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Le discours islamiste des années 90 en Algérie : Autopsie d'un discours triomphaliste?

par Abdelhak Abderrahmane Bensebia *

Le discours des années 90 n'a jamais cessé d'attirer l'attention et les analyses. Il s'agit d'un discours qui prônait l'étendard des valeurs de l'Islam et de l'authenticité pour être suivi, comme pour s'imposer comme un discours de qualité, qui a pu réunir autour de lui des centaines, voire des milliers de jeunes.

Ce discours a été suivi parce qu'il est simple et répond socialement à ce que ces jeunes désiraient voir et entendre, une génération de jeunes, qui a subi les premières mutations d'une société en mouvement, faute aussi d'un vécu social difficile et suite à un vide surtout culturel, mais aussi religieux.

De point de vue scientifique, ce discours ne peut en aucun cas faire l'objet d'une étude scientifique, pour plusieurs raisons, même s'il demeure adopté par ces jeunes. Primo, ce discours inclut des contradictions flagrantes et des mensonges historiques, de quelques lectures superficielles, sinon erronées, qui revendique la violence et l'extrémisme, au nom d'une idéologie qui n'a jamais existé ou revendiqué.

La simplicité dans ce discours n'est pas à prendre pour un objectif ou qui faisait l'objet d'une intervention scientifique, elle reflétait l'état idéologique des locuteurs de cette époque, une donne importante, profitée par les jeunes, puisqu'il se positionnait avec leurs univers de réflexion.

Ces discours n'ont jamais été traduits ni en français ni en aucune langue. Par souci méthodologique, nous avons préféré les analyser linguistiquement, en profitant de notre connaissance de la linguistique et la langue arabe.

Par conséquent, le style adopté et les mots utilisés ont été longtemps délaissés, l'écriture rimée et le complément qui dérive du verbe dans la même préposition, s'inspirent de la linguistique coranique, qui est devenue archaïque, sinon dépassée. La tradition de l'écriture rimée date l'Empire arabe des Abbassides et par conséquent du Déclin du monde arabe, les occurrences usitées sont de nature coranique.

«Je ne connais pas un autre devoir très important délaissé complètement par les musulmans comme el djihad au nom de Dieu, quoique les textes coraniques qui évoquent ce grand devoir sont multiples, un devoir qui constitue l'apogée de l'Islam.»

La langue empruntée dégage plusieurs connotations et différents comportements de l'intransigeance, elle manifeste le sérieux de par l'utilisation du style et de la tradition coranique, et propose en effet, un seul remède : le recours à l'Islam radical. Les sermons et la prière de vendredi sont le support qui diffuse ces discours, en faisant souvent appel à la tradition islamique pour célébrer le présent, dénonçant aussi la tradition populaire, synonyme de l'ignorance des règles divines et de l'Islam.

Quant à l'évolution et l'émergence de ce discours, il semble important de rappeler que son apparition n'était possible qu'à partir d'une conjoncture politique mondiale précise, se caractérisant par la fin de la guerre froide, l'imposition des Etats-Unis et l'Occident comme forces de domination, la Révolution et l'instauration de la République islamique en Iran, en 1979.

Dans la même logique, le déclin du monde arabe est vu comme réponse divine, et les musulmans, dignes de ce nom, doivent se présenter au secours de cette Algérie, qui n'accepte pas le repli et la répression.

Ce discours est loin d'être considéré comme idéologique, ou structuré autour des fondements ou réflexions scientifiques, qui nous confient la possibilité de l'appréhender scientifiquement. Comment appréhender un discours qui qualifie les intellectuels de mécréants, du fait qu'ils ignorent la charia, des hommes primitifs (djahala), qui n'acceptent pas l'application des lois divines, des apostats qui répriment le peuple, qui empêchent l'application de la volonté divine sur Terre ?!

Ce discours, souvent euphorique, tend à mobiliser les jeunes, en les incitant aussi à faire appel à la force pour réclamer leurs droits.

