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Archaisme et déni de la réalité sanitaire

par Mohamed Mebtoul *

L'avant-projet de la loi relative à la santé (2014) dévoile l'absence d'une argumentation rigoureuse et précise sur la politique de santé des pouvoirs publics, conduisant le législateur à produire un texte de loi profondément discutable. Il nous a donc semblé important de questionner ses orientations sociosanitaires.

Le texte sur la loi relative à la santé, est fondamental parce qu'ilva guider l'activité desprofessionnels de la santé, des patients des décideurs et des associations de patients, pendant une longue durée. Nous tenterons dedécrypter les éléments-clés de cet avant-projet de la loi sanitaire. L'objectif est de tenterde comprendre la posture et l'esprit de ses rédacteurs, en nous focalisant sur certain articles essentiels. Notre analyse n'est pas de l'ordre de l'arbitraire. Elle ne se réduit pas à émettre de simples opinions. Elle s'appuie sur nos multiples recherches socio anthropologiques de terrain auprès des différents acteurs de la santé, menéesdepuis 1991. Notre regard est celui du sociologue confronté, pendant une longue période, aux discours et aux pratiques des patients, de leurs proches parents et des professionnels de la santé. Il s'agit de faire ressortir les récurrences, les non-dits, les silences et les ruptures avec les problèmes socio sanitaires des patients. Trois points seront abordés : absence d'une vision explicite de la santé, le déni de la réalité socio sanitaire et enfin une démocratie sanitaire introuvable.

ABSENCE D'UNE VISION EXPLICITE DE LA SANTE

L'avant-projet de la loi relative à la santé est profondément caractérisé par une absence de vision claire de ce que doit être la santé des populations. On ne saisit pas les lignes de force de la politique de santé en Algérie. A aucun moment dans le texte, la notion de politique de santé publique est explicitée. Le silence est prégnant sur la pertinence des choix et des arbitrages opérés dans le domaine de la santé. Le législateur caractérise le système de santé comme une entité neutre et technique, se limitant à impulser des soins, et à mobiliser les moyens, occultant sa dimension politique (article 6). Faut-il s'orienter vers la santé publique, et l'affirmer explicitement, ou au contraire persister dans une logique de distribution centralisée et administrée des soins ? En l'absence de cette vision, il semble difficile d'attribuer une pertinence et un sens aux différents programmes de santé locaux et régionaux. Un programme sanitaire ne s'élabore pas en référence à la maladie en soi, mais en prenant en considération, les choix effectués en matière de santé, qui résultent des préoccupations actuelles de la majorité des patient, des données épidémiologiques, économiques et sociologiquesles plus actualisées, etc. L'avant-projet se limite une approche biomédicale de la santé fortement datée, n'ayant plus cours aujourd'hui dans le monde sanitaire conduit à organiser des états généraux des malades et des associations, qui deviennent partie prenante des transformations décisives opérées dans le domaine de la santé (loi sur les droits des malades en France, 2001). Or, dans l'avant-projet, l'acteur hégémonique est représenté par le ministère de la santé. Une lecture attentive du texte montre que les décisions importantes ou les dispositions juridiques ultérieures lui reviennent de «droit».On est en présence d'une profusion d'articles peu novateurs, souvent imprécis, utopiques et vagues, dominés par la rhétorique administrative. Par exemple, les articles les plus importants (la région, le conseil national de santé, etc.) seront traités par voie réglementaire, laissés à l'appréciation des responsables sanitaires. Le texte juridique indique enfin la prégnance d'une logique paternaliste. Tout semble être fait et pensé pour les patients, mais sans eux. Ils ont le statut strict de consommateur de soins. Leur participation au fonctionnement du système de soins n'est jamais évoquée. Ce dernierdoit fonctionner du haut vers le bas, sans permettre les médiations autonomes, les contre-pouvoirs et le rôle décisif des patients ou de leurs représentants, dans le but de son amélioration. Le législateur consacre 4 articles (118-121) à l'éducation pour la santé. Or force est de constater que les patients sont de nouveau considérés comme des récepteurs passifs de l'éducation appropriée par les professionnels de la santé. Pourtant, cette approche de l'éducation pour la santé est dépassée. Aujourd'hui, il est plus juste d'évoquer l'éducation sanitaire comme une relation sociale égalitaire. Elle doit tendre vers la reconnaissance sociale de la parole ou du silence du malade.

