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Le tyran libyen et la sauce tribaliste

par Kamal Guerroua

«C'est toujours sur une démission collective que les tyrans fondent leur puissance» Maurice Druon, écrivain et homme politique français (1918-2009).

Le constat est affligeant et la vérité est devenue un secret de Polichinelle, les dictatures arabes nourrissent l'absurde et cultivent la régression. Ce qui les place en porte-à-faux vis-à-vis des idéaux de la modernité. Pire, elles sont en lambeaux. Cruellement rétrogrades, elles se sont déchaînées, déchirées, entredéchirées et ont fini par se confiner dans un dilemme moral terrifiant: se démocratiser ou disparaître! Difficile de trancher en temps actuels puisque les dictatures sont ainsi faites, elles se communiquent avec elles-mêmes, s'enorgueillissent de leurs incartades et se donnent des invraisemblables satisfécits de leurs bilans macabres. Tout au plus conjurent-elles toutes les influences jugées malsaines en resserrant les écrous autour des sociétés opprimées. Une stratégie d'autant plus inefficace qu'elle s'est avérée désastreuse non seulement pour leur entité existentielle mais aussi et surtout pour la marche et l'avenir socio-politique de leurs pays. De tribalisme affreux d'un autre âge aux dynasties sclérosées dignes des temps les plus barbares, du militarisme excessif à l'allure spartiate aux autocraties débridées propres aux républiques bananières, les oligarchies arabes sont logées à la même enseigne et culminent toutes au seul et même objectif: l'usurpation de la volonté populaire. En un mot, l'on pourrait dire qu'elles sont dans une phase de réfraction historique hallucinante.

La poétique de la chaise

Semblables aux juntes militaires de l'Amérique latine des années 70, les élites arabes cultivent un gout immodéré pour le trône. Certains régimes pris tardivement par les contraintes de la fameuse devise de «bonne gouvernance» font dans la simulation machiavélique dévergondée, avec une démocratisation qui marche au ralenti, ils incarnent à merveille le rôle peu enviable de bons élèves de l'Occident. Dociles et affables, ils s'auto-renforcent et s'auto-légitiment par des échéances électorales périodiques, des miettes de libertés et quelques prémices d'ouverture, c'est le cas notamment du Maroc et de l'Algérie et à un degré moindre l'Égypte qui font de la lutte anti-terroriste un cheval de bataille pour plaire aux bonnes volontés de l'Oncle Sam en entreprenant des réformettes sans influence sur le devenir de leur nations respectives. D'autres arborent une position ferme et intransigeante vis-à-vis de l'Occident comme la Libye, la Syrie, le Soudan. Néanmoins, l'imaginaire de leurs dirigeants est toujours le même: une appétence particulière pour gouverner et une myopie politique inquiétante qui laissent des pays entiers plongés dans un fixisme historique sur fond de dictatures creuses et vidées, dynastique et tribale, tyrannique et sanguinaire dont le trône serait une chasse gardée et un pré carré qui s' hérite de père en fils, de caste en caste et de dynastie en dynastie. En gentil despote Moubarak a voulu léguer l'Égypte pour son fils, Kadhafi ahurissant l'a réservé pour ses rejetons, Ben Ali pour sa famille. En toile de fond se dessine une réalité dramatique qui interpelle toutes les consciences jusqu'au point où Jean François Kahn de la revue « Marianne», non sans une pointe d'hypocrisie s'est interrogé si la démocratie pourrait intégrer l'islam et l'islam la démocratie(1). En réalité, les mille et une douleur des pays du Sud en général et des pays arabes en particulier se situent dans cette attraction maladive, aussi diabolique que maléfique qu'exerce le pouvoir de la chaise sur les cerveaux des élites. A dire vrai, depuis la disparition du Nasser en 1970, un vide effarant s'est emparé de l'espace arabo-islamique comme entité supranationale. C'est pourquoi, Saddam, Kadhafi, et après eux Boumediene ont essayé chacun à sa façon de réincarner le mythe nassérien en recentrant l'attention et le leadership de cette zone critique du monde sur eux. Ironie du sort, symbole de l'anti-impérialisme américano-soviétique par outrance, Nasser est indéboulonnable. Ainsi l'arabisme et le nassérisme sans lui ont-ils un goût d'ersatz. D'où l'on saurait déduire que la quête du pouvoir et de la puissance a outrepassé les barrières nationales pour s'ériger en norme intouchable sur le plan régional.