« Qui est fautif, déclarait-il alors, la police qui protège la loi terrestre ou la jeunesse qui appelle à Dieu ? » réclamait BENHADJ lors d'un meeting à Alger en 1991, tandis que Abassi(1) n'a pas manqué d'occasion pour déduire que : « Le système est malade, a-t-il dit un jour. Le médecin, c'est le FIS et le médicament existe depuis quatorze siècles. C'est l'islam.»(2)

À la différence des autres confréries musulmanes dans le monde arabe, les islamistes algériens ont des connaissances rudimentaires sur l'Islam, et leurs discours demeurent limités d'un point de vue contenu, ils imitent les autres sans qu'ils ne sachent que leur discours n'est senti que parce qu'il critique, et c'est facile de critiquer que de conquérir les cerveaux par la raison, du fait aussi que tout interdit est convoité, dans une société renfermée et conservatrice.

Le discours islamiste conteste les lois imposées qui s'inspirent des valeurs occidentales. Il refuse aussi les systèmes politiques instaurés, qualifiés d'héritages coloniaux à remplacer par les lois islamiques et la démocratie substituée au principe d'Echoura « l'accord de l'ensemble», en affirmant:

« Nous ne croyons pas en cette démocratie qui réclame le pouvoir du peuple. La démocratie est impie, et ce qui nous pousse à rejeter cette démocratie c?est qu'elle insiste sur la majorité. La bonne gouvernance et l'opinion juste ne peuvent pas se faire sur la base de cette majorité et de minorité mais dans l'application des lois et les résolutions révélées par Dieu»(3), ou encore « Le multipartisme est inacceptable du fait qu'il résulte d'une vision occidentale. Si le communisme et le berbérisme s'expriment, ainsi que tous les autres, notre pays va devenir le champ de confrontation d'idéologies diverses en contradiction avec la religion de notre peuple. Il n'y a pas de démocratie parce que la seule source de pouvoir, c'est Allah, à travers le Coran, et non le peuple. Si le peuple vote contre la loi de Dieu, cela n'est rien d'autre qu'un blasphème. Dans ce cas, il faut tuer ces mécréants pour la bonne raison que ces derniers veulent substituer leur autorité à celle de Dieu.»(4)

Le discours islamiste rejette les valeurs universelles qui confient à la femme le droit de participer ou à jouer un rôle dans la société, il refuse la laïcité ; source du déclin du monde arabe, et de sa malédiction face aux ennemis.

Cette démocratie n'est qu'un «concept étranger, un mot qui n'existe dans aucun dictionnaire de langue arabe, ni dans le Coran, ni dans la Sunna, une déjection parmi les immondices » de la pensée humaine(5). Elle est aussi «kofr» «un péché» et que la souveraineté n'appartient pas au peuple mais à Dieu en se justifiant toujours par des versets coraniques.

Ce discours n'accepte pas l'idée d'une démocratie qui contredit les lois dictées et voulues par Dieu :

«On ne peut accepter cette démocratie qui permet à un élu d'être en contradiction avec la charia, sa doctrine, ses valeurs. La démocratie est étrangère dans la maison de Dieu. Si le peuple vote contre la loi de Dieu, cela n'est rien d'autre qu'un blasphème.»

Encore, le mot «liberté» n'est qu'un concept qui s'ajoute «au nombre des poisons maçonniques et juifs destinés à corrompre le monde sur une grande échelle ».

Quant à la femme, elle est la cible privilégiée. Elle est considérée tantôt comme épervier du néocolonialisme(6) tantôt comme transsexuelle(7) à côté de ses partisans, qualifiés ainsi de transsexuels, ou même une force au service de l'obscurantisme. La femme doit rester chez elle, son « Lieu naturel. Dans une société islamique naturelle, la femme n'est pas destinée à travailler mais à se consacrer à la reproduction et à l'éducation des hommes. Elle est une reproductrice d'hommes »(8), ou encore « La femme est productrice des hommes, elle ne produit pas de biens matériels (...). Scientifiquement, il est admis qu'il est impossible à une femme de concilier son travail et ses obligations (...) Je répète que la femme doit rester chez elle et éduquer les hommes »(9). Quant à la mixité, elle est qualifiée de «puante, odieuse », source de «malédiction et de vengeance divine», en appelant à y mettre terme.

