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Chadli Bendjedid : à ne pas oublier

par Mohieddne Amimour *

Le 6 octobre coïncide avec le deuxième anniversaire du décès de notre troisième chef d'Etat, après Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene. Il vient au lendemain de la date inoubliable du 5 octobre, date des événements douteux de 1988 qui ont mis pratiquement fin à la vie politique de Chadli Bendjedid.

C'est peut-être une occasion pour rendre hommage à cet homme qui a souffert souvent des injustices, sans oublier qu'il a commis lui-même des injustices. La commémoration, des années après sa disparition, d'une personnalité politique, doit en finir avec les requiem sentimentaux empreints d'éloges et de rhétoriques flatteurs, pour entamer des études sérieuses de sa personnalité et de son parcours.

Je me considère parmi ceux qui peuvent faire un témoignage aussi objectif que possible sur le chef d'Etat, qui a commencé difficilement son exercice de pouvoir, mais qui est devenu, dans un délai relativement court, un des illustres chefs d'Etat du tiers-monde.

Le président Chadli, dont le mandat présidentiel a commencé par un déluge d'anecdotes semant les doutes sur sa compétence professionnelle, a su s'adapter à une tâche pour laquelle il n'était pas préparé, parce qu'il a su profiter d'une équipe de travail à la hauteur, mais grâce à son autosatisfaction, provoquée par des louanges et glorifications chantées par certains courtisans, il a fini lamentablement la prestation de la tâche la plus importante de la République.

Je me sens à l'aise d'aborder aujourd'hui deux éléments positifs de la personnalité de Si Chadli, ayant été, comme il est bien connu, parmi les cadres supérieurs de la nation qui ont subi des injustices de sa gouvernance.

Le premier élément, qui risque d'étonner certains, c'est son intelligence aiguë. Au cours de notre premier voyage officiel en mars 1980 pour la Syrie, j'avais le souci, vu la confiance qu'il a bien voulu m'accorder, de prévenir le président d'un problème éventuel dans l'inspection de la Garde d'honneur syrienne. En Syrie, la clique joue la musique de la marche sur un rythme de trois sur quatre, c'est-à-dire un rythme comme celui de la valse. Ceci est loin de la cadence " un-deux, un-deux ", à laquelle un chef militaire est habitué en Algérie.

Pour trouver le moyen d'attirer l'attention du président, aussi discrètement que possible, je parcourais le couloir de l'avion présidentiel dans les deux sens, traversant chaque fois l'aile présidentielle. Le président était assis côté hublot, à une table modelable de quatre sièges, avec, à sa gauche Si Mohamed Salah Yahiaoui, qui avait en face le colonel (le général plus tard) Abdallah Belhouchat. L'occasion s'est présentée, au cours de mon quatrième ou cinquième passage, quand Belhouchat m'a interpellé sur l'heure de l'arrivée à Damas. Je me suis arrêté devant le colonel, en ayant le siège du président au côté droit presque derrière moi, et j'ai répondu à Si Abdallah que nous avons encore pour une heure de vol. J'ai profité pour ajouter des critiques sur la méthode compliquée des Syriens dans l'inspection de la Garde d'honneur. Le colonel m'a semblé loin d'être intéressé par ce que je disais. J'ai repris la même chanson sans faire attention à ses tentatives d'interruption. Ce fut le président qui arrêta ma souffrance en disant : " Ya Abdallah, le docteur s'adresse à moi, pas à toi ". J'ai pivoté pour regarder en direction du président, qui a haussé la tête comme pour dire : je vous ai compris.

Au retour à Alger, j'ai dit à un cadre supérieur du Parti, qui répéta que le président ne dépassera pas six mois à El Mouradia : " Détrompe-toi, ce monsieur est très intelligent. Il est plus intelligent que Sadate qui a su éliminer tous ses adversaires ". Cela s'est confirmé avant la fin du premier mandat de Chadli. Le premier éliminé a été ce même cadre politique.

Le deuxième élément de la personnalité de Chadli était la qualité qui est caractéristique des chefs. C'est la faculté de choisir la meilleure alternative des propositions présentées. C'est cela qui explique les tentatives qui se sont succédé pour l'encercler, afin qu'il soit prisonnier d'une seule bouche et d'un son de cloche unique.