LE DENI DE LA REALITE SOCIO SANITAIRE

Il est tout de même paradoxal que l'avant-projet de la loi relative à la santé, occulte de façon aussi expliciteles problèmes essentielsdes patients et de leurs proches parents dans les structures de soins. On est en présence de non-dits importants sur les patients (7articles seulement leur sont consacrés). Tout le texte juridique s'appesantit sur un mode de fonctionnement du système de soins extérieur aux patients. A contrario, le législateur multiplie les articles sur la santé mentale (135-177, soit 43 articles). La majorité des règles énoncées, est focalisée sur le contrôle administratif et politique du malade dit mental dans la société, alors que rien n'est dit sur les possibilités de son insertion sociale et professionnelle. Ceci montre bien l'archaïsme de certains articles sur la maladie dit mentale, focalisés sur l'enfermement psychiatrique, qui nous rappelle l'hôpital psychiatrique du XIXème !

L'avant-projet est silencieux quand il s'agi d'évoquer l'errance sociale et thérapeutique des patientsanonymes et les multiples inégalités régionales et sociales entre les différentes wilayas et entre les catégories de malades.La raison d'être d'un texte juridique est précisément de prévoir des règles précises pour tenter de réduire ces inégalités. Aucun article ne fait référence à la marchandisation des soins qui prend une ampleur considérable. Comment la contenir ? Comment la réguler ? Rien ne semble être prévu dans l'avant-projet, sauf que le législateur opte résolument pour une marchandisation des soins plus radicale, en introduisantl'activité privée lucrativedans les établissements publics de santé.

 L'article 273 autorise les fonctionnaires de la santé du secteur étatique administré, à exercer une activité privée lucrative en dehors des heures de travail et durant le week-end dans un établissement public de santé. Même si nos enquêtes de terrain ont montré depuis au moins deux décennies, que les hôpitaux ont contribué de façon larvée au renforcement du secteur privé des soins, il s'agit ici de légaliser l'activité privée dans les établissements publics de santé, en permettant les actes chirurgicaux et les gestes médicaux. On peut légitimement s'interroger sur la pertinence de l'article 273, quand on connait la déliquescence de la majorité des hôpitaux, soumis à l'injonction administrative, faiblement régulés et organisés, et qui sélectionnent en grande partie les malades selon le capital relationnel. Les responsables sanitaires sont bien dans le déni de la réalité socio sanitaire, en légalisant la violence de l'argent dans les structures étatiques de santé. Celle-ci va contribuer à renforcer les inégalités de soins entre les différents catégories de patients, entre les mondes sociauxdes médecins, à permettre la création de réseaux informels dans le butde capter la clientèle privée à l'hôpital qui normalisera une double violence : le piston et l'argent. Le législateur accentue le déni de la réalité socio sanitaire, en invoquant l'article 278 qui stipule de façon surréaliste, comme si le fonctionnement de nos hôpitaux avait atteint un haut degré de maîtrise de l'acte de soins, que «la durée de l'activité complémentaire ne peut excéder 20% de l'activité hebdomadaire du service concerné».

Le texte de l'avant-projet de la loi relative à la santé n'appréhende pas la pluralité d'offres thérapeutiques dites «traditionnelles» qui investissent de façon active la société, renforçant un marché difforme et informel des soins, laissant dans l'ombre le statut, les logiques et les stratégies de ces praticiens. Faut-il intégrer les tradi-praticiens au système de soins ? Comment ? Quel type de contrôle ? Par qui ? Faut-il enfin persister dans le laisser-faire et l'opacité ?

Aucun chapitre ou section n'est proposé sur la qualité des soins qui reste pourtantproblématique. Une loi sanitaire ne peut, nous semble t-il, éluder la question centrale desrelations entre les professionnels de la santé et les patients. Des éléments importants ressortant de nos enquêtes, sont ignorés : l'écoute et l'accueil des patients qui sont pourtant indissociables des soins. Les ruptures entre les différents acteurs organisationnels du système de soins,dévoilent l'absencede toute régulation contractualisée et reconnue par tous les acteurs de la santé. Il ne suffit pas d'invoquer la nécessité du partenariat entre les différentes structures de soins, ou la mise en place de réseaux entre elles. Ce sont des vœux pieux dans une arène socio sanitaire dominée par l'hospitalocentrisme. Celui-ciimpose sa propre hiérarchisation sociale. L'absence d'une politique publique de santé explique en grande partie l'occultation des règles centrées sur la primauté donnée à la circonscription sanitaire, à l'importance de la médecine de proximité et de famille, etc. De nouveau, l'avant-projet est silencieux sur la nécessité d'une vision claire de la santé construite par le bas, dans une logique de débat pluriel et critique, d'écoute et de reconnaissance sociale et politique des logiques sociales autres que celle strictement biomédicales.

