Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

A défaut de travail, les Français ont une «loi»

par A. Benelhadj

«Si Hollande et Valls sont de gauche, moi je suis curé.» Eddy Mitchell, L'Express, S. 13/03/2016

Le projet de réforme du droit du travail ramassé dans l'expression «loi travail» a été adopté par l'Assemblée nationale sans vote le 6 juillet. Elle doit encore effectuer une navette entre le Sénat et l'Assemblée avant adoption définitive le 20 juillet, et nécessitera 127 décrets d'application pour entrer en vigueur dans son intégralité.

Pour en résumer les principales dispositions, il dit aux Français et en particulier au plus jeunes :

1.- Vous allez travailler bien plus qu'avant

2.- Vous allez être moins bien payés

3.- On vous licenciera beaucoup plus facilement pour créer du travail

4.- On vous indemnisera moins bien qu'aujourd'hui

5.- Ni (à) l'Assemblée nationale, ni le juge, ni (à l'échelle de) la branche. Désormais, le droit c'est votre patron qui le fera. Le contrat, librement consenti entre les acteurs, primera sur la loi, selon le contexte propre à chaque entreprise.

Ces propositions sont très étranges de la part d'un président qui n'a respecté aucune de ses promesses prononcées sur l'air solennel de «Moi, président... ». Parmi ses promesses, il y en a une qui est restée en travers de la gorge de ses électeurs : dès la fin de la première année de son mandat, la courbe du chômage devait s'inverser. Or, c'est l'inverse qui s'est produit et devrait continuer de se produire.

Les médias et les politiques, aussi bien de droite que de gauche, ont régulièrement devisé sur la «minorité» qui manifeste et qui «bloque l'économie de ceux qui veulent vraiment travailler». Ce faisant, ils oublient le soutien des Français et surtout une autre minorité, celle qui dirige et qui bat des records d'impopularité.

Minoritaires, les syndicats contestataires ?

Ni dans son contenu ni dans la forme institutionnelle de son adoption.

1.- Trois quarts des Français se déclarent opposés au projet de la loi travail. Et cela avec constance depuis des mois.

2.- Les Français sont toujours clairement opposés (73%) à l'utilisation par le gouvernement de l'article 49-3 de la Constitution pour faire adopter le projet de loi travail, selon un dernier sondage Odoxa diffusé mardi. (AFP , mardi 28/06/2016 à 07:18)

3.- Les indices de popularité du couple exécutif récemment publiés battent des records[1]. Le Premier ministre est passé d'une cote de confiance de 46% en avril 2014 à moins de 18 en juin 2016. Son président, sur la même période, est resté à un niveau d'impopularité jamais atteint par un président français, passant de 20 à 12%.

A l'évidence entre l'esprit et la lettre de la Constitution, le choix de la facilité l'a emporté. Précisons toutefois qu'à ce jeu politicien, le président Hollande a eu de «glorieux» prédécesseurs : Mitterrand en 1986 et en 1993 et Chirac en 1997 après une dissolution de l'Assemblée nationale qu'il a lui-même provoquée.

Une topographie politique illisible

La vérité est que peu à peu le gouvernement français ne représente qu'une toute petite partie de la nation. Les écologistes l'ont quitté, avec les communistes et le Front de gauche. Son espoir de faire la jonction avec le Centre est parti en fumée.

Qui s'allierait à un pouvoir si impopulaire ? Ni la gauche, ni la droite ne veulent de ce pouvoir juridiquement et constitutionnellement légal, mais politiquement illégitime. Et sur ce point, il ne s'agit pas de sondages dont on peut discuter les protocoles ou les interprétations.

Tous les scrutins intermédiaires depuis 2012 ont été perdus par le PS (les municipales, les cantonales, les régionales, les européennes). Il en est de même de presque toutes les élections partielles. Il disparaît même dans de la plupart des seconds tours de scrutins.

Qui en voudrait aux centristes de ne pas venir au secours d'un parti en perdition, dont tous les observateurs prédisent une disparition programmée ?

Nommer Manuel Valls Premier ministre (le 31 mars 2014) est une curieuse décision. Le choix du chef du gouvernement dans la Constitution émane de la formation politique la plus représentée au sein de l'Assemblée.

