité dominante est supérieur au poids moyen d'une voix quelconque et celle de la minorité dominée inférieure au poids moyen. La majorité a besoin de se protéger des minorités dominantes, les minorités dominées de la majorité dominante. Ainsi, pour peser dans le rapport de forces global, les forces particulières doivent savoir s'y inscrire.

Ce qu'il faut voir aussi c'est que l'on ne peut pas opposer le consensus au dissensus (ou conflit) tout simplement. Le dissensus et le consensus ne s'opposent que globalement et que comme moments de la construction de la cohésion sociale. Localement le conflit défait l'ancien consensus et fabrique les éléments du nouveau. Le dissensus participe de la remise en cause des arrangements (fordistes et keynésiens par exemple) à la base d'une cohésion ancienne, le consensus à la mise en place des arrangements d'une nouvelle cohésion. Or, pour ce qui nous concerne, nous entrons dans une phase qui exige un nouveau consensus social. Il faut mettre en place de nouveaux arrangements qui touchent les engagements de la société. Il est question de passer d'un financement des services publics par la fiscalité pétrolière à un autre par la fiscalité ordinaire, les impôts des citoyens. L'État social ne peut plus être soutenu par la manne pétrolière. Dissensus donc à propos des anciens arrangements qui n'accordent plus les fins de la société avec ses moyens, et consensus à propos des nouveaux qui se mettront en place pour accorder la société. On ne peut donc isoler les élections d'une dynamique des rapports de force. Elles prennent acte d'un rapport de forces stable ou devenu instable et projettent sa préservation ou sa transformation en un rapport de forces stable.

Nous allons nous pencher maintenant sur les forces en présence. Commençons par les tenants du pouvoir. La première différenciation du pouvoir politico-militaire commence avec Boumediene où se séparent, s'opposent sur un mode mineur, affaires publiques et affaires privées. Ceux qui se sont exclus des affaires (des fins et des moyens) de la politique peuvent s'occuper de leurs affaires privées, mais pas davantage. C'est d'ici que démarre le fameux mot d'ordre erroné : « faites des affaires, mais pas de politique ». On ne pense pas alors que les affaires privées font partie de la logistique, des moyens généraux du politique, alors même que l'on héritera de la révolution les caisses noires que devront alimenter certaines affaires privées et qui seront plus tard à la base de la formation des monopoles informels. C'est en fait ce que la dictature militaire peut concéder à ses ayants droit comme autonomie avec la croyance que de tels moyens ne sortiront pas de leur statut de minorité. Ceux qui ne peuvent plus travailler avec l'équipe dirigeante peuvent se retirer de la politique pour s'occuper d'affaires personnelles. Ce sont là les premières conversions du capital social et politique en capital économique. On peut distinguer alors dans la société politique un premier rang et un second rang. Cette conversion (le développement des affaires personnelles) s'amplifie dans un deuxième temps avec l'échec de la politique d'industrialisation, le premier rang se dégarnit et le second rang s'élargit. Le mot d'ordre « enrichissez-vous » est lancé, mais la libéralisation mal déterminée se termine mal. S'ensuit un troisième temps : la société dominante fait appel aux « anciens » pour maintenir sa cohésion et poursuivre son programme. Mais le résultat sera différent de celui attendu. L'État social renonce définitivement au « détour de la production » pour satisfaire les besoins sociaux. Il investit dans les infrastructures et la formation d'une nouvelle société civile. L'évolution des besoins est cependant plus rapide que la formation de la nouvelle société civile que l'abondance des ressources publiques ne manque pas de corrompre. Le système des prix et des incitations encourage les importations et condamne la production. Il s'ensuit des défaillances de l'État en matière de couverture des besoins sociaux et politiques, le second rang qui a réussi à se détacher du pouvoir politico-militaire et à s'autonomiser se présente alors comme une alternative. Le second rang sort de sa minorité. De cette première différenciation émerge ce que j'appellerai une tendance libérale privée en opposition à cette autre que l'on dira libérale publique, car prospérant toujours dans le giron public.