Le printemps des peuples et l'hiver des dictatures

Foin de patience. La rage, l'exécration, l'horreur et la révolte de la «rue arabe» ont pris de court les incorrigibles despotes collés à leurs chaises et ayant fait de leurs contrées un espace de non-vie, frustrant et frustré, humilié et humiliant, dégradé et dégradant en le plongeant dans un néant démocratique terrible et un nihilisme de bon sens effroyable. Les peuples sont devenus de la sorte le sacrifice propitiatoire d'une élite déguisée et la jeunesse une génération sacrifiée sans estime ni espoir. Ce sont là bien des ingrédients qui ont fait exploser les chaudrons des révoltes populaires puisque comme dirait Napoléon « la révolution doit apprendre à prévoir». Une telle tendance démentielle et paranoïaque de la part de ces nomenclatures semble à la fois désinvolte et vidée de toute éthique dans la mesure où elle a stigmatisé les peuples des décennies durant en en faisant une image hachurée, désagrégée, et fragmentée. En plus, elle a suscité de la désapprobation, de l'effroi, et un certain sentiment de culpabilisation dans le cœur des masses car celles-ci se sont senties depuis longtemps dessaisies de leur citoyenneté et inaptes à l'exercice démocratique»... en quelques semaines, le mythe de la passivité des peuples arabes, de leur inaptitude à la démocratie, a volé en éclats. Les révoltes tunisienne et égyptienne, les mouvements qui secouent cette région, de l'Algérie à Bahreïn en passant par le Yémen et la Libye, et qui touchent aussi l'Iran non arabe, ne concernent pas seulement les choix de société et de développement, mais aussi la politique régionale».(2) Par ailleurs, il conviendrait de signaler au passage que ce tressaillement de la rue arabe ne s'agit rien de moins que d'un véritable printemps démocratique qui aurait fait table rase du passé meurtrier des satrapes politiques et des régimes répressifs, aussi désuets que chancelants, car même si l'histoire est longue, ses parenthèses restent cependant trop courtes, les temps ont changé et une nouvelle reconfiguration démocratique de la carte du monde arabe devrait avoir lieu. Mais une chose est sûre, ce printemps arabe n'a pas de parallèle historique, il est unique en son genre car il vient des entrailles de la base sociale, un mouvement insurrectionnel autonome et propre de toute manipulation. Il n'est dressé ni contre l'Ouest, ni contre l'Est, ni contre l'Occident, ni contre Israël. Il n'est ni anti-islamiste, ni anti-impérialiste mais tout simplement un élan citoyen jaillissant de l'intérieur des pays arabes contre la dictature.

La Libye: une hyper révolution contre une hyperdictature

 L'on ne pourrait le formuler autrement, la Libye actuelle est enfoncée dans une guerre civile et intertribale atroce. Pays tribal par essence, la Libye recèle en son giron plus de 140 tribus dont celle de «Warfala» est la plus importante. Le statut de «Jamahiriya», une sorte de démocratie de masses dépourvue de structure étatique instaurée en 1977, est très apprécié par Kadhafi. S'appuyant généralement sur les comités révolutionnaires, elle est conçue comme un organe de masses incarnant le rôle d'un pouvoir parallèle qui fait le poids devant l'armée. Les dits comités sont chargés de régenter la vie sociale, contrôler les masses, réprimer les tendances libératrices et briser les protestations estudiantines au sein des universités, une sorte de «sécuritocratie» pour reprendre le terme de Luis Martinez (3). Kadhafi issu lui-même d'une tribu de Syrte, en déposant le Roi Idris I en 1969, a ressuscité les alliances tribales que ce dernier eut essayé d'éradiquer auparavant. De plus, la nationalisation des hydrocarbures entamée, la fierté et le prestige du grand guide s'en sont trouvés auréolés de l'aura d'un combattant suprême, immergé dans le bain surchauffé du tiers-mondisme des plus revendicatif et exigeant que la sphère sud de la planète ait connu. Étant le quatrième producteur du pétrole après l'Algérie, l'Angola et le Nigeria, 80% des recettes de la Libye en proviennent essentiellement. La rente(4) a enivré le guide et l'a poussé à une répartition très inégalitaire des richesses surtout dans les régions qui manifestent une nette désapprobation envers sa politique comme Benghazi au sud, foyer historique de résistance. Très ambitieux, Kadhafi a essayé de s'unir avec l'Égypte et la Syrie en 1971, avec la Tunisie de Bourguiba en 1974, et avec des nombreux pays africains le Tchad, le Niger, où il prétend être le roi de l'Afrique noire, mais sans succès. Puisant aux sources du castrisme, du guevarisme et du péronisme latino-américain, et s'abreuvant au marxisme-léninisme version maison, Kadhafi eut voulu incarner le rôle d'un héros arabe incontestable et d'un bandit d'honneur à l'extérieur de ses frontières surtout aux yeux des américains qui a classé la Libye sur la liste noire « des pays voyous ». C'est pourquoi son pays fut intensivement bombardé en 1986. Néanmoins, à l'intérieur de la Libye, il s'est forgé l'image d'un mythe révolutionnaire, incorruptible et infaillible, tel un Robespierre (1758-1794), le père de la terreur française. La Libye dont la population dépasse six millions avec une superficie trois fois plus que la France souffre de l'inégalité sociale, du sous-emploi, et de la précarité. La totalité de sa démographie étant à dominante jeune (80% ont moins de 30 ans), elle étouffe du système tribal et tend à une ouverture vers le monde via la technologie et l'internet, c'est ce qu'a prouvé le dernier ralliement de la jeunesse autour d'un mot d'ordre unique en réponse à un appel d'un internaute pour un rassemblement contre le régime de Kadhafi. En plus, le souvenir des divisions qu'a entretenues le tyran entre les composantes démographiques de sa population (arabe, berbère, Toubou) et la répression féroce de la mutinerie de la prison Abou Salim (1200 victimes) en 1996, hantent encore les esprits(5). Ce que l'on pourrait également remarquer comme facteur principal du ralliement massif de la population à la révolution, c'est le taux de son alphabétisation 88%, le délitement des appartenances claniques anciennes et l'ébauche de grands mouvements d'urbanisation suite au dernier revirement politique de Kadhafi et ses tentatives de rapprochement avec les pays occidentaux. En plus, la nouvelle génération éprise du renouveau a désacralisé le livre vert (véritable traité constitutionnel) de son despote et dénoncé ses frasques. C'est pourquoi, le chant du cygne du régime approche et le clan du tyran et ses mercenaires sont dans l'œil du cyclone. Tous les indices convergent vers le fait que la phobie des milices ne fait plus recette et la défection d'une grande partie de l'armée précipite le naufrage du tyran libyen.