A-t-on oublié qu'il n'avait recueilli que 5,63% des voix à la primaire présidentielle socialiste de 2011 ? La France se retrouve ainsi dirigée par un gouvernement minoritaire dirigé par un homme minoritaire au sein même de son parti.[2]

Voilà maintenant que le parti socialiste voit ses propres troupes le lâcher. Dans de très nombreuses fédérations, les militants socialistes rendent leurs cartes et désertent. Plusieurs sections socialistes de Saône-et-Loire, dont celle d'Arnaud Montebourg, entendent ainsi protester contre la politique du gouvernement en refusant de payer leurs cotisations.[3]

Les «frondeurs» font ce qu'ils peuvent pour donner le change et créditer l'idée d'une opposition interne qui prépare le jour d'après.

Les Français sont passablement perturbés par une géographie politique qui ébranle les principes de la géométrie euclidienne qui gouvernent l'Hémicycle du Palais Bourbon.

Les «socialistes» osent des initiatives que jamais la droite n'aurait pu espérer prendre. Celle-ci se voit ainsi débordée sur sa droite par un gouvernement sensé incarner des valeurs de gauche.

En débordant la droite sur sa droite, les socialistes ont déporté les partis de droite vers la droite extrême qui se trouve concurrencée sur ses propres thématiques, parfois même avec une véhémence et des excès de langage que le Front National hésitait à reprendre à son compte.

Par exemple, les propos du maire de Nice[4], ancien ministre de Sarkozy, sur la nationalité, l'identité, l'émigration ou la sécurité auraient pu être tenus par un militant d'extrême droite.

Tandis que le Front National reprend habilement à son compte la plupart des slogans jusque-là portés par une gauche qui a perdu ses électeurs en même temps que ses ouvriers à la vitesse de sa désindustrialisation du pays.

L'histoire bégaye : plus de national-xénophobie que de socialisme d'un parti attrape-tout qui surfe sur la démonétisation de la «classe politique» des ses «élites» opportunistes en perte de repères.

Brouiller les cartes et agiter le paysage médiatico-politique c'est tout ce à quoi s'adonne la «classe politique» de gauche et de droite. Sans oublier les extrêmes.

Quelques semaines à peine avant sa mort (S. 02 juillet) Michel Rocard dans un entretien à l'hebdomadaire Le Point, publié fin juin), porte un jugement redoutable sur les dirigeants socialistes de la France, qui fait figure de testament politique.

« Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l'Histoire ». « Ils n'ont pas eu la chance de connaître le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société. Jeune socialiste, je suis allé chez les partis suédois, néerlandais et allemand, pour voir comment ça marchait. Le pauvre Macron est ignorant de tout cela. »

Il n'est pas moins sévère avec le président : « Le problème de François Hollande, c'est d'être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n'a à peu près aucune importance. »

De l'autre côté du Rhin le paysage est tout autre

Les réussites économiques et commerciales font écho au succès électoraux. « Le taux de chômage des jeunes est passeì de 15,6% à 8,1% entre 2005 et 2012 en Allemagne, quand la France a vu ce même taux passer de 21,3% aÌ 24,6%. »[5].

Contrairement à la majorité qui gouverne à Paris (et dans la plupart des autres pays de l'Union), systématiquement répudiée à l'issue de chaque scrutin, Mme Merkel est réélue à chaque échéance depuis 11 ans.

Les sondages confirment les votes : début juillet, la chancelière est gratifiée de 59% d'opinions favorables, contre 50% en juin, d'après un sondage (Ifratest dimap diffusé sur ARD le 08 juillet 2016).

Vues de Berlin, les «élites» françaises paraissent toujours en retard d'un train : elles adoptent les réformes de Peter Artz comme l'alpha et l'oméga de la politique économique, au moment même où les Allemands les remettent en cause et conviennent de leurs limites pour ne pas dire leur nocivité.[6] En tous les cas, ces réformes sont difficilement transposables vers un autre pays.

Dans le bilan du quinquennat, on aurait bien du mal à compter une réussite économique, ni d'ailleurs à discerner un succès en politique étrangère à mettre à l'actif de l'exécutif français.

Précisément, ce sont des records de déficits que la France accumule depuis une dizaine d'années. Et tout d'abord en matière d'emplois : la France compte plus de 6 millions de chômeurs (peu importe les catégories statistiques destinées à en atténuer le nombre) et le quinquennat en cours en a accru le total de plus d'un million alors que toute la campagne présidentielle en tonnait la réduction.