«Nous sommes prêts à sacrifier les deux tiers de la population pour permettre au tiers restant de réussir dans le cadre d'un État islamique.»(10)

Le discours islamiste refuse les valeurs occidentales sans proposer de substitut. Tout est mis entre les mains des pieux et des sages qui craignent Dieu, qualifiés aussi de substituts de Dieu sur Terre, qui savent distinguer entre le bon et le mauvais. Ce refus est synonyme du refoulement, de la frustration et de la vengeance. Les islamistes veulent se venger en créant une atmosphère de haine et de violence. Aussi, ils se prennent pour des prophètes, sinon de leurs compagnons, ils se considèrent comme «salaf saleh» ou «xxles pieux ancêtres» qui plaident pour une application immédiate de la charia.

Les islamistes ont bien voulu à travers cette association, faire vivre la jeunesse de l'époque dans l'ère des miracles, ils veulent créer une distorsion entre la logique et la jeunesse, entre les différentes composantes sociales du peuple. Ils manquent d'idées réalistes ou de visées politiques, et c'est facile de faire un rêve que de conquérir scientifiquement et logiquement les consciences.

Désormais, ce discours qui prêche la haine et la vengeance semble être écouté, en profitant du soutien des familles et les jeunes défavorisés. La pauvreté et le désir de la vengeance sont devenus des critères importants d'appartenance et d'adhésion à ce courant.

« Si l'armée ne rentre pas dans ses casernes, a-t-il poursuivi, le FIS aura le droit d'appeler à la reprise du Djihad, comme en novembre1954 » et en citant des versets coraniques maudissant ceux qui «empêchent les fidèles d'accomplir leurs prières dans les maisons de Dieu.»(11)

Pour atteindre les objectifs, les leaders n'ont pas hésité à faire appel à des doses exagérées de hadîts et de versets coraniques comme si nous sommes dans un autre monde qui diffère du nôtre, en trouvant aussi facile de réciter les histoires de Prophètes et les compagnons du Prophète Mahomet, sans hésiter à faire la déduction sur la conjoncture de l'époque.

Aucun argument ne semble être authentique ou original. Toutes les histoires ont été détournées de leurs contextes généraux, tout est justifié au nom de la Foi et de la Croyance musulmane. La faiblesse de l'État est vue dans son ignorance des principes de l'Islam, et l'inapplication de la charia, jugée nécessaire pour un peuple, qui croit profondément en Dieu.

En outre, à titre personnel, je me souviens du jour où les islamistes ont emporté le premier tour des élections locales, et des propos d'Ali BENHADJ quand il déclarait que « les Algériens qui n'ont pas voté qu'ils sachent bien qu'ils doivent dès maintenant changer de vêtements et d'attitudes »(12).La tendance des islamistes des années 90 est aussi de renaître en Algérie la culture arabe authentique, en se vengeant des 132 années coloniales, comme une réponse à la France, en revendiquant l'instauration d'une République islamique.

D'autre part, certains locuteurs et théoriciens de ce groupe fondamentaliste n'ont jamais connu les bancs de l'école institutionnelle, seule une formation religieuse a été dispensée dans quelques écoles coraniques isolées. L'inculture de ces leaders a conduit le pays vers une vague de violence, car l'Islam revendiqué ne s'adapte pas avec la spécificité algérienne. Ces islamistes ont voulu s'asseoir pour mettre à la disposition du peuple, un projet de société fondé sur les principes d'un Islam radical, un processus qui n'accepte pas les nouvelles donnes de la société moderne. « Je ne respecte ni les lois, ni les partis qui n'ont pas le Coran. Je les piétine sous mes pieds. Ces partis doivent quitter le pays. Ils doivent être réprimés.»(13)

