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L'impensé des habitudes sociales: Du moudjahid au moujtahid (1/3)

par Derguini Arezki

La question des habitudes sociales n'occupe pas la place qu'elle devrait prendre dans la réflexion collective. À notre avis, tout dans la société tient à une question d'habitudes : par les chefs et les programmes s'instaurent des habitudes, les lois n'ont pas d'autre finalité que celle d'établir des habitudes. Les habitudes sont des compétences routinières qui régulent et disposent la société à agir. La dynamique sociale est une dynamique de transformation des habitudes sociales, des dispositions à agir. La société qui agit en pleine conscience et travaille ces compétences est seule en mesure de produire celles qui conviennent aux tâches de l'heure. La société des frères qui fut la nôtre saura-t-elle faire la part de ce à quoi elle doit tenir et de ce à quoi elle doit renoncer ?

Les habitudes et la rationalisation

Les habitudes sont au départ de la rationalisation de l'activité et des conduites, mais en vérité au centre de la rationalisation, car toujours reprises par elle. Elles ne sont pas hors de la rationalisation, mais dans la rationalisation. En automatisant le monde que nous nous approprions, nous faisons la part du connu et de l'inconnu et réduisons notre consommation d'énergie. En disposant d'une énergie abondante, le système d'habitudes nous permet de nous approprier le monde plus largement et plus profondément. Nous automatisons nos conduites pour mieux user de notre énergie, pour ne pas être absorbé complètement par nos activités, pour être disponible à l'évènement, pour pouvoir accueillir ce qui nous advient. Quand le monde devient trop grand pour nos habitudes, quand celles-ci n'ont plus de prise sur lui, la société subit un système d'habitudes dont elle n'a pas le contrôle. Le système d'habitudes ne réduit pas alors la consommation de l'énergie de la société, il l'accroit. Il lui faut alors un surcroit d'énergie pour faire tenir ensemble des activités multiples faiblement intégrées l'une à l'autre, faiblement automatisées. Si la société ne dispose pas de l'énergie suffisante pour l'entretien des nouvelles activités qu'elle a accepté d'accueillir ou si son système d'habitudes ne peut accueillir les nouvelles habitudes qui vont avec les nouvelles activités, pour se protéger, elle tourne alors le dos au monde et à l'avenir qu'elle ne peut affronter, elle se préserve, se réserve pour des temps meilleurs qui peut-être ne viendront pas.

Dans les sciences sociales, la théorie de la modernisation a pensé contre et non pour les habitudes sociales parce qu'il s'agissait d'imposer les habitudes de la bourgeoisie à la société. Sa question a été de ce fait refoulée, secondée en cela par le mythe de la Révolution. Les habitudes sociales ont été dissociées de la rationalisation de l'activité. La rationalisation a été retournée contre les habitudes sociales. L'idée d'une Révolution comme rupture continue du présent vis-à-vis du passé, explicite une telle propension. La transformation sociale n'a pas été pensée comme transformation du système d'habitudes sociales et le système d'habitudes n'a pas été réfléchi comme le système automatique d'appropriation du monde par la société. La tradition comme l'habitude ont été identifiées à la répétition, une répétition stérile sans différenciation. Elle ne portait pas en elle une certaine rationalisation toujours vivante. On sépara la société de son système d'habitudes en le livrant à l'inertie. La rationalisation ne pouvait être qu'extérieure aux habitudes, la Raison ne pouvait être qu'extérieure à la société. La tradition n'a donc pas été pensée comme une rationalisation de la conduite devenue implicite, subconsciente, mais active dans la mémoire du corps et l'automatisation de l'action. Elle a été pensée en rupture et non en continuité de la rationalisation. Comme si la vie, dont la vie sociale, pouvait exister sans être répétition et différenciation. La théorie de la modernisation n'a ainsi pas pensé le processus de fixation des habitudes et de leur transformation au centre du champ de la rationalisation.

Catherine Malabou dans son introduction à la traduction anglaise du livre de Félix Ravaisson, Of habit, publié pour la première fois en 1838, identifie deux généalogies philosophiques européennes clés de l'habitude : premièrement, une ligne d'analyse commençant avec Descartes et passant par Kant, qui comprend l'habitude comme une répétition automatisée qui s'oppose à la pensée critique, à l'émerveillement et au changement ; et deuxièmement, une tradition plus ancienne émergeant avec Aristote, reprise par Hegel et résonant avec des philosophes plus récents comme Henri Bergson et Deleuze, qui conceptualise l'habitude comme l'essence de l'être et du devenir. Dans cette dernière perspective, inaugurée par Ravaisson, l'habitude implique une répétition, mais c'est une répétition qui produit une différence, c'est-à-dire " une aptitude au changement "[1]. Dans cette dernière perspective, il faut ajouter la tradition pragmatiste américaine qui refuse de faire de la philosophie une histoire de la philosophie : Peirce, James et Dewey[2]. Les traditions sont des habitudes sociales qui font la société et son évolution, elles sont l'armature subconsciente des processus de rationalisation des comportements et des activités. Elles sont des « rationalisations en valeur » (contrairement à ce que pensait Max Weber avec la construction discrète de ses idéaux types) qui peuvent être de pôles opposés, les unes tournées vers un âge d'or (Chine), les autres s'éloignant d'un âge sombre et se tournant vers un futur de lumière (Occident). À des sociétés statiques, les sociétés dites traditionnelles, on a opposé des sociétés dynamiques, les sociétés dites modernes, l'opposition mettant en scène d'un côté des sociétés aux habitudes dissociées d'une rationalisation historique des comportements et d'un autre celles dont les habitudes ne cesseraient pas d'apparaitre comme une rationalisation constante des comportements et des activités. L'une ne changerait pas par rapport à l'autre, après avoir été dissociée.