Les pays occidentaux: pompiers pyromanes

La logique de force dans les relations mondiales a prouvé encore une fois que les pays occidentaux sont indifférents aux convulsions des peuples de Sud. Pire, les pays arabes ont acheté leurs bonnes grâces par les pétrodollars. La dénégation globale des méfaits des dictatures a jeté l'opprobre sur la crédibilité des institutions internationales et leur degré d'efficacité dans l'endiguement du règne de la terreur dans le monde. Il est certain que leur mutisme complice face au bombardement des civils par un dictateur paranoïaque, à la limite de la psychopathie dénote l'immoralité hideuse des pays occidentaux. Une incongruité supplémentaire à ajouter à l'invasion injustifiée de l'Irak en 2003 sous prétexte de possession d'armes de destruction massive «nos dirigeants veulent le beurre et l'argent du beurre: protester sans déranger, influencer sans s'ingérer, condamner sans sanctionner, aider sans prendre des risques, participer sans payer, et par-dessus tout le marché et dans le droit fil de l'hypocrisie [...] l'Europe a mis en marche la doctrine zéro: les changements sans promettre rien en échange»(6). En ce sens, la communauté internationale à sa tête l'Occident favorise seulement des changements qui viennent sous leur bénédiction à l'instar de ceux qui avaient lieu en Europe de l'Est dans le début des années 90 et non des réformes qui sortent de leur zone d'influence et qui proviennent de l'intérieur des systèmes politiques et dont ils ne mesurent pas la portée. Cela peut s'expliquer et se vérifier dans l'attitude ambiguë des chancelleries européennes juste au lendemain du printemps des peuples «quand les masses étaient descendues dans les rues de Tunis, la France a proposé aide et assistance aux forces de sécurités de Zine el Abidine, quand elles avaient écumé les squares du Caire, l'Italie de Berlusconi avait loué les mérites de Hosni Moubarak comme le plus sage homme et quand le peuple est sauvagement massacré en Libye, la république Tchèque aurait affirmé qu'une catastrophe suivrait la chute de Kadhafi»(7). A titre d'exemple, l'Italie premier partenaire économique de la Libye et dont le régime a bénéficié des largesses du Kadhafi aurait fait des excuses officielles à la Libye en 2008 pour les méfaits de la colonisation, chose que la France n'a pas faite vis-à-vis de l'Algérie, et cela juste pour garantir un contrôle rigoureux de l'émigration clandestine qui venait des pays du Sahel, notons au passage que plus de 1,5 de travailleurs africains sont installés en Libye alors que le pays souffre du chômage, la France, quant à elle, aurait décoré le colonel en 2007 alors que l'affaire des infirmières bulgares n'a pas encore vraiment vu le bout de tunnel. De telles réactions hypocrites ne sauraient être justifiées autrement que comme un soutien actif aux dictatures aux abois. Une vérité de la Palice que personne ne peut contester aujourd'hui surtout lorsque l'on entend les subterfuges fallacieux de la menace terroriste du réseau terroriste d'El Qaida du Maghreb Islamique que brandissent les autorités libyennes face aux occidentaux. Ceux-ci entretiennent l'illusion d'un barrage anti-islamiste fort représenté par le pouvoir du Kadhafi tout en tablant sur sa coopération, mais il s'avère qu'ils se trompent lourdement sur la capacité de nuisance d'une telle dictature sur une Afrique du Nord presque complètement remodelée à la suite de la révolution du Jasmin et celle du Nil. Symptomatique est cette position de l'Occident apparemment déboussolé où il soutient les pouvoirs anti-islamiste tout en apportant sa bénédiction aux régimes dictatoriaux pour lutter contre ce fameux péril vert et qui de surcroit souhaite que des démocraties s'établissent sur nos terres!!! « l'Occident ne veut pas qu'on lui ressemble mais qu'on lui obéisse» dirait tristement Amin Malouf. En résumé, la mystification de la conscience des masses par l'occultation des vérités et l'institutionnalisation du mensonge d'État mèneraient inéluctablement à la déroute et à l'irréparable. Et d'ailleurs, l'effet de domino n'a-t-il pas touché le palais de l'Elysée? En somme, dans les avatars de cette grande révolution, seul le slogan d'Obama «yes we can» est révélateur de la force de réaction et la foi en le changement de «la rue arabe». Et pour preuve, en grand visionnaire, il a appelé les jeunes arabes à opter pour le changement dans son discours du Caire le 04 juin 2009, et les masses y ont répondu favorablement. Mais les Américains s'attendaient-ils vraiment à ce raz de marée sans précédent de l' «Arab street» ou s'agissait-il seulement d'une improvisation prophétique du prix Nobel de la paix ? Question sans réponse dans le moment actuel, l'avenir nous en dirait peut-être.