Le discours islamiste demeure homogène sur le plan des idées, et les mauvaises interprétations des versets coraniques et les hadiths sont la bonne devise, choisie pour ressusciter les années de la prédication, tout en scandant : «Il n'y a qu'un seul Dieu et que Mohamed est son Prophète. Pour l'État islamique nous vivons, pour cet État islamique nous mourons, pour cet État islamique nous déclarons la guerre et pour cette fin nous aspirons à rencontrer Dieu ». Seul le discours du numéro un du FIS : Madani ABASSI, docteur de formation, écarte volontairement certaines spécificités de cet Islam radical, selon les circonstances et l'auditoire. Les versets coraniques sont moins utilisés dans son argumentation et nous remarquons que son discours s'oriente davantage vers les réformistes arabes tels que Djameleddine EL AFGHANI, Mohamed ABDOH, imprégné aussi de la pensée de Sayed QOUTOUB. En revanche, dans son explication de la situation sociale, il n'hésite pas à utiliser toutes les formes discursives et culturelles, et les propos de certains idéologues et penseurs de l'Asie centrale (surtout pakistanais et saoudiens). Ces derniers adhèrent à la pensée salafiste, une pensée détournée, versée dans l'extrémisme absolu, qui revendique le djihad pour accéder au Pouvoir.

Implicitement ou explicitement, les jeunes sont invités à lire les livres d'IBN TAYMIYYA, le père du salafisme(14), distribués à titre gracieux par les autorités saoudiennes au profit des pèlerins, sinon vendus à prix symboliques afin de diffuser ce que ce discours appelle la culture originale, authentique car, pendant les années 80, nous assistions à l'instauration d'un État islamiste chiite en Iran, dont le style semble être simple et très sollicité par ces jeunes, encore à la quête du savoir et de la croyance.

Le livre intitulé «Du djihad, règles et organisation» d'Abdellah AZZAM, donne des instructions claires et précises aux jeunes, dans le but est d'éliminer les apostats et les impies. Les textes ont été bien argumentés, en se justifiant par des hadîts.

«Ce qui peut gêner les musulmans doit être liquidé, y compris les femmes et les vieillards »(15) tout en affirmant que le prophète de l'islam les a autorisés à tuer, à piller et à tout faire pour que la charia soit appliquée.

Le discours islamiste écarte la dimension de la diversité culturelle et universelle de l'Homme, c'est la Foi qui doit primer, et vu, par conséquent comme discours figé, qui n'accepte pas les autres idées en provenance des autres réalités sociales ou politiques, et demeure attaché aux pieux ancêtres.

Les islamistes n'ont jamais prôné l'initiative de créer un mode de vie favorable à tous, leurs discours demeurent homogènes sur le plan des idées et les actions, qui ne croient pas à la diversité ou qui donnent une solution à une situation d'impasse, leur seul objectif est d'être au pouvoir en trouvant facile de jouer sur les sentiments d'appartenance à la sphère musulmane ou/et en récitant des versets coraniques, ou/et en racontant quelques histoires détournés de leur contexte original.

Ce discours, qui refuse l'autre, est par définition manipulateur et autoritaire. Les islamistes ont fait appel à tous les moyens pour conquérir les jeunes, en inventant un discours guerrier, incendiaire, plein de menace et de violence, en cherchant une régence et un pouvoir perdus.

En revanche, le discours des islamistes change d'attitudes vis-à- vis de ces valeurs, jugées occidentales notamment en matière de droits de l'Homme. Après la dissolution du parti islamiste, ses leaders n'ont pas hésité à réclamer leurs droits en diffusant leurs appels aux institutions étrangères. Ils dénoncent les poursuites judiciaires et la répression exercées à l'époque, en demandant la protection et la justice des institutions internationales. C'est la première fois que ce discours, souvent manipulateur, soit écouté par les Occidentaux, jugés impies et mécréants, et c'est aussi le support médiatique tant attendu.

La venue du président BOUTEFLIKA a été l'occasion pour re- entendre le numéro 2 du parti dissous(16). Cette fois-ci, et dans une lettre écrite au premier, change d'attitude et adhère à ceux, considérés comme des impies, en faisant appel implicitement aux politiciens et sociologues occidentaux tels que ROUSSEAU, ADELAUER, et VOLTAIRE, en affirmant que la démocratie s'inspire de notre religion et qu'elle était toujours l'objet recherché par les musulmans et les califes. Cette inclinaison témoigne clairement d'un changement de ton et de discours, qui renonce à la violence.