Fin 2013, date à laquelle le chômage devait entamer rapidement son déclin a sonné celui d'un régime définitivement et irréversiblement décrédibilisé. Les maigres emplois créés sont des emplois précaires à durées très limitées. L'insécurité sociale et économique est subsumée par le tapage médiatique assourdissant autour d'un terrorisme qui est dû pour une large part à une politique étrangère dévoyée, alignée sur Washington, Israël, les intérêts militaro-industriels et leurs clients pétro-monarchiques.

Les autres «performances» sont du même acabit :

- Un commerce extérieur structurellement déficitaire (que le pétrole ou l'euro soient faibles ou pas)

- Un endettement (de l'Etat, des collectivités, de la Sécurité sociale, des entreprises ou des ménages) maintenu à un haut niveau

- Un déficit budgétaire toujours au-delà des limites prescrites par les normes et les traités, ainsi que par une parole donnée à laquelle ni Bruxelles ni Berlin ne croient plus

- Un taux de croissance et des taux d'investissement chroniquement faibles, ce qui ne permet pas d'espérer voir réduire le taux de chômage

- Les parts de marché de l'économie française et en particulier les parts de l'industrie rétrécissent en Europe et dans le monde.

On pourrait continuer la litanie des déboires hexagonaux. Exemple tiré de la brûlante actualité européenne : lundi 11 juillet, avant son départ pour des réunions de l'Ecofin et de l'Eurogroupe à Bruxelles, le ministre des Finances, Michel Sapin, estime que le Portugal, dans le viseur de la Commission européenne en raison de ses dérapages budgétaires, « a fait des efforts monstrueux au cours de ces dernières années », avec la mise en place d'un « ajustement extrêmement brutal, extrêmement violent » pour redresser ses finances publiques, a estimé M. Sapin dans un point presse.

Comment ne pas se réjouir de l'expression chaleureuse d'une telle solidarité à l'égard d'un membre de l'Union.

L'an dernier à la même période de l'année, la France défendait la Grèce. Aujourd'hui, le Portugal. En fait, la France défend la France, elle aussi menacée de sanctions car ne respectant pas ses propres engagements en matière de déficit budgétaire.[7] Et justement, le déficit du budget de l'Etat français se creuse : il s'élevait à 65,7 milliards d'euros à fin mai, contre 63,9 milliards à la même période il y a un an, selon les données publiées le 08 juillet par le secrétariat d'Etat au Budget.

Cette posture ne trompe personne. D'autant moins que la France ne dispose d'aucun moyen réel pour s'opposer aux sanctions prévues contre le Portugal et l'Espagne, des pays qui avaient pourtant scrupuleusement appliqué les préceptes rigoureux des «Réformes structurelles» qui lui ont été imposées.

Naturellement, les Français recourent fréquemment pour justifier leurs difficultés budgétaires et se dérober à leurs engagements, à l'argument du terrorisme et des campagnes militaires hors du continent.

La distinction sur la base de cet argumentaire entre déficit conjoncturel et déficit structurel n'est recevable qu'à la condition d'une délibération à l'échelle européenne des initiatives françaises. Or, en dehors des résolutions au sein de l'OTAN -dont la France a rejoint le commandement militaire- la politique internationale et de défense françaises n'ont jamais réellement été soumises à un tour de table européen, dans un cadre franco-allemand par exemple.

La France jouit de taux d'intérêt très faibles, très favorables que n'explique pas l'état de son économie.

Elle devrait savoir que cela ne saurait durer : l'atout « too big too fail » ne pourra dissuader ni Bruxelles ni Berlin, encore moins les marchés. Quelle que soit la couleur politique de ceux qui seront aux affaires en 2017.

Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des Affaires économiques à Bruxelles (ancien ministre de l'Economie et des Finances à Paris), a résumé les marges de manœuvres françaises en une formule lapidaire : « Dans la mondialisation, la France toute seule est un nain économique ».

Qui en ces circonstances oserait encore parler de syndicats minoritaires ?

Le plus préoccupant est que personne ne parvient à discerner une porte de sortie. Mieux, la politique «socialiste» prépare la France à des lendemains encore plus inquiétants avec le retour d'une droite qui promet une politique encore plus «libérale» : encore moins d'Etat, moins de solidarité, moins de régulation, moins d'impôts, moins d'obstacles à la «liberté».

