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Communiquer entre l'arabe et le français, en Tunisie, aujourd'hui

par Kmar Bendana

L'explosion de la parole qui a éclaté il y a un peu plus de trois ans a-t-elle évolué ? Se heurterait-elle avec le temps à la loi du « chassez le naturel, il revient au galop » ? Or, concernant la liberté et la parole, le « naturel » ne signifie pas grand-chose. Il y a du culturel, du politique et même de l'économique dans la parole. Suite au déverrouillage, l'espace public peine à retrouver la rigidité qui le caractérisait. Même si le champ médiatico-politique est essoufflé par les habitudes de non débat, quelques trouées d'air le traversent. L'espace de l'échange - qui a construit un exercice du pouvoir à travers la guéguerre hypocrite arabe/français - cherche des issues. Et si la liberté ne semble pas garantie, la communication bouge dans ses propres interstices.

Entre le balancier bilingue, l'alternative du dialectal

Ben Ali n'a pas eu le temps d'expérimenter la recette du dialectal. Avec lui saute le monopole de l'arabe sur le discours politique. L'anglais est présenté comme alternative contre les francophones mais c'est le dialectal qui opère comme solution médiane dans le pendule bilingue. Cette concurrence linguistique médiatisée en temps réel fait son effet : le français n'est plus - seulement- la langue du colonisateur. Il est aussi la langue de Tunisiens du monde de la communication politique, au moins de deux catégories d'entre eux : ceux formés dans les premières décennies de l'indépendance et ceux de la diaspora. Le français continue à déclencher des discours de disqualification mais sa connotation antipopulaire s'estompe avec l'usage et la tension qui s'exprimait les premiers mois « post -révolutionnaires » se relâche. De là à prédire que l'« intégrisme » linguistique ne joue pas dans la course de nouveau ouverte pour le pouvoir, est un pas difficile à franchir. Les compétitions de l'élite politique post -indépendance se sont jouées sur fond de compétence linguistique, dans la bi-polarité français/arabe. L'ouverture et l'accélération des échanges, les réseaux sociaux et les humoristes ont battu en brèche le magistère de l'arabe littéraire sur fond de francophonie structurant le logiciel politique tunisien. La « darija » prend place en même temps que l'assignation à s'exprimer en arabe classique perd de son intransigeance. Il est vrai que la photogénie audio-visuelle n'a pas suivi, à commencer au sein de l'Assemblée Nationale Constituante. Transmettre en direct les débats parlementaires a montré que les interventions les plus percutantes se font en arabe dialectal. A voir le registre dans lequel s'exprime le dernier gouvernement -mélange entre arabes classique, médian et dialectal auxquels s'ajoutent le français et l'anglais- une autre façon de concevoir l'efficacité d'une communication politique pointe.

Pourtant c'est en dialectal, langue de tous les jours, qu'on perçoit la fatigue de la politique et les manquements de son langage. L'idée d'éditer une version dialectale de la Constitution du 27 janvier 2014 reflète l'insuffisance du bilinguisme politique. Le moment incite à prendre du large par rapport au couple arabe/français. Le dialectal est vu comme la voie qui rapproche du peuple, une façon de se rapprocher du citoyen/électeur et de lui expliquer la complexité de ce qui se passe. C'est le sens des déclarations de l'Association Tunisienne de Droit Constitutionnel qui a été à l'initiative de quatre mille exemplaires de la version dialectale de la Constitution préparée par quatre juristes et significativement révisée par un juriste et un homme des médias. Sa diffusion dans la période électorale, aura une utilité civique.

Entre les alphabets, entre les ondes

L'arabe est statufié comme langue nationale, le français est admis comme langue de travail, l'anglais fait son apparition tandis que le dialectal, tracté par la publicité depuis une dizaine d'années, prend place dans l'oral et l'écrit de la communication politique. A part dans le rap et le slam qui traduisent l'énergie de ne pas laisser se fermer langue et espace de la contestation, le dialectal a vu s'élargir ses moyens et techniques. En quelques années, il a gagné en capacités de relier les gens et d'exprimer leurs préoccupations. Les graffitis et le langage publicitaire l'inscrivent dans le registre scripturaire, tandis que les textos fixent son alphabet de fortune et banalisent sa transcription en lettres latines.

Facebook et twitter achèvent de généraliser cette communication d'un troisième type, entre usagers sachant lire et écrire. Les assemblées de poésie dialectale (klam ech-chara') sont aussi élitistes que la poésie tout court mais l'occupation des lieux publics et la jeunesse qui y participe signent sa résonance. Par-dessus tout, on entend discuter en dialectal à la radio sur toutes sortes de sujets, depuis la psychologie jusqu'à l'économie, en passant par l'art, la religion et la politique. La pionnière Mosaïque fm née en 2003 a fait école : on compte trente-cinq radios de différentes portées où domine un dialectal bigarré. Ce qui rappelle le phénomène des transistors qui a couvert la Tunisie des années 1960, avant l'arrivée de la télévision dans les foyers. Celle-ci est certes devenue le canal de la notoriété, de la propagande et du divertissement, mais l'implantation étendue de la radio portée par le dialectal, y compris dans ses formes régionales, font de ce médium le vecteur roi d'une communication bouillonnante et branchée sur le vécu des auditeurs et leurs besoins.

On se souvient de la violence induite par la projection de la version dialectale du film Persépolis sur Nessma Tv en octobre 2011. Le 21 avril dernier, on retire le podcast du sketch Sayess Khouk, raillant la réélection de Bouteflika sur la très écoutée Radio Mosaïque. Le sketch a eu le temps de circuler et son retrait a fait qu'il a été repris partout. L'équipe de la matinale a en plus « répliqué » par un deuxième sktech, tout aussi moqueur. Cet exemple de censure ratée signifie-t-il que la radio aurait plus de ressources face à la censure ? L'« échappée » est due en partie à la technologie dont la rapidité a ringardisé les objectifs des censeurs. Mais on peut se demander si l'alliance entre audience et célérité peut favoriser le changement de pratiques politiques vieilles et vaines.

Si les besoins de la réception parviennent à frapper d'incongruité les voies anciennes de la communication, peut-on espérer que l'arabe dialectal annonce, de son côté, du nouveau face aux archaïsmes officiels ? Il faut toujours compter avec l'instrumentalisation mais communiquer entre les langues et entre les vecteurs hégémoniques fait partie des possibilités de voir l'éco -système politique tunisien sortir de l'un de ses étaux.