«Les expériences humaines ont montré que la prise et l'accaparement du pouvoir par la force sont parmi les grandes causes du déclenchement de guerres civiles et des conflits armés internes. Se jouer de la volonté populaire a des conséquences des plus fâcheuses.»

La contradiction qui marque cette lettre reste toujours dans les comparaisons erronées, et en ayant recours aux histoires des califes, détournées de leurs contextes originaux.

Il semble important de rappeler que le discours des islamistes continue de faire l'amalgame entre le religieux et la politique, entre l'application en bloc de la charia et les nouvelles valeurs politiques. Les conséquences d'un discours incendiaire ont été désastreuses sur tous les plans. Cependant, même si ce discours garde le même espoir, les mêmes arguments pour édifier une République islamique en Algérie, en y ajoutant un mélange de valeurs occidentales et authentiques, les contradictions demeurent très présentes, et ne sont jamais acceptées.

Notre objectif dans le présent point n'est pas de faire une analyse des idées ou les structures linguistiques, qui demeurent loin d'être appréhendées scientifiquement. Nous voulons montrer, à titre illustratif et méthodologique, les caractéristiques d'un discours simple, mais qui peut contenir des idées désastreuses.

Pour comprendre ce discours et ses visées, Lhouari ADDI écrit :

« La séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), par laquelle les régimes démocratiques garantissent les droits civiques des citoyens. Cet oubli n'est pas innocent car s'il est un pouvoir que les islamistes récusent, c'est le pouvoir législatif supposé appartenir à Dieu.

Les islamistes adopteront la démocratie lorsqu'ils cesseront de confondre l'éthique et le juridique, c'est- à-dire lorsqu'ils prendront conscience de la nécessité de dépasser la tension kantienne entre l'éthico- religieux et le juridico-politique. Il faut qu'ils prennent conscience qu'il n'y a pas de règle juridique dans le Coran et la Sunna car la règle juridique est temporelle et est susceptible de changer avec l'évolution de la société, tandis que les textes sacrés s'adressent à toutes les générations.

Il y a par contre une morale dans les textes sacrés qui influence l'élaboration de la règle juridique en utilisant aussi la raison, ce que la tradition appelle ijtihad. L'islam offre des ressources pour construire un champ politique moderne centré sur la notion de souveraineté humaine (ijtihadia), à condition que l'éthique se limite aux 'ibadates et que le juridique prenne en charge les mou'amalates.»17

2- Evolution du discours islamiste des années 90

Le discours de ces années 90 est vu comme refuge pour des jeunes qui vivent en double misère : une misère identitaire, car aucune politique, depuis l'Indépendance, n'a tranché en leurs faveurs, et une seconde de foi, ils sont mal pris en charge par l'école ou par les intellectuels. Par conséquent, ils n'ont que deux choix amers: Se baigner dans la criminalité ou se promener dans les jardins de l'intégrisme.

Le mérite de ce discours réside dans son investissement dans la misère des jeunes et de la société, en se servant d'une langue incendiaire et d'un style adapté à leurs besoins.

«Un parti politique (?) milite pour l'édification d'un État islamique, instrument entre les mains du peuple permettant d'organiser une vie sociale basée sur les valeurs islamiques. Assurément, l'État islamique que le FIS vise à faire édifier sur la terre algérienne est un État de droit et de justice, un État indépendant, libre et souverain où le citoyen et le peuple jouissent pleinement de la liberté... »(18)

Il fait miroiter le paradis en se justifiant par la pensée créative (ijtihad), de tout ce qui est l'Islam et les versets coraniques.

Ces politiques proclament l'interdit de tout ce qui est art authentique et propre à la société algérienne, en inventant une lecture fondamentaliste de l'Islam, en faisant aussi appel à une langue irréprochable, qui s'emprunte des générations ancestrales, astreints à recourir à une lecture éthérée pour s'éloigner des sens cachés de ces versets, et en s'appuyant beaucoup sur le côté spirituel.

