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Algérie : quel récit national ?

par Brahim Senouci

A quoi les grandes nations sont-elles le plus attentives ? Plus qu'à leur taux de chômage ou à leur PIB, elles sont soucieuses de maintenir en vie un récit national, une mémoire commune, garante en dernier ressort de leur pérennité.

Sans mémoire, le Japon ou l'Allemagne, champs de ruines au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, n'auraient sans doute pas pu se reconstruire. Il fallait que chacun de leurs citoyens soit imprégné du sentiment d'appartenance à une Nation intemporelle pour qu'ils consentent au gigantesque effort qu'il a fallu consentir pour faire renaître ces pays de leurs cendres. L'instinct de sacrifice qui avait produit les kamikazes a insufflé sa vigueur aux générations japonaises, leur permettant ainsi de revenir très rapidement occuper le devant de la scène mondiale. Petite anecdote au sujet de l'Allemagne : Une vieille amie raconte qu'en 1945, elle avait pris un train à Berlin. Ce train roulait au milieu d'un paysage de fin du monde. Notre amie se rend compte de la présente d'une paire d'écouteurs. Elle les ajuste sur ses oreilles et elle a la surprise d'entendre de la musique. Ainsi, les techniciens qui avaient engagé les réparations avaient mis en route les systèmes qui permettaient d'ajouter au confort du voyageur?

Du côté des vainqueurs, les dommages de la guerre n'étaient pas moindres, sauf pour les Etats-Unis qui, en dehors de l'attaque de Pearl Harbour, n'avaient pas connu la guerre sur leur sol. Pour gagner, ces vainqueurs avaient également convoqué la mémoire longue de leurs peuples. Ainsi, Staline avait mis entre parenthèses l'idéologie communiste athée et l'internationalisme pour appeler ses compatriotes à résister au nom du patriotisme et de la Sainte Russie !

Personne ne l'ignore, la France a un problème avec ses citoyens originaires de ses anciennes colonies ou descendants de ses anciens esclaves. Elle les perçoit comme un danger, non pas pour la paix civile que ses instruments de maintien de l'ordre ont largement les moyens de garantir, mais pour la cohésion nationale. De fait, ces citoyens subissent des discriminations très importantes en matière d'accès à l'emploi, au logement... Ils sont contrôlés bien plus souvent que leurs compatriotes «de souche». Ils ont ainsi le sentiment d'être des citoyens de second ordre et ont tendance à établir un parallèle entre leur situation et celle que la France esclavagiste et coloniale faisait à leurs aïeux. Comme on peut le comprendre, ils refusent d'adhérer au roman national français qui fait la part belle aux conquêtes coloniales, présentées comme des chansons de geste, et à l'Empire. Leur souhait est que soit intégré à l'imaginaire national le vécu de leurs pères. Ce souhait n'a guère de chances d'être exaucé. Sa réalisation compromettrait, aux yeux de ses très nombreux adversaires, l'image d'une France éternelle au sein de laquelle les épisodes sombres seraient vécus, sinon comme des heures de gloire, du moins comme des péripéties. Les fameux sifflets contre la Marseillaise à l'occasion de rencontres entre l'équipe de France et les équipes du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) sont une illustration de l'hostilité des jeunes beurs à l'égard d'un roman national qui les ignore et les méprise, de même que les réactions à ces sifflets manifestent le refus de la France de souche d'accepter d'intégrer leurs imaginaires blessés à sa mémoire longue. Il faut préciser que la mémoire n'est pas l'Histoire. Pour preuve, la majorité des historiens français sont honnêtes et font des relations fidèles des événements du passé, y compris quand la France y tient le mauvais rôle. Les Blanchard, Ruscio, Branche, Manceron?, ne font aucune concession à la vérité des faits qu'ils rapportent. Mais ce n'est pas l'Histoire qui forme l'imaginaire national. C'est un ensemble de choses, qui peuvent tenir de la vérité autant que de la légende, de l'irrationnel ou du cartésien, qui forment la mémoire commune. Le rôle qui lui est dévolu n'est pas de dire une vérité qui transcenderait les âges mais de constituer un ciment solide entre les citoyens.