La deuxième différenciation est celle qui intervient entre les anciennes et les nouvelles générations de dirigeants politiques et militaires en même temps qu'au sein des nouvelles. La nouvelle génération n'a pas le même capital social et politique que la précédente et pas non plus les mêmes opportunités pour accéder au marché des affaires. Ajoutons à cela qu'au sein des nouvelles générations les disparités sont plus grandes quant aux opportunités de conversion d'une forme de capital dans une autre. Alors que la nouvelle génération politique souhaiterait bénéficier du capital social et politique de l'ancienne pour accéder aux affaires (RND, puis aujourd'hui FLN), la nouvelle génération de militaires risque d'hériter des problèmes d'ordre hérités de l'échec de la politique d'industrialisation (publique et privée). Une division peut donc se creuser entre des politiques et des militaires du fait qu'aux politiques et aux économiques reviendraient les profits de la sécurité, aux militaires les charges. On peut distinguer ici des parties politiques et militaires qui disposent d'un capital social et politique réduit et ont des chances inégales de participation au processus de conversion du capital social et politique en pouvoir économique. Il s'agit en grande partie d'une part des héritiers qui se tenaient en attente dans les antichambres du pouvoir et qui vont renforcer la tendance libérale publique. Et d'autre part des militaires et membres de l'État profond qui, privés de capital social et politique, ne peuvent que s'attacher à la défense de l'État social. Je parlerai de tendance publique démocratique. Il reste que l'État profond peut rester marqué par sa tendance antérieure au travers de l'ancienne génération qui s'efforce de garder le contrôle de ses troupes. Au contraire de la nouvelle génération elle se considère toujours comme la seule force garante de l'alternance politique et est convaincue que la société ne peut pas encore s'autogouverner, mais seulement faire désordre [5]. Je parlerai ici de tendance publique autoritaire.

Nous avons donc distingué quatre forces et leur tendance qui pourraient se disputer la direction du mouvement social. Il n'est pas possible d'aller plus avant dans l'analyse des rapports de forces. De telles conjectures suffisent toutefois pour tirer quelques conclusions. Comment ces différentes forces vont-elles s'ordonner dans le mouvement d'ensemble ? La crise de l'État social, la tension sur les ressources et leur nouvelle répartition, va impliquer la reconsidération des rapports entre les forces. La société et la société civile libérale vont y prendre une plus grande part. La société devra contribuer davantage au financement des services publics. Et ce n'est qu'en contribuant davantage à la satisfaction de ses besoins qu'elle pourra transformer le rapport des forces en sa faveur et non pas en continuant à vouloir s'y soustraire. C'est donc en aménageant certains rapports avec la société libérale qui ne soient pas de domination qu'elle pourra ne pas renoncer à l'État social. Dans le cas où la société continuerait à vouloir se soustraire à ses responsabilités, on assisterait à une alliance entre la tendance publique autoritaire et la société libérale, plutôt qu'entre le mouvement social, la société libérale et la tendance publique démocratique. Concéder à la société civile libérale s'avère inéluctable, reste à savoir si la société pourra développer ses ressources pour ne pas subir sa domination. Car elle part de bien bas. Les mobilisations récentes et à venir peuvent mettre à jour de nouvelles ressources, de nouveaux rapports. Qui sait ce qu'il en sera fait.

Il semblerait que depuis les manifestations pacifiques du 22 février les quatre tendances soient prêtes à recourir à la société pour arbitrer leur différend. Elles s'opposent principalement sur le bilan de la période Bouteflika. La tendance publique Etat social démocratique risque d'hériter des problèmes de sécurité résultat de l'échec des politiques d'industrialisation et de réconciliation nationale. La seconde privée libérale se plaint des entraves politiques imposées à son développement. La troisième publique libérale est convaincue de la popularité de son représentant du fait de sa politique sociale mais aussi de l'impopularité de la tendance. L'inconnue concerne la partie héritière de l'Etat profond. Tout dépend du mode d'administration du mouvement social sur lequel va se porter sa confiance. Elle pourrait s'opposer au reste de l'encadrement militaire désireux de partager les charges de l'administration avec une administration civile de la société et pencher pour une association avec la tendance libérale privée si elle continue à accorder sa confiance au mode d'administration militaire de la société. Etant donné la conjoncture sécuritaire extérieure, cela compliquerait ses missions et accroitrait les confusions au sein du corps militaire. Que dire de la confiance qu'elle porte sur chaque mode d'administration, de l'évaluation qu'elle fait des charges et bénéfices de chacun d'eux ?

