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Ils partent un à un

par El Yazid Dib

Les générations se succèdent. L'histoire se perpétue. La liaison devant unir l'une à l'autre n'est que dans le prêche du souvenir et de la reconnaissance. Ainsi il y a des hommes qui s'effilent et s'égrènent. Ils partent un à un.

Voilà que Mahsas vient aussi de partir. Il rétrécit ainsi le peu qui reste et accroit le lot de ceux qui beaucoup sont déjà partis. Boumediene, Boudiaf, Benbella, Chadli, Messaadia, Boumaaza, Debaghine, Yazid Benkhedda Mehri, Bouhara, Belkhir, Lamari, Smain et plusieurs autres que la mémoire du chroniqueur n'a pu instantanément lister ; ont chacun dans son giron marquer l'histoire nationale ou une partie de celle-ci.

Cette histoire qui est parfois, à la limite de l'injustice, impersonnelle ne semble pas rendre hommage à ceux qui, par actes ou annales l'on partiellement façonnée. Elle n'agit pas dans les sentiments. Le temps s'exerce et passe. Les actions aussi. L'enregistrement y est spontané et définitif. La touche effacer n'existe pas dans le clavier de l'histoire. Tout signe ou graphe y est consigné pour la perpétuité. Le peuple fait et défait l'histoire. Les hommes également font fortifier ou assujettir l'histoire.

Bien de grands hommes sont partis sans que leur progéniture ne soit bien imbibée de leurs élans et abnégation au service de la patrie. Ces hommes maintenant défilent un à un sur le catafalque des cimetières. Même l'enterrement, à paraitre, n'est réservé qu'aux seuls initiés. Les jeunes de ce jour doivent ou bien ont un droit de connaitre l'épopée qu'avaient chevauchée ces icones. Rongés par la maladie où parfois l'indifférence est plus mortelle qu'une résistance virale, ils se sont rangés dans le silence post-activité et regardent tacites témoins le produit de leur travail. Ils n'ont pas combattu pour une Algérie inégale, ni pour une indépendance valorisant une minorité populaire.

Les événements mortifères de ces personnalités n'ont pu à vrai dire enthousiasmer à coté d'un rêve difficile toute une jeunesse désemparée. Cette jeunesse à l'égard de qui le pouvoir n'a pu hélas se mettre au diapason de ses doléances, se voit en net décalage avec cette même aptitude de gestion. La gérontocratie et le personnel séché tiennent en attache la gérance de cette masse juvénile. Le temps des révolutions classiques et légendaires est une inconnue pour cette frange sociale. Leur révolution est une débrouillardise pour le comment arriver à vivre. Diplômé ou chômeur, le jeune reste totalement incompris par ceux qui, sans lui demander, décident de gérer son avenir. Le monde actuel national a été fait et continue de l'être sans eux. Ces jeunes n'arrivent point à s'atteler à de vagues engagements tant répétés par des visages super vus et connus, devenus cauchemardesques, criant à l'emploi ou à la solidarité nationale.

Dites leur d'aller voir l'un de ces personnages actuels qui savent se recycler sans pour autant octroyer de la compréhension mutuelle, Ils sauront à bonne parole vous répondre. Victimes apparentes et dans leur grande majorité des inégalités sociales qui de jour en jour déchirent l'équilibre des classes, ils requièrent une justice applicable uniformément à tous. Certains fréquentent pour leurs études les universités de prestige, d'autres les abandonnent pour vivre en travaillant le cabas, le trabendo ou la vente à la sauvette. Certains usent à longueur de boulevards et de campus universitaires les pneus de la Q7 de papa quand les autres font le lèche-pare-brises aux carrefours des feux tricolores. Ces lycéens, pris en pauvres otages entre la grève d'enseignants dégoutés et un ministre inamovible recyclé sénatorialement n'arrivent pas à suivre un programme au kilo et changeant à l'humeur de cet ennuyeux ministre.

Toute cette jeunesse est donc une production made in l'école algérienne. L'unique alternative qui leur est offerte devant l'échec scolaire répétitif et précoce, demeure principalement le marché informel. A défaut de fugue ou d'immolation. Les souks sont remplis d'étals précaires, de tentes de fortune, de gardiennage forcé et vulgaire. Les kiosques en tôle ou en petites baraques occupent tous les coins de la ville et des hameaux. La chaussée des routes nationales est jonchée sur ses bords de toute espèce de marchandises. Des fruits et légumes, patates et bananes aux cigarettes et produits de terre cuite. La débrouillardise bat son plein. La vulgarité, l'incivisme voire la brutalité, que nous condamnons tous, leur devient une réaction de survie et un acte d'arracher son goûter. Ils ne prennent pas en odeur de sainteté les services d'hygiène ceux de la sureté et de gendarmerie avec qui, ils se trouvent continuellement antithétiques. La légalité telle qu'édictée leur est une entrave. Ils voient en leur intervention une censure de vie et une coupure de rezk. Ce qui importe à leurs yeux ce sont ces agents qui les pourchassent aux angles des rues, ces commerçants patentés qui les haranguent. Ils ne connaissent pas les avantages fiscaux qui à leur sens n'ont enrichi que beaucoup d'opportunistes. Que pensent-ils alors de la politique, des partis, des élections ? Absents sur toute la case, ces citoyens rebelles à une certaine vision sociopolitique, n'aperçoivent que du trompe-œil.

