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La pédagogie et l'équilibre

par Mohammed ABBOU

Il se hâtait de rejoindre son domicile après une journée éprouvante, passée en débat avec ses collègues sur les formes à donner à des revendications professionnelles entreprises depuis quelques jours déjà. Il pressait le pas sur le chemin du retour et baissait la tête pour ne pas croiser les regards des autres passants qu'il imaginait réprobateurs depuis la réplique médiatique de son ministère.

Il lui semblait que son cartable comme un insigne professionnel le désignait à la vindicte populaire et ne savait comment le dissimuler.

 La presse a fait une large publicité à la satisfaction des revendications du corps enseignant, avec force détails sur les augmentations obtenues et les sommes conséquentes promises en rappel.

 Et tels que présentés dans des tableaux synoptiques et pédagogiques, les résultats du bras de fer ne pouvaient qu'affaiblir toute excuse à une prolongation du mouvement. Ses voisins, avant tout parents d'élèves, ne comprenaient pas cette persistance dans une grève qui prenait leurs enfants en otages et compromettait leur avenir scolaire.

 La sympathie qui avait accompagné leur mouvement à ses débuts a beaucoup reculé, émoussée par la réponse de la tutelle, présentée comme très appréciable et largement diffusée à travers le pays. Difficile dans cette ambiance de suspicion non déclarée, d'expliquer aux autres que la réalité des satisfactions obtenues était surfaite et largement dépassée et que les exigences autres que pécuniaires portaient justement sur cet avenir compromis de plusieurs générations.

 Pour contribuer sereinement à l'avenir des autres, les enseignants ont besoin d'être aidés à envisager aussi sereinement le leur. Lui, ce métier, il ne l'avait pas vraiment choisi mais la vocation pédagogique, très vite, a émergé en lui.

 Enfant, il voulait être marchand de friandises. Adolescent, il rêvait d'être un grand détective, poursuivant les méchants et mettant fin aux injustices. Lycéen, il a dû réajuster ses ambitions à la réalité et n'envisageait plus qu'une vie confortable que lui assurerait un diplôme d'ingénieur.

 Mais les conditions d'accès à bien des disciplines même avec un baccalauréat scientifique, ne lui ont pas laissé beaucoup de choix. Il prit, en dépit de ses vœux une inscription en licence d'enseignement, dans l'attente de repasser son baccalauréat pour récupérer toutes ses chances d'orientation. Mais il n'en eût plus le courage. Une fois le diplôme obtenu, il accepte un poste dans un collège nouvellement ouvert à l'autre bout de la ville et inaugure sa vie professionnelle sans grand enthousiasme.

 Il dispense ses leçons en toute honnêteté, bien sûr, mais froidement, sans émotion et avec distance. Peu à peu sa nonchalance est assiégée par des prières muettes, des sollicitations silencieuses, des attentes non exprimées, des regards interrogateurs. Doucement mais surement l'émotion l'encercle.

 Il découvre dans la salle la fragilité de son enfance, son inquiétude devant la nouveauté, sa souffrance de ne pas être comme les autres, sa solitude devant la difficulté. Il commence à comprendre comment par excès de sensibilité on peut rester sur la route.

 Comment avec un aplomb prématuré on peut se faire remarquer sans qualité particulière. Comment la timidité peut asphyxier un potentiel prometteur et pourquoi le maitre n'est pas seulement un guide mais aussi un révélateur de talents.

 Il se surprend à se projeter dans chacun des petits qui lui étaient confiés ; il n'osait pas encore dire mes élèves car il n'habitait pas encore tout à fait le rôle que le destin lui a dessiné. Il se surprend à avoir un regard pour chacun. Et , c'est en voulant motiver tout ce petit monde qu'il apprend à se motiver lui-même.

 En ouvrant enfin le chantier de ses élèves, il ouvre son propre chantier. Il reprend le combat de sa vie, ranime des qualités étouffées pour les mettre au service d'une vocation inattendue.

 Il part à la conquête du savoir et du plaisir d'en profiter et d'en faire profiter la progéniture remise à ses bons soins, il se laisse emporter par un vent d'épanouissement, une envie de partager, de donner. C'est en donnant qu'il se valorise. En apprenant à ses élèves d'avoir confiance en eux-mêmes pour avancer, il reprend l'estime de lui-même.

 Il apprend à aimer ce qu'il fait et pour nourrir sa passion il veut s'améliorer sans cesse.

 Mais l'estime de soi ne dépend pas que de la force de l'engagement, elle dépend aussi de la capacité de se projeter dans le futur, et pour cela il se sent paradoxalement bien démuni. Ces petits moyens lui assurent chichement un présent bien pâle, comment peut-il envisager un quelconque avenir ? Malheureusement, la vie est une immense gare de triage ou l'aiguillage est fonction des moyens, toutes les voies ne se valent pas et on peut même rester à quai.

 Alors l'accomplissement moral n'est pas suffisant dans un monde qui ne fonctionne qu'au carburant pécuniaire.

 L'enseignant a aussi des enfants et l'accusation de prise d'otage que certains veulent lui «coller» pour se dédouaner de toute implication dans ce qui arrive à l'école, lui est plus que pénible. Et s'il la supporte c'est qu'elle est, à ses yeux, encore moins pénible que de passer pour l'auteur de son propre échec aux yeux de ses enfants.

 Il aurait aimé patienter encore, ne bousculer personne, ne pas compromettre l'estime qui l'a aidé à tenir jusqu'à maintenant. Mais le temps lui manque. Le temps qu'on l'accuse aujourd'hui de soustraire à l'avenir et dont personne ne se soucie quand il file en silence.

 Le temps glisse sur son école depuis quelques années déjà sans conséquence car son école est bien malade.

 Son mal est masqué par les efforts des parents qui se saignent pour améliorer la probabilité de succès de leurs enfants. Les cours de soutien sont de règle , leur inflation laisse craindre qu'ils ne viennent plus en complément de l'enseignement institutionnel mais s'y substituent. La capacité financière qui fait la différence entre citoyens dans bien des domaines de la vie, convertit insidieusement l'école à sa règle. Toutes les familles s'accordent sur le diagnostic mais chacune cherche sa solution en solitaire et mobilise les moyens de sauver son ou ses enfants en attendant que le système trouve son remède.

 Il reconnaît, cependant, que le corps enseignant n'est pas exempt de reproches, il s'est englué dans ses soucis alimentaires. Sa précarité a eu raison de sa conscience professionnelle et on ne lui connaît pas de «résistance pédagogique» remarquable.

 Pourtant il sait que l'offre scolaire qui a connu une croissance quantitative indéniable ne s'est pas améliorée pour autant. Il sait qu'elle n'est pas homogène et qu'elle accentue les inégalités sociales au lieu de les réduire.

 Il sait aussi que le système engoncé dans ses certitudes répond aux inquiétudes sociales en empilant les réformes. Le poids du cartable en est, d'ailleurs, une preuve très visible.

 Mais à quoi bon pointer les défauts quand on est exclu de la solution. Les «commissions» qui planchent sur son école ne lui font que rarement une place dans leur magistère intellectuel.

 Il ne reconnaît pas ses difficultés quotidiennes dans leur jargon fumeux. Et leur approche structurale ne rend pas compte de cet espace d'émotions et de sensibilité qui fait toute sa vie. Ses préoccupations même quand il ose les exprimer sont mises en salle d'attente.

 Entre cette mise à l'écart et la brimade parentale qui le guette, entre son combat pour la dignité et l'immense douleur d'être incompris, il peine à trouver son équilibre.

Et si l'échec scolaire n'est que la reproduction symptomatique de son échec social ?