La ligue arabe et l'odeur des pétrodollars

Les frappes aériennes décidées par l'O.N.U ont un avant goût amer mêlé de l'odeur du pétrole, à regarder de plus près, le massacre de Benghazi n'est vraiment pas le mobile réel de l'intervention onusienne. C'est pourquoi, la ligue arabe reste dans l'expectative et l'ambiguïté, partagée entre sa volonté de défendre les civils libyens et un certain penchant pour se prémunir de la mainmise de la coalition formée et chapeautée par les américains, la France et l'Angleterre sur le zone stratégique du Maghreb dont les richesses énergétiques demeurent le centre de toutes les convoitises. Amrou Moussa s'indigne du fait que les opérations militaires onusiennes s'écartent de leur objectif qui est celui de l'instauration d'une zone d'exclusion aérienne en ciblant les zones habitées par des civils. L'Algérie et la Syrie suspectant les visées expansionnistes américains émettent des réserves sur l'utilité d'une telle démarche, les pays du golf traditionnellement alignés sur la position américaine se demandent où va aboutir l'intervention onusienne, le monde arabe semble en état de léthargie momentanée face au scénario apocalyptique de la guerre Libyenne. Entre-temps, la rue arabe est plongée dans un «stand-by», l''exemple libyen suivrait-il celui de la Tunisie et de l'Égypte? Après tout, l'empressement de la coalition onusienne à bombarder la Libye et déloger Kadhafi ne revêt-il pas une contradiction fatale lorsqu'on sait que la résolution du 1973 autorise l'usage de la force pour protéger les civils et non changer les régimes? Une chose est certaine: la population est seule victime entre l'enclume de la répression de Kadhafi et le marteau des frappes de l'O.N.U.

Notes

1- Jean François kahn» quand les frères musulmans étaient catholiques»in revue Marianne, du 12 au 18 février 2011

2- Alain Gresh «ce que change le réveil arabe» in le Monde Diplomatique, mars 2011.

3- Sur le concept de «sécuritocratie» clef Luis Martinez, violence de la rente pétrolière, Algérie, Irak, Libye. Paris, presses de sciences Po, 2010 (4)Ghassan Salamé, Démocraties sans démocrates: politiques d'ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris Fayard, 1994

5- Voir le Jeune Afrique n° 2616 du 27février au 05 mars 2011

6 - José Ignacio Torreblanca « Quand l'U.E invente la doctrine zéro», d'après un article d'El Pais reproduit dans le courrier international Mars 2011, p15

7 - In la revue Economist, No time for doubters, février 2011, p34.