Les partis politiques n'y ont parfois recours que pour coller les affiches ou perturber moyennant de modiques sommes, le trajet électoral d'un adversaire. L'on n'a jamais vu un nom de chômeur porté en pole position sur une liste électorale. Si au FLN, le mouvement dit de redressement censé insuffler une nouvelle fraicheur est dirigé par un vieillard, si dans le corps de noyau institutionnel la destinée est entre les mains d'un ancêtre, si dans leur wilaya, leur wali les embauche au pif ; que vont-ils dire ces jeunes ? En qui et quoi vont-ils croire ? En ces prêts bancaires draconiens et jamais remboursés ? Dans ces jouets de transport public Harbin, Chana ou DFM les fainéantisant davantage ? L'entreprise de travaux publics n'arrive point à trouver de main d'œuvre au motif qu'aucun jeune ne veut se salir les mains ou faire le tâcheron. La banque est plus avantageuse pour lui. De la vie de la cité, ils n'ignorent cependant pas ce qui se trame en son sein. Ils sont les premiers à savoir l'augmentation des prix, la rareté d'un produit ou le bon écoulement d'un autre. A défaut de ce militantisme et cet engament politique, « ils » les ont obligé à préférer les fumigènes des stades aux défilés d'un premier novembre ou d'un 8 mai 1945. La grande bleue reste aussi une issue pourtant fatidique et mortelle pour ces centaines de jeunes qui se sont jetés dans de frêles embarcations bravant les vagues, les cotes espagnoles ou italiennes. Alors leur parler de ces icones qui ont eu à fabriquer de bout en bout l'Algérie censée être nouvelle ; ces jeunes sont sans état d'âme. A qui incombe donc cette responsabilité du tourné-de-dos face à l'histoire ? Le vide dans les réponses n'est que sidéral.

Il existe cependant une autre caste de jeunes branchés, lettrés et diplômés. Cette catégorie qui se trouve partiellement un peu partout dans les rouages de l'Etat, administrations et entreprises publiques fait fonction de nègre. En leur oppose à chaque fois, leur inexpérience, leur tiédeur ou leur candeur. La promotion éventuelle ne leur est qu'un rangement dans l'obséquiosité presque religieuse du chef sectoriel. Ainsi la fuite vers l'ailleurs, l'étranger est devenu un exil forcé. Là bas, ils pensent y trouver un rang apprécié et conforme à leur compétence. Au moins, s'estimeraient-ils heureux et libres. Si dans certains cercles d'autorité, la fonction supérieure n'a comme élément de sélection que l'appartenance régionale, ould bled ou ould flen, que diront ces jeunes cadres parqués dans la réserve de la république ? L'Algérie appartient comme sa terre, son ciel et ses eaux à tous.

Quand le passé n'est pas clair, l'avenir va se rendre impérativement opaque. Une archive est un bout d'étendard d'un ensemble de faits. L'histoire en fait ne peut se taire longtemps. Malgré l'humeur du pouvoir factuel, malgré le silence sciemment décrété comme un emblème en berne ; le cours reprendra dès la levée de mains invisibles, ses lueurs et ses éclaircies. On ne fabrique pas une histoire, on la crée, on la vit et le reste, c'est aux autres d'en découdre. Plusieurs éléments constructeurs du fait national ont connu ou la loi de l'omerta ou le feu de l'invective. Ils sont partis dans des moments qui tramaient encore les plis d'une histoire toujours inachevée. Ils sont partis en emportant dans leurs linceuls un lot important des arcanes du pouvoir et leurs plus confidents aléas. Ainsi plusieurs personnalités nationales en disgrâce circonstancielle avec la sainteté du pouvoir respectivement mis en place depuis l'indépendance s'en vont, sans qu'il y ait eu en leur faveur une séance de réconciliation. Il a suffit qu'à chaque disparition de l'un d'eux ; le mérite revenant au president ; que toutes les archives le concernant soient déterrées et vite dépoussiérées. Elles montrent un homme qui ressemble aux autres, à la différence que lui traine au sein de sa biographie, le balbutiement de la révolution, le tout début du recouvrement de l'Algérie algérienne. L'embryon de l'Etat naissant se développait dans l'été des discordes et les différents clans, de l'intérieur aux frontières, du politique au militaire. Une humeur de suprématie et de prédominance. Il incarnait au gré des envies d'une histoire en éternelle bousculade tantôt le mal aimé, tantôt le contre-révolutionnaire. Cet, homme, maintenant disparu, qu'il soit l »'un ou l'autre cités plus haut est parti à jamais. Mais son intervention dans l'annale chronologique nationale est là. Quelque part dans la poussière des cahiers historiques.

A la mort de Mehsas, l'on a vu des séquences jusqu'ici inédites diffusées par la télévision. Mais pourquoi attendre le départ définitif d'un homme pour pouvoir dire qui, était-il ? Le montrer, et sembler provoquer à son égard contrition et compassion ? Les archives retirées à l'occasion vont-elles réintégrer l'obscurité tombale des salles de stockage ? Ces icônes dans le diagramme des longues éphémérides du mouvement nationaliste et révolutionnaire ont tous droit à la longévité post-mortem. Ce sont Ce sont ces funérailles de ces hommes, devenues en cascade qui vont sinon doivent permettre, pour certains de leurs camarades encore en vie, de dire des choses qu'il fallait dire, il y a 50 ans. Les spectacles funéraires en pompes nationales ou officielles ont duré un instant, le deuil pour certains quelques jours. Et après que faire ? L'image dévoilée de l'homme poursuivra son p'tit bonhomme de chemin et ira, malgré l'enténèbrement des archives vers la mémoire collective. Que Dieu leur accorde clémence et miséricorde.