Les rapports de force vont mettre en présence la tendance libérale privée et la tendance libérale publique. La tendance Etat social publique ne disposant pas de « clientèles », de « publics » comparables aux deux autres tendances, ne pèsera pas de manière déterminante dans le rapport de force. Le souci d'ordre public sera son exigence, autrement dit une compétition pacifique des deux autres tendances. Avec la quatrième tendance pour faire pencher la balance d'un côté ou d'un autre.

D'un point de vue démocratique, quelle conduite politique par conséquent ?

Du côté des tenants de l'Etat profond, pourquoi pourraient-ils renoncer à l'administration militaire de la société ? A mon avis, ils le pourraient s'ils pouvaient avoir la conviction qu'ils sont en mesure d'offrir à la société les moyens d'amorcer un processus de résolution pacifique des crises sociales et économiques. Du point de vue de sa capacité d'organisation, le seul doute réside dans celui de la société quant au rôle qu'une telle organisation pourrait jouer.

Du côté de l'opposition, pourquoi pourrait-elle, elle-même faire confiance au mouvement social étant donné le pouvoir d'encadrement de l'Etat profond sur ce même mouvement social ?

Les réponses à ces questions ont certes besoin d'une évaluation des tendances locales et mondiales, mais elles ne peuvent se contenter de réponses théoriques qui pourraient satisfaire les élites. Les déclarations d'intentions ne suffiront pas. Les questions ont besoin de réponses concrètes en temps et lieux pour nourrir une dynamique vertueuse. La confiance mutuelle exigée entre certaines forces sociales, économiques, politiques et militaires par la transformation démocratique ne peut être produite que dans le cours des choses. Nulle force n'est en droit d'imposer a priori un dessein.

J'ai soutenu dans un texte antérieur [6] qu'un consensus politique devait être un préalable à des élections présidentielles « honnêtes et transparentes ». On tient la preuve dans le fait que les élections ne peuvent pas donner par elle-même des résultats incontestables. L'urne n'est pas une boîte magique. Un président élu rassemble rarement la majorité de la population quand on comprend les abstentions et les minorités. Aussi peuvent-elles être toujours contestées parce que traduisant des velléités de rapports de forces et non pas des rapports de forces réels qui souvent ne sont pas politiques, mais militaires ou ethniques. Ce ne sont pas les élections qui empêchent les résultats d'être contestés, mais le consensus politique qui les précède. Les exemples de l'Algérie et de l'Égypte sont emblématiques de ce point de vue. Le consensus politique de la société dominante ne s'accordait pas avec le résultat des élections.

Le point de vue n'était pas faux, il fallait souligner l'importance du consensus, expliquer la cause de l'échec du processus électoral sous Chadli. Nous n'avions pas besoin d'aller au-delà à une époque où la société dominante n'envisageait pas en vérité de soumettre sa compétition aux suffrages de la société. La situation est toute autre aujourd'hui, il nous faut aller plus loin. Maintenant que l'élargissement du consensus passe désormais par l'arbitrage de la société, que le processus électoral prend une autre consistance, la société doit y prendre part et imprimer sa marque. En supposant que le consensus politique doive précéder les élections, comment cela se peut-il dans un contexte où la société n'est pas organisée, ne s'organise pas en forces politiques ? Où, par conséquent les forces politiques sont faiblement représentatives, le débat public n'est pas de coutume et la tradition juridique incertaine ? On tombe dans le dilemme de l'œuf et de la poule. En vérité il s'agit moins de faire précéder les élections par un consensus qui ne voudra probablement pas dire son nom, que de focaliser sur le consensus qui se fabrique avec le processus électoral et sa capacité, en tant que velléité de pouvoir, à transformer le rapport de forces. Étant donné que le consensus politique ne concernait au départ que la société politico-militaire dominante, qu'il doit maintenant s'élargir à la société civile, il faut s'attacher à ce que la fabrique de consentement [7] ne soit pas le monopole de la nouvelle société dominante.