Et si ce discours est adopté, la seule interprétation qui nous paraît possible, c'est que la croyance demeure toujours ce savoir relatif, facile à suivre, et plus cette croyance est grande, plus elle est ascientifique, et vue convoitée(19).

Dire la vérité de ce discours n'était pas sa conséquence. Des intellectuels, des artistes, des journalistes semblent être la cible privilégiée, qualifiés d'impies, d'athées, de mécréants, de pourris ; des attributs synonymes de la mort.(20).

À leurs tours, ces jeunes sont devenus des prêcheurs de la mort et de l'ignorance, ils sèment la panique pour récolter la terreur, l'islam revendiqué s'oppose complètement à la configuration sociale, ils se justifient avec, et donnent à ce discours le goût de la vengeance ; un discours simple, une rhétorique modeste, et un vocabulaire d'émeute: apostats, impies, oppression, vengeance, la mort, martyr, bravoure, impatience, mécréants, intolérants.

Trois périodes ont marqué l'évolution du discours islamiste algérien des années 90 :

a- La première période : 1988 - 1992

Ce discours se caractérise par un vocabulaire très simple, qui dénonce la corruption, la complaisance et les différents fléaux qui touchent la société. Les islamistes réclament un retour en bloc à la tradition islamique, en suspendant la Constitution. Ils profitent de la baisse significative de la rente pétrolière, et sa répercussion sur la société pour avoir plus d'adeptes. L'émergence de ce discours est aussi motivé par le chaos politique et l'absence d'une diversité politique au sein de la société. « Ni État ni lois, l'islam est la constitution.»

« En cas de majorité aux prochaines législatives, nous suspendons la constitution, nous interdisons les partis laïques et socialistes, nous appliquons immédiatement la charia, nous expulsons immédiatement le président de la République.»(21)

Par déduction, force est de dire que ce discours n'a été suivi que parce qu'il est le seul qui évoque ces questions, et le seul refuge, pour ces jeunes, devant une telle situation d'impasse. Son mérite demeure sa faculté à réunir d'autres politiques qui réclament le changement et l'ouverture démocratique, de connaître par conséquent un écho favorable, au sein de la société.

Durant cette période, ce discours ne cesse de se développer, en investissant dans d'autres activités hors politiques, et dans le quotidien de cette jeunesse.

Résultat. Cette persévérance a été couronnée d'un succès ; remporter les élections municipales en 1990 et le premier tour des législatives en 1992. Mais, avouons-le, la prise du pouvoir par ses islamistes, qui se réclament les pionniers des pauvres, est une avancée significative dans un pays comme l'Algérie, malgré la faiblesse du taux de participation aux législatives. Les élections ont été aussi marquées par un fort taux d'abstention.

L'accession au pouvoir par les islamistes est devenue un cauchemar qui insomnie les jeunes et les familles défavorisées, qui ont suivi ce mouvement. Nous assistions à des dépassements flagrants, et l'outrecuidance de certains a conduit le pays vers une autre crise, cette fois des institutions. Dès lors, nous constatons que le paradis miroité est devenu une légende, un mythe avec cette nouvelle avancée de mauvaise gestion.

Le ton de ce discours a complètement changé. «Le 4 janvier 1992, une semaine avant l'annulation des législatives, HACHANI lançait : Notre combat est celui qui oppose la pureté islamique à l'impureté démocratique. L'État qui promit, s'inspirerait aux dires de son ami, Rabah KEBIR, « des modèles soudanais, iranien et saoudien.»(22)

Depuis, l'Algérie des années 90 est sous l'emprise de l'armée : les législatives sont annulées, le processus électoral est arrêté, et l'appel est fait à d'autres solutions politiques pour éviter le vide constitutionnel.

b- La seconde période: 1992- 1999

L'évolution tragique des évènements politiques a donné une nouvelle âme à un autre discours qui prêche le feu. La parole est donnée à des groupes extrémistes, qui voulaient se venger de l'annulation du processus électoral.

Le discours, de cette période, prêche la vengeance et la rébellion, revendiquant aussi le pouvoir confisqué. Il se sert de l'interprétation fondamentaliste du Coran et les versets du Prophète Mohamed pour faire émerger un discours incendiaire, qui réclame le sang pour le sang. Les jeunes de cette période n'ont pas besoin ni des paradis promis ni d'un État islamique, mais d'un emploi stable.

