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La fin du dogme sécuritaire

par Abed Charef

La mort de Ali Tounsi remet en cause de nombreux dogmes. En premier lieu, le dogme sécuritaire.

M. Ali Tounsi faisait partie d'une catégorie de gens comme le temps n'en fait plus. Ce vétéran du MALG, qui a passé l'essentiel de sa vie dans la sécurité, avait la conviction que la puissance d'un pays ne se mesure pas au PIB, ni au nombre de médecins pour mille habitants, ni par le pourcentage des personnes ayant accès à l'université. Pour M. Tounsi, et pour nombre de personnes de sa génération et de sa formation, comme M. Yazid Zerhouni et Daho Ould Kablia, la puissance d'un pays se mesure au nombre de policiers pour 1.000 habitants, et par la capacité de ses services de sécurité à tout contrôler, qu'il s'agisse des déplacements des habitants ou de leurs conversations téléphoniques, du contenu des journaux ou des personnes appelés à diriger le pays. Les hommes répondant à ce profil ont eu leur heure de gloire dans les années soixante et soixante dix. S'appuyant sur un nationalisme érigé en dogme absolu, convaincus de détenir la Vérité, certains de posséder la clé de l'accès au pouvoir, ils ont fait et défait les présidents, et durablement façonné le sort de nombreux pays.

 M. Tounsi en faisait partie. Patron de la sécurité de l'armée dès le lendemain de l'indépendance, il a été un des hommes de l'ombre qu'on appellera plus tard « les décideurs ». Qu'importe le temps qui passe, les changements dans la société, les mutations que subit le monde. Ces hommes sont faits pour durer, comme s'ils défiaient le temps. Et c'est ainsi qu'un demi-siècle après avoir été nommé responsable de la sécurité de l'armée, on pouvait encore retrouver M. Tounsi à la tête de la police algérienne.

 La mondialisation, la chute du mur de Berlin, Octobre 1988, les nouveaux pays émergents, tout ceci est secondaire pour ces hommes formés à l'école du MALG. Seul l'Etat, et ce qui, à leurs yeux, peut le maintenir debout, a de la valeur. Ils ne se sont même pas rendus compte qu'en Algérie, cet Etat s'était éloigné de la société, qu'il s'était transformé en une organisation sourde, insensible aux aspirations de la société, et que l'Etat est devenu, au bout du compte, le principal générateur de corruption.

 Ces jeunes hommes flamboyants, qui faisaient la guerre dans les années cinquante et la révolution dans les années soixante, se retrouvent aujourd'hui dans une position pathétiques, à cause de leur incapacité à comprendre le monde qui les entoure. Une incapacité qui, justement, les amène à se lancer dans des projets sans but, des batailles sans objectif, des investissements inutiles et des rêves sans consistance.

 M. Tounsi a passé les quatorze dernières années de sa vie à « moderniser » la police, à l'équiper, à l'entraîner, disent, fièrement, ses amis. Cela a concerné beaucoup d'argent et de matériel. Avec cette conviction, primaire, qu'un policier peut assurer la sécurité du pays quand il dispose d'un ordinateur, d'une matraque, qu'il circule dans un véhicule neuf, et peut, de son bureau, surveiller la rue à l'aide de caméras dont les citoyens ne connaissent pas l'existence. Grâce à ce dispositif, M. Tounsi a cru opportun d'annoncer pour bientôt la sécurisation du pays. Il ne sera pas là pour faire le bilan. Il a été tué par l'un des hommes à qui il fait appel pour sécuriser le pays!

 Le tout sécuritaire a empêché toute réflexion différente. Il a même empêché de voir ce qui se passe dans les pays épargnés par la violence. Un simple regard dans ces contrées aurait pourtant suffi à nous révéler l'essentiel : une police forte est une police qui s'appuie sur la loi, rien que la loi. Une police forte est au service du pays et du citoyen, et non l'inverse.

 L'échec n'est pas imputable au seul Ali Tounsi. C'est tout un système, engagé dans une impasse, qui en porte la responsabilité. C'est l'échec d'une démarche, d'une vision du monde et d'une manière d'organiser la société. On pensait que cette vision allait disparaître avec la chute de l'ex-Union Soviétique et la mort du KGB. On se trompait.

Certains dirigeants pensent en effet que la chute de l'Union Soviétique n'est pas due à la fin biologique de ces systèmes, mais au fait que les pouvoirs d'alors n'avaient pas fait preuve de la fermeté nécessaire. Il faudrait donc davantage de fermeté pour assurer l'ordre. Un engrenage infernal qui met les services de sécurité au c_ur de la vie politique, économique et sociale du pays, et les expose aux pires dérives.

 Depuis plusieurs mois, les services de sécurité étaient, à titre d'exemple, secoués par une succession d'affaires mettant en péril la crédibilité de l'institution.

 Des cadres de la police étaient impliqués dans des détournements, des trafics de documents, des affaires de drogue, des truquages de concours, etc. Les rapports des services de sécurité à la population se sont aussi sérieusement dégradés. A un point tel que M. Tounsi lui-même avait fait état d'un «complot» contre la police.

 Qu'en a-t-on retenu ? Qu'il faut encore plus de policiers, pour contrôler les citoyens, et pour contrôler les policiers eux-mêmes. Et c'est ainsi que les services de sécurité, qui devaient constituer une partie de la solution, sont progressivement devenue une partie du problème. M. Tounsi, qui a fait toute sa carrière dans la sécurité, l'a payé de sa vie. Sans se rendre compte que trop de police tue la police.