Procéder non pas à la manière de la Révolution française, mais plutôt à la manière de la société anglaise qui n'a pas de Constitution, mais une jurisprudence est certainement plus sage. Travailler pour l'État de droit ce n'est pas élaborer une Constitution qu'il faudra appliquer, mais renforcer une jurisprudence qui permet d'impliquer la société dans la fabrique du consentement. Les juges se référant moins à une Constitution qu'à une juste résolution des différends. Cela nous éviterait de tomber dans le piège des idéologies importées, des a priori stériles, et obligerait les juges et les politiques à rester plus proches des affaires de la société. Fabriquer nos institutions sur la base de nos dispositions sociales fondamentales est la condition d'un encadrement de la société marchande par les intérêts généraux de la société. Il n'y a pas d'autre solution, la société et ses élites doivent être vigilantes quant à la fabrication des consensus sociaux et politiques. Ce n'est pas à une Constitution écrite qu'une société, où la tradition orale reste dominante, peut confier son fonctionnement. Ce serait là une façon de lui refuser d'avoir des règles.

Pour éviter le scénario égyptien, une dictature libérale, qui semble convenir à l'environnement international, les forces démocratiques de la société doivent se prémunir. Elles doivent s'attacher à une formation démocratique des consensus sociaux et politiques, elles doivent être partie prenante de la fabrique du consentement. Elles doivent éviter le piège des idéologies qui enferment les élites et les séparent de la société, et donc des guerres idéologiques qui éloignent l'attention de la société civile des problèmes sociaux et économiques qui ne manqueront pas de s'imposer. À partir des dispositions égalitaires fondamentales de la société, les désirs de la société doivent prendre appui sur ses ressources, ses fonctionnements doivent transformer les droits qu'elle accorde en capacités.

Éviter le scénario égyptien, je n'ose pas imaginer la fierté, les ressources, que les Algériens pourraient en tirer ! Et apprendre de l'expérience des autres serait une bonne preuve d'humilité qui pourrait apporter de grands soulagements.



[1] Je rappelle qu'une autorité, que nous entendons au sens d'Hannah Arendt, s'exerce sans contrainte. Il s'agit donc principalement des autorités du savoir.

[2] Je prends appui sur Amartya Sen et son ouvrage, « la démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident ». Payot. 2005. Il considère le débat comme l' « essence » de la démocratie. De plus il ne suffit pas de disposer de droits pour que ceux-ci se transforment en capacités, cela dépend des fonctionnements qui transforment ceux-ci en ceux-là.

[3] Par exemple lorsque la bourgeoisie tient la bourse de la monarchie et que les travailleurs tiennent les usines des capitalistes.

[4] Voir le texte «la faillite de l'État algérien programmée» https://arezkiderguin.wordpress.com/2013/04/03/la-faillite-de-letat-algerien-programmee/.

[5] Voir le texte « Défiance et dictature par le bas ». https://arezkiderguin.wordpress.com/2012/02/25/defiance-et-dictature-par-le-bas/.

[6] « Ne pas mettre la charrue avant les bœufs ». https://arezkiderguin.wordpress.com/2014/03/23/ne-pas-mettre-la-charrue-avant-les-boeufs/

[7] Voir le texte « La fabrique de l'opinion : publics, politique et communication » https://arezkiderguin.wordpress.com/2015/05/16/la-fabrique-de-lopinion-publics-politique-et-communication/. Je ne manquerai pas non plus de signaler l'ouvrage du même nom de Noam Chomsky.