En réalité, pour celui qui investit bien dans le mouvement islamiste aura la possibilité de découvrir que ce discours suit la ligne tracée au départ. Tout est bien calculé, car nous assistons aussi à la naissance de plusieurs groupes terroristes qui développent le même discours, les mêmes mots et le même style.

Le premier mouvement terroriste est appelé « Exil et Rédemption» ou « Hijra oua Takfir », qui réclame, à travers un discours, rédigé en arabe moyen, le djihad pour sortir du cycle des tyrans et des apostats.

La langue utilisée et les arguments avancés qui justifient la prise des armes contre le pouvoir algérien s'approchent du discours des wahhabites en Arabie Saoudite et de l'Extrême-orient. Tout est justifié au nom d'un État islamique, et se tromper n'est pas un péché sanctionné par Dieu «qui voit en vous, son incarnation et ses modèles sur Terre» en se témoignant par les hadîts du Prophète : «?Celui qui a raison a deux récompenses et celui qui se trompe n'aura qu'une seule récompense, celle de l'effort fourni» et en se justifiant aussi par la pensée créative.

Dans la même optique, et par souci scientifique, nous étions obligés de vérifier si ces textes existent. Cependant, ces propos ont été détournés de leur contexte original et précis. Le texte fait référence au juge, qui se trouve en difficulté, faute d'un texte juridique précis, et par préméditation, ne fait pas aussi référence au deuxième texte qui dit que «celui qui invente un mauvais rite sera puni, y compris celui qui le suit jusqu'à l'apocalypse?» . Les arguments avancés, dans ce discours des années 90, sont complètement détournés et falsifiés.

La mauvaise interprétation des textes coraniques est la monnaie courante de ce discours, qui n'est pas, rappelons-le innocente. Pourtant, les vieux qui n'ont jamais connu ni la lecture ni l'écriture savent bien interpréter. Chaque musulman sait bien que les textes sacrés ne sont jamais contradictoires mais complémentaires. D'ailleurs et dans tout le monde arabo-musulman, la question des dogmes constitue le lien d'attachement entre les peuples, elle rend facile la corrélation entre l'Islam, le social et la politique. Les islamistes ont bien choisi leurs mots et leurs arguments, détournés de leurs contextes, pour les adapter à leurs idées et besoins.

L'Islam prêché n'a jamais été l'objet ni d'une Révélation, ni de Prophétie, le Coran ne s'est révélé que dans un contexte guerrier et révolutionnaire bien précis.

Toute la culture du Djihad que nous trouvons dans ce discours n'est que le fruit des interprétations superficielles mais fondamentalistes de l'Islam.

Le discours des groupes terroristes est marqué par l'adoption de la pensée et l'idéologie d'un islamiste indien, appelé MAWDUDI, le prosélyte, sinon le père fondateur de l'Islam politique, qui n'hésite pas à légiférer ou à condamner au nom de cet Islam fondamentaliste. Il a inculqué chez les jeunes musulmans, venus combattre les communistes en Afghanistan, sa doctrine et ses idées, il les a qualifiés aussi de l'espoir grandissant de la Nation arabe, en vue d'édifier un empire Islamique, en commençant par les tyrans arabes.

Tout est justifié au nom de cette doctrine, et la naissance du discours islamiste algérien tient beaucoup à cette vision qui œuvre pour un monde arabe guidé par des pieux et les gardiens de l'Islam qui craignent Dieu.

De manière générale, tous les groupes terroristes algériens, depuis 1992, se servent de ces arguments et s'alignent sur la même ligne de la pensée de MAWDUDI, qui se caractérise par sa capacité à fabriquer des arguments sur des principes rationnels, en profitant de ses études, en journalisme, effectuées en Grande-Bretagne.

c- La troisième période : 1999-?.