Cette obsession est encore plus sensible dans un pays comme les Etats-Unis. Voilà une nation qui s'est construite sur la destruction d'un peuple, celui des Amérindiens, mais qui a décidé de mettre en avant comme valeur fondatrice son «innocence». Elle y a si ben réussi qu'au lendemain des attentats du 11 septembre, de nombreux commentateurs occidentaux avaient brodé sur le thème de la «perte de l'innocence». Le cinéma américain avait largement contribué à accréditer ce thème. Un des films les plus célèbres d'Hollywood, «L'Homme qui tua Liberty Valance», en a démonté le mécanisme. Un vieux sénateur s'est rendu célèbre parce qu'il était censé avoir tué Liberty Valance et permis ainsi à l'Ouest débarrassé du bandit d'inaugurer la triomphe du droit et de la démocratie. Un journaliste décide de l'interviewer sur cette période de sa jeunesse. Le sénateur explique alors que cette histoire n'est qu'un mythe et que ce n'est pas lui qui a tué Liberty Valance. Le journaliste, dépité, déchire ses feuilles de notes en disant, et c'est l'ultime réplique du film, «Dans l'Ouest, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende !»

Les nations dont il est question ci-dessus appartiennent à un ensemble, l'Occident, qui a fait de l'approche rationnelle l'alpha et l'oméga de son rapport à la science et au monde. Pour autant, il refuse de sacrifier la part d'irrationnel, de mythologie, qui a présidé à sa naissance et qui continue de le structurer. Quand il est en crise, c'est cette part de lui-même qu'il convoque. En témoignent les crispations et les replis identitaires qui se manifestent actuellement et dont l'ampleur croît avec les difficultés économiques et le sentiment de perte du leadership.

Quid de l'Algérie et du monde arabe ?

Il y a cinq siècles que le monde arabe a perdu la maîtrise de son destin, qu'il ne contribue plus à la marche du monde, qu'il n'est plus producteur de sens. En bref, cela fait cinq siècles qu'il est sorti de l'Histoire. Il y a eu la chute de Grenade, suivie, deux décennies plus tard, par son absorption, à l'exception marocaine près, dans l'Empire Ottoman. En 1517, après les dynasties des Omeyyades et des Abbassides, après Damas et Bagdad, le monde arabe est dirigé par Istanbul, une capitale non arabe. Les Arabes doivent négocier leur place dans le monde à travers des règles fixées par des capitales étrangères. De plus, ils n'arrivent pas à s'élever dans l'échelle sociale. En effet, les Ottomans pratiquent le «devshirme», c'est-à-dire la prise d'enfants non musulmans en otages, aussitôt convertis et soumis à une éducation musulmane leur favorisant l'accès aux postes les plus prestigieux de l'Empire Ottoman, y compris celui de grand vizir. Les Arabes, généralement musulmans par filiation, n'ayant donc pas le «privilège» d'être réduits en esclavage, n'ont pas accès à cette filière d'excellence et restent à l'écart des instances de décision? Cruel paradoxe que celui qui destine l'homme libre à une situation de sous-citoyen !!! Notons que l'Egypte, dans une fascinante symétrie, avait bien avant l'avènement de l'Empire Ottoman, adopté ses méthodes. Ses armées capturaient des esclaves turcs et les formaient aux métiers de l'administration et des armes. Ces esclaves, que l'on appelait les Mamelouks (les possédés), ont pris le pouvoir et l'ont exercé pendant des siècles jusqu'à ce que les Ottomans les en délogent, à l'issue d'une guerre opposant d'anciens esclaves turcs arabisés à d'anciens esclaves chrétiens islamisés et «ottomanisés». Quoi de plus fascinant et de plus révélateur de la misère du monde arabe que cette séquence de l'Histoire qui a vu s'opposer deux armées non arabes pour la conquête de terres arabes !

La mémoire arabe porte cette infamie dans les replis de son inconscient collectif. Même si elle ne connait pas l'histoire exacte, elle en sait assez pour deviner son caractère peu gratifiant. En fouillant dans le passé, elle peut débusquer cette anecdote d'une terrible actualité. Un barbier damascène du 18ème siècle parle de Assad Pacha Azem, un Arabe qui a réussi à prendre le pouvoir dans la Syrie de l'époque ottomane. Son règne se traduit par la généralisation de la corruption, le népotisme qui préside au choix des gouverneurs, la flambée des prix, la baisse de la moralité publique. La dynastie au pouvoir accumule les richesses pendant que le peuple s'appauvrit et organise aussi les pénuries pour maintenir les prix élevés. Assad Pacha s'était fait construire un immense palais à Damas pour lequel il avait volé des matériaux précieux de bâtiments anciens de la ville. De plus, il avait fait aménager dans ce palais d'innombrables cachettes (jusque dans les toilettes !) pour dissimuler ses trésors. Comment ne pas passer au palais de Bénali et ses monceaux d'Euros dégorgeant de coffres dissimulés derrière les murs ?