A la veille de chaque évènement important, que ce soit un congrès, une festivité ou une conférence internationale, une commission nationale était constituée pour organiser l'évènement. À partir de juin 1971, date de ma nomination en tant de conseiller à la Présidence, j'ai été membre de toutes les commissions nationales. En 1983, j'ai été exclu de l'organisation du cinquième congrès du FLN, n'étant pas été choisi comme membre de la commission nationale. Cette commission a été constituée conformément aux directives de Larbi Belkheir. J'avais la certitude que le rouleau compresseur s'approchait de ma carcasse.

Quelques jours avant le congrès, le président m'a téléphoné, me demandant de passer le voir à son bureau. Il avait l'habitude de m'appeler plusieurs fois par semaine, ou même par jour, pour lui présenter un compte-rendu des événements nationaux et/ou internationaux. Ce jour-là, sa première question était : Alors, comment vont les préparatifs pour le congrès ? J'ai répondu sans détour : Aucune idée Monsieur le Président. Ma réponse, préméditée, l'a surpris. Il n'avait pas l'habitude des réponses si évasives de ma part. J'ai continué en disant calmement : Vous savez que je ne suis pas membre de la commission chargée de la préparation du congrès. J'ai senti qu'il était gêné, mais je n'avais pas le droit, ni la volonté, encore moins l'envie de couvrir qui que ce soit. Après quelques minutes, voire quelques secondes, le président poursuivra, sans commenter ma réponse : " Je vais prendre la parole pour ouvrir la séance inaugurale? ". Il a été surpris de voir ma main levée, en signe d'objection. Il m'a questionné : N'aurai-je pas le droit, en tant que Secrétaire général du Parti, d'ouvrir son congrès ? J'ai répondu brièvement: " Non Monsieur le Président ". Un silence assourdissant s'est installé pour quelques secondes au bureau présidentiel, interrompu par la voix grave du président : " Explique-toi ". Je lui ai rappelé que le règlement intérieur du Parti indique que le congrès ordinaire est ouvert par un bureau provisoire, présidé par le congressiste le plus âgé, secondé par le plus jeune des membres. Un bureau permanent est élu pour diriger les travaux, et c'est ce bureau qui appelle le Secrétaire général pour qu'il présente son rapport. Le président rétorqua : " Mais j'ai présidé l'ancien congrès. Tu as été membre de la commission nationale et tu ne m'as rien dit de la sorte ". Je réponds sans hésitation : " Le congrès de 1980 a été un congrès extraordinaire Monsieur le Président, et vous aviez le droit absolu de le présider ". Le président décroche le téléphone : " Larbi, convoque-moi les membres disponibles de la commission ". Presque une heure après, j'ai été appelé par le protocole pour me présenter au bureau du président. J'y ai trouvé, devant lui, une dizaine de membres, dont Messaadia, Rouis, Larbi et Mouloud. Le président m'a demandé de répéter ce que je lui avais dit auparavant. Une fois mon intervention terminée, Larbi, avec une voix bien tendue, me dit : " Le règlement intérieur a été élaboré dans des moments difficiles. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Je te rappelle qu'il n'y a pas de vacance de pouvoir ". Je réponds calmement : " La loi c'est la loi. J'ai répondu à la question posée par le président en mon âme et conscience. Je n'ai pas l'habitude de tromper celui qui me fait confiance ". Chadli a pris la parole pour dicter le scénario de l'ouverture du cinquième congrès. Il répéta presque textuellement ce que j'avais préconisé. Le président a choisi ce qui lui a paru logique et conforme aux réglementations en vigueur. C'est une qualité des chefs. Bien que j'aie été éliminé le mois d'après et subi une traversée du désert pendant presque cinq ans, j'ai été rappelé par le président Chadli en 1989 pour être son ambassadeur au Pakistan. C'était une façon indirecte pour réparer le coup de 1983, et dire à qui voulait l'entendre que j'avais toujours sa confiance.

Que Dieu ait l'âme du président Chadli et de ses prédécesseurs.

* Docteur en médecine