Les initiatives prises, dans le cadre de la Charte pour la Paix et de la Réconciliation, ont été acceptées par le peuple algérien. Dès 1999, nous remarquons que le discours islamiste des années 90 demeure partiellement absent de la sphère politique algérienne, malgré les quelques communiqués et annonces qui suivent les attentats perpétrés contre la population civile et les agents de l'Etat. Cette absence est justifiée d'une part par l'absence d'adeptes qui partagent avec ce discours les mêmes idées et doctrines, la vigilance de la population, le développement de la conscience patriotique, et enfin par la maturité de certains politiques. D'autre part, la configuration politique algérienne a fait émerger et a laissé la liberté à d'autres partis islamistes qui développent un discours modéré, qui dénoncent la violence.

En somme, l'ouverture démocratique, après une décennie meurtrière, a laissé aux personnes et aux associations politiques la possibilité de créer, et de développer des discours modérés, qui prônent la voie pacifique pour revendiquer leurs droits et d'exposer leurs problèmes.

* Université de Mostaganem

Bibliographie:

1 Le numéro 1 du Front Islamique du Salut (FIS), parti dissout

2 Propos tiré d'un article dans le journal de l'Humanité, un quotidien français, édition du 17 juillet 1997.

3 Propos traduits de BENHADJ Ali, cités par KHOUDJA Mohamed in Algérie, les années de la déviation (en langue arabe), 2000, Algérie.

4 BENHADJ Ali, Interview avec le journal Horizons (quotidien algérien indépendant d'information), édition du 23 février 1989.

5 Tiré d'un article paru in Humanité , édition du 15 septembre 1994.

6 Propos tiré d'un article paru dans édition du 16 juillet 1997 du journal de l'Humanité, Abassi MADANI, du FLN au FIS, article signé ZERROUKY Hassane.

7 Propos de BENHADJ Ali, le 23 novembre 1989 en manifestant à Alger. Voir aussi l'édition du 03 septembre 1997 du journal l'Humanité.

8 Propos recueillis lors d'un meeting populaire organisé à Boussada, la ville natale de Madani ABASSI, janvier 1990, accompagné d'Ali BENHADJ. Pour plus de détails, voir les archives du journal l'Humanité, édition du 18 octobre 1995.

9 Op-cit, le journal Horizons du 23 février 1989.

10 Op-cit, les archives du journal l'Humanité.

11 KROËS Claude, l'envoyé spécial du journal l'Humanité, édition du 29 juin 1991.

12 Voir aussi le journal télévisé de la deuxième chaîne française France2 du 25 décembre 1992.

13 BELHADJ Ali, meeting à Koléa, Alger Républicain (quotidien indépendant d'information, édition du 05 avril 1991.

14 L'Islam politique.

15 AZZAM Abdellah, Du djihad, règles et organisation en langue arabe. Voir les pages 110, de la page 120 à la page 127.

16 Vous trouverez l'interview accordée au journal « Le Monde » en date du 03.04.06. Propos recueillis par Jean-Pierre Tuquoi (Alger, envoyé spécial) - Source:http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3212,36-757192@51- 746414,0.html LE MONDE |.

17 ADDI Lahouari, Professeur des Universités, IEP de Lyon, France Membre de l'Institute for Advanced Study, Princeton, USA, Le langage politique des islamistes algériens et son évolution dans les années 1990, une communication présentée au congrès de l'Association Française d'Études sur le Monde Arabe et Musulman (AFEMAM) sur « La construction des savoirs sur les mondes musulmans »- Paris 2-4 Juillet 2003.

18 Nous lisons dans le dernier congrès du FIS en août 1992.

19 GEERTZ Clifford C., Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, traduit de l'américain par Denise Paulme (éd. orig. : 1983), Paris : Presses Universitaires de France, 1986, 293 pages.

20 Voir l'article d'Ali BENHADJ paru en 1990 dans l'organe du parti dissous «El Mounquid/ Le Sauveteur ».

21 SAHNOUNI El Hachemi (leader islamiste) lors d'un meeting à Sétif, cité in El Watan (quotidien algérien indépendant d'information) du 04 août 1991.

22 Tiré d'un article du journal l'Humanité, édition du 23 novembre 1999. Un article signé Hassan ZERROUKY.