Enfin, toutes ces formules qui ont échoué depuis des décennies dans de très nombreux pays dans le monde et en Europe. C'est Pierre Gattaz, président du MEDEF, qui annonçait le 30 juin que la loi travail ne créera aucun emploi.

Il est plus cynique que son père

En France, on a fait disparaître sous E. Balladur entre 1986 et 1988 l'autorisation administrative préalable de licenciement. Yvon Gattaz (père) à l'époque patron des patrons avait promis en contrepartie de cette abolition (qui n'a pas été annulée par les socialistes à leur retour aux affaires en 1988, 400.000 emplois de plus. On sait ce qu'il en fut. Mieux : l'annualisation du temps de travail a été exigée et obtenue par le patronat en janvier 2000 sous Jospin Premier ministre (avenant relatif à l'aménagement-réduction du temps de travail, mars 1999, toujours pour favoriser l'emploi?). Jospin, rappelons-le, a été le Premier ministre de la Vème République qui a le plus privatisé d'entreprises publiques.

La politique menée depuis plus de 4 ans avec opiniâtreté par Hollande et Valls ne pourrait aboutir qu'à une sorte de suicide.

Or, ces hommes politiques roués et intelligents ne sont pas fous. Il en est de même de la majorité des membres du parti socialiste, militants, députés, conseillers?qui soutiennent vaille que vaille un gouvernement qui -si les projections pour l'an prochain se réalisaient, et rien n'indique qu'il en serait autrement- se retrouveraient sans mandat.

M. Valls en fait un aveu sidérant le 30 juin dernier : « Jamais un gouvernement n'a fait autant pour les entreprises », a-t-il dit, citant, entre autres, le pacte de responsabilité ou le CICE et s'agaçant des critiques du Medef en l'invitant à faire preuve de «responsabilité» (comprenons : de reconnaissance).

Et son président n'est pas en reste, lui qui déclarait un 14 juillet 2015 : « L'égalité ne doit jamais être un obstacle à la liberté. » Naturellement, il faut entendre «liberté» dans le sens auquel le sermon du dominicain J.-B. Lacordaire a fait un sort sur le parvis de Notre-Dame en 1841.

Une forte et sincère conviction d'œuvrer dans l'adversité, jusqu'au sacrifice pour le salut de la Patrie ? En cette époque «pragmatique» on peut en douter.

L'interrogation demeure : Pour quoi et pour qui ces hommes roulent-ils au juste ?

Note :

[1] TNS-Sofres pour Le Figaro (30 juin 2016)

[2] Valls a fini par reconnaître qu'il est à la tête d'une majorité relative, justifiant ainsi le recours au le 49-3 pour l'adoption sans débat du projet de loi « Travail » en juillet.

[3] AFP le L. 11/04/2016 à 14:28, mis à jour le mardi 12/04/2016 à 08:44

[4] C. Estrosi, maire de Nice, fait partie de ces politiques de droite qui pensent que la meilleure façon de rivaliser avec le FN (quand il ne s'agit pas purement et simplement de fusionner avec lui) est de reprendre ses mots et ses objectifs. « La campagne qu'a menée Nicolas Sarkozy, c'est déjà celle que je menais en 1992 pour dire aux électeurs tentés par Le Pen dans les Alpes-Maritimes : nous avons des valeurs partagées sur la sécurité, l'identité et le travail ! » C. Estrosi est docteur honoris causa de l'université de Haïfa en Israël, alors qu'il n'a même pas son baccalauréat en France. Cela vaudra à cet ancien champion de France de moto le surnom de «motodidacte», donné par ses adversaires (Gaël Tchakaloff, Le Nouvel Economiste, 03 mai 2007).

[5] FAbre Alain (2013) : Allemagne, miracle de l'emploi ou désastre social ? Institut de l'entreprise. 68 p.

[6] Cf. Henard Jacqueline (2012): L'Allemagne: un modèle mais pour qui? La Fabrique de l'industrie. 56 p.

Duval Guillaume (2014): Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes. Seuil. Coll. Points 240 p.

[7] Cf. A. Benelhadj : Les enjeux géopolitiques de la dette grecque. Le Quotidien d'Oran, 03 juillet 2015.

A. Benelhadj : Grèce européenne dans une Europe germanique. Le Quotidien d'Oran, 20-22 juillet 2015.