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À propos de l'homme qui promenait son âne

par Amine Bouali

Chaque vendredi, en milieu d'après-midi, lorsqu'il faisait beau, il passait dans notre quartier, juché sur une bicyclette, un magnifique âne trottant devant lui. Il tenait à la main une cravache rudimentaire qu'il utilisait pour orienter l'animal et, de temps en temps, il le stimulait par un cri strident «Arrah!, Arrah!» qui semblait sortir du fond des âges. L'homme avait la carrure sportive, portait une casquette sur la tête et parfois fredonnait une chanson mélancolique du regretté chanteur de raï Cheb Hasni. À chacun de ses passages périodiques, accompagné de son âne de compagnie, tous les enfants de notre rue s'empressaient de mettre le nez dehors, ouvraient de grands yeux ronds et arboraient un éclatant sourire: l'incongruité d'un tel spectacle dans le paysage uniforme et quelque peu ordinaire d'une ville algérienne, avait naturellement de quoi surprendre.

Un épais voile de mystère recouvre, jusqu'à aujourd'hui, les apparitions pittoresques de nos deux promeneurs évoqués plus haut. Nous nous demandions, à chaque fois, ce que pouvaient bien faire dans la vie le singulier cycliste et son ami équidé: le premier était peut-être fermier dans un coin reculé de la commune et le second son «outil» de travail, ou bien alors tout cela n'était simplement qu'un divertissement de week-end, par exemple d'un journaliste fatigué, accablé par la routine et le manque d'idées originales. Tout ce qui échappe à la banalité des jours et des choses, souvent désarçonne, parfois inquiète, car l'être humain, en général, a horreur d'être bousculé dans son train-train coutumier, ses repères rassurants, ses confortables certitudes, et tout ce qui ne va pas dans le sens de ses leçons apprises est une sorte de guet-apens perpétré contre l'ordre établi de sa pensée. On dit que la fonction principale de l'art, en plus d'embellir la vie, est de mettre en péril les lieux communs et les évidences définitives. C'est pour cette raison qu'on peut considérer qu'un homme circulant à vélo et précédé d'un âne est comme une espèce de poésie (surréaliste?) qui nous change un peu de la prose vrombissante et conventionnelle de nos habituels escadrons d'automobilistes. Les rues de nos villes seraient sans doute plus anarchiques mais beaucoup moins tristes !