UNE DEMOCRATIE SANITAIRE INTROUVABLE

L'avant-projet de la loi sanitaire n'évoque dans aucun chapitre la question pourtant centrale de la démocratisation sanitaire devant impliquer une toute autre posture que celle qui consiste à considérer en 2014, le patient comme un agent soumis aux prescriptions, en se conformant strictement aux règles de l'établissement de santé, produites en dehors de lui. Le texte juridique gomme les droits des malades-acteurs, pour les étiqueter comme des «mineurs» qui doivent obéissance aux décideurs et aux professionnels de la santé. L'article 21 est très explicite. Il semble important de le relire pour comprendre les limites d'un avant-projet qui est très loin des exigences et des attentes de la population. L'article est formulé ainsi : «Les patients contribuent au bon déroulement des soins, notamment en suivant les prescriptions qui leur sont indiquées et en fournissant aux professionnels de la santé les renseignements les plus complets sur leur santé?». Autrement dit, le patient n'est pas considéré comme un acteur qui a la possibilité de participer au mode de fonctionnement du système de soins. Le seul recours qui lui est attribué, est celui de se plaindre auprès d'une commission de conciliation et de médiation, dépendante de l'établissement public de santé, prévue dans l'article 205 de l'avant-projet de la loi sanitaire. Le législateur semble ignorer qu'en l'absence de contre-pouvoirs autonomes et puissants dans la société, les patients ne prendront jamais le risque d'objectiver individuellement leurs plaintes écrites au sein des institutions sanitaires pour différentes raisons (la défiance, la peur et la certitude qu'elles ne seront pas prises en considération).

L'article 25 se limite à indiquer de façon morale et lapidaire que l'Etat encourage les activités en matière de santé des associations de personnes malades et des usagers du système de santé.Les associations des patients ne sont pas uniquement à «encourager», mais constituent des acteurs importants d'un système de soins qui devrait être ouvert à la négociation et au débat contradictoire. Parce qu'elles sont proches des préoccupations des patients, les associations doivent, au contraire être reconnues comme des médiateurs incontournables qui ont leur mot à dire sur le fonctionnement du système de soins. Tout le savoir d'expérience des associations crédibles, investissant de façon active les réalités sanitaires, sans oublier les familles des patients, représente une richesse souvent méprisée et sous-estimée, pouvant permettre de donner un autre sens au système de santé, qui ne soit plus, comme aujourd'hui, le monopole strict de l'administration sanitaire.

Un autre élément montre l'absence de reconnaissance de contre-pouvoirs. L'article 26 est présenté de façon lapidaire : « Il est créé auprès du ministre de la santé un conseil national de la santé». Mais rien n'est dit sur sa composante sociale, sur ses rapports avec les pouvoirs publics. Il est plutôt défini comme un organe devant renforcer la bureaucratie sanitaire. Il ne semble pas, dans l'esprit du texte, être l'émanation de la société, et notamment de ceux qui sont confrontés quotidiennement aux problèmes de la maladie et de la souffrance. Il aurait été plus «clair» d'évoquer la création d'un conseil administratif ou étatique, approprié de façon centralisée par les pouvoirs publics et dont ses membres seraient nommés par ces derniers !

L'avant-projet de la loi de la santé est évasif et ambigu quand il s'agit de préciser de façon claire les types de rapports entre les pouvoirs publics et les acteurs de la santé, représentés par les familles, les associations et les professionnels de la santé. L'article 28 montre la centralisation excessive dans l'élaboration des programmes de santé, gommant ce qui est pourtant essentiel dans une optique de régionalisation évoquée de façon aussi vague et imprécise que le conseil national. Il est clairement indiqué que «les programmes de santé sont élaborés, supervisés et évalués périodiquement par le ministre chargé de la santé, en collaboration avec les services concernés». Aucun article ne met l'accent sur l'importance de la négociation, de l'autonomie et de la confiance qui devrait être accordée aux acteurs locaux qui se retrouvent en réalité, dans un rapport de dépendance à l'égard de la bureaucratie ministérielle.

L'avant-projet de la loi sanitaire ne permet pas aux malades ou à leurs représentants d'accéder au statut d'acteurs sociopolitiques dans un système de soins défini comme une entité fonctionnaliste, se limitant à appliquer les orientations du ministère de la santé. Ce texte juridique est une régression dans le domaine de la santé publique. Il renforce la bureaucratie sanitaire difforme par la multiplication des commissions (évaluation et conciliation et de médiation), et le refus de reconnaitre des acteurs sociaux autonomes et proches des malades.

Deux personnes bénévoles au sein de l'hôpital, elles-mêmes malades, décrivent de façon fine, et sur une longue durée, le fonctionnement hospitalier en France. Elles indiquent de façon éclairante que «les médecins et l'administration commettent une erreur essentielle. Ils n'utilisent pas les usagers comme des facteurs de changement, ils ne savent pas intégrer dans leurs décisions, les bénéficiaires de ce système, ils raisonnent toujours comme seule hypothèse que le malade est le problème et non la solution» (Compagnon, Sannié, 2012).

* Sociologue

Référence bibliographique

Compagnon C., Sannié T. $, (2012), L'hôpital, un monde sans pitié, Paris, l'Editeur.