Un autre écho de ce passé renvoie également à l'actualité. Deux pays arabes, sous domination ottomane, avaient réussi à arracher à l'administration de l'Empire le droit de conduire leurs propres affaires et même de créer des forces armées nationales. Ces deux pays s'étaient tournés vers l'Occident et ont tenté d'importer ses arsenaux législatifs et d'ébaucher des constitutions largement inspirées de celles qui avaient cours en Europe. Ils s'intéressaient également aux techniques en cours et essayaient de les implanter chez eux. La littérature et le débat s'y développaient et, avec eux, la promesse de la fondation d'Etats Modernes. Ces deux pays sont l'Egypte et la Tunisie. Est-ce tout à fait un hasard si le printemps arabe actuel y a été initié ? Est-ce un hasard s'il a été le fait d'authentiques mouvements populaires qui ne sont teintés d'aucun tribalisme comme en Libye par exemple ? La mémoire longue des peuples a joué son rôle dans le déclenchement de la révolution dans ces pays.

Quid de l'Algérie ?

Notre pays n'a pas connu le sort de la Tunisie ou de l'Egypte. Province ottomane alanguie, l'Algérie n'a jamais suscité un grand intérêt de la part de la Sublime Porte. Notons d'ailleurs que c'est en réponse à une demande de Kheïreddine (le légendaire Barberousse) que les Ottomans ont posé le pied en Algérie. Il avait besoin de l'appui de leurs janissaires dans la bataille qu'il menait contre les Espagnols. L'Empire s'est d'ailleurs contenté de contrôler les côtes et d'y lever l'impôt, laissant l'intérieur du pays aux mains des tribus. L'épisode ottoman n'a donc pas permis de faire émerger une conscience nationale et n'a pas été un facteur d'élévation du savoir et de la culture. Notre pays aurait pu en tirer profit, notamment en matière de science de l'administration. Soliman le Magnifique (le législateur dans la terminologie arabo-ottomane) jouissait d'un grand prestige dans le monde arabe grâce à ses talents en matière de codification, d'établissement de règles justes et de fixation claire des droits et devoirs? Cela n'a pas été le cas. En la matière, la période ottomane a été pour l'Algérie une période perdue.

«Ne pas connaître son passé, c'est se condamner à le revivre». Cette maxime trouve sa pleine illustration dans notre pays. La violence s'y est exercée des siècles durant. Il s'agit d'une violence récurrente. Bien sûr, elle a permis la libération du pays de la domination coloniale mais elle n'a pas eu la fonction fondatrice qu'elle aurait dû avoir. Elle n'a pas donné lieu à des questionnements, des échanges intellectuels, une production littéraire consistante, l'émergence d'idées. Plus près de nous, la déferlante de la décennie noire s'est refermée sans avoir été comprise. La parenthèse a été fermée d'autorité et le silence s'est imposé. Il n'y a eu aucun débat sur le sujet. Surtout, personne ne s'est avisé d'aller interroger le passé, l'Histoire, la mémoire pour tenter d'y débusquer les germes de cette violence. Pourtant, ils y sont. Les identifier est une nécessité impérieuse. Pour cela, il faudrait aller investiguer le passé, y trouver les raisons pour lesquelles nous répétons jusqu'à la nausée les épisodes violents entrecoupés de périodes léthargiques. Il faudrait interroger le passé pour écrire enfin notre récit national, celui qui commande nos émotions collectives, celui par lequel nous nous reconnaissons comme Algériens. Il y a dans cette saga nationale des éléments gratifiants. La meilleure preuve en est donnée par certaines attitudes qui nous sont propres et qu'on rencontre dans tout le pays, des gestes de solidarité extraordinaires, l'attention aux vieillards? Il y a des éléments négatifs, ceux qui expliquent que nous cédons avec facilité à des pulsions violentes, que nous avons le plus grand mal à soutenir un débat serein, que nous sommes facilement intolérants.

Nous avons certainement les constituants d'une Nation mais il n'est pas certain que nous le soyons devenus. Nous vivons sans doute la fin de la période postcoloniale, celle durant laquelle la guerre de libération nous a servi d'unique viatique. Nous allons vers un horizon nouveau, plein de dangers mais aussi de promesses. Nous devons l'aborder de la façon la plus rationnelle. Nous avons un immense chantier devant nous.

Il s'agit de rendre au peuple sa confiance en lui. Il s'agit de le débarrasser des scories du passé, lui apprendre la complexité des choses, la vanité des réponses simples. Pour y arriver, il faut lui présenter un récit national dans lequel il retrouve sa figure et le sentiment d'être partie prenante d'une aventure qui le justifie et le dépasse.