En vérité, la science sociale n'a pas mieux fait que soigner l'image de l'Occident qui dans sa construction se différenciait du monde. Lui se tournait vers le futur, le reste du monde vers le passé. Les sciences sociales n'ont vu les sociétés du monde que relativement à la société européenne. En ce qu'elles ne sont pas l'Occident et en ce qu'il est dans sa supériorité. Avec la période postcoloniale qui touche à sa fin, les sociétés du monde ne se reconnaissent plus dans l'image que les sciences sociales dominantes ont fabriquée d'elles. Avec le développement de leurs propres capacités de réflexion, elles commencent à se penser hors des cadres que celles-ci ont dressés. Le monde commence à se détourner du miroir que lui tend l'Occident et qui le défigure.

En fait, toutes les sociétés sont affectées par le changement, que le système d'habitudes s'ouvre ou au contraire se ferme à lui, qu'il s'efforce d'accroitre son emprise sur le monde ou de réduire l'emprise du monde sur lui. Elles s'efforcent d'en contrôler le rythme et l'ampleur, mais parce qu'il peut être insupportable, pour ne pas mourir d'une mort définitive, elles n'ont pas d'autre choix que de se fossiliser. Une société dispose toujours d'un système d'habitudes actif qui gère sa vie. On ne peut isoler ni une habitude d'un système d'habitudes, ni un système d'habitudes d'un processus de rationalisation, ni un tel processus de la lutte pour la vie ou la survie. Aux deux extrêmes, nous avons les sociétés qui se jettent à corps perdu dans le changement et celles qui refusent le changement, l'évitent, car trop étranger au système d'habitudes. On peut opposer de ce point de vue les jeunes sociétés aux vieilles sociétés. On peut constater, dans le changement, l'action de deux variables indépendantes : la technologie et la démographie. Le contrôle du rythme du changement et donc de ses effets passe par la domestication de l'action de ces variables exogènes. On peut constater que certaines souffrent plus de l'action de l'une que de l'autre variable, et d'autres qui souffrent plus ou moins de l'action combinée des deux variables.

La rationalisation différenciation du travail

La lutte contre la rareté avec la production de masse est un problème de rationalisation de l'activité, et donc d'économie d'énergie : comment produire le plus avec le moins d'énergie. D'abord le plus (pour un marché croissant) avec le moins d'énergie humaine du fait d'une rationalisation automatisation du travail humain (la manufacture d'épingles d'Adam Smith et la division scientifique du travail de Taylor) qui ne sépare pas encore savoir (geste, tour de main) et énergie dans le travail humain. Puis produire le plus après une séparation du savoir et de l'énergie et une substitution des machines au travail humain (objectivation du savoir-faire) et une substitution de l'énergie non humaine (fossile) à l'énergie humaine. Le travail humain se différencie en savoir et énergie, le savoir se différencie en savoir objectif (machines) et savoir subjectif (travail qualifié), l'énergie en énergie humaine et non humaine (animale, fossile); le savoir objectif (objectivé dans la machine) se substitue à une partie du savoir subjectif (attaché à la personne) et l'énergie non humaine se substitue à de l'énergie humaine pour animer le savoir objectivé. De telles substitutions aboutissent d'abord à une différenciation du travail en travail indifférenciant savoir et énergie et travail différenciant savoir et énergie ; puis à la différenciation polarisation du second avec une prolétarisation du travail (un travail humain amputé de son savoir, réduit à une énergie) à une extrémité et une concentration du savoir non objectivé (travail qualifié) à une autre extrémité du travail social. Les substitutions n'éliminent pas le savoir subjectivé, elles suppriment le travail humain où elles ont pu dissocier le savoir et l'énergie en objectivant le savoir et usant de l'énergie non humaine, elles différencient le reste du travail humain en travail complexe faiblement automatisé et en travail fortement automatisé. Le premier étant hors du champ de la production de masse (services à la personne) au contraire du dernier.

Aux deux bouts de la chaine du travail, il y a le « travail complexe » réductible à une série d'opérations simples, mais faiblement objectivé (tel le travail attaché à la personne) et le travail complexe irréductible à une série d'opérations simples, mais fortement objectivé (tel le travail industriel qualifié de la production de masse). Le travail différencié du travail simplifié objectivé en machines et animé par l'énergie fossile, reste le travail (savoir) englobant, où le travail comme savoir objectif et énergie fossile et le travail comme savoir subjectif, savoir et énergie humains, ne sont pas séparés. Le savoir objectif n'est que du savoir subjectif objectivé. Il ne peut pas être considéré indépendamment du savoir subjectif qui le conçoit et le met en œuvre. La prolétarisation du travail et la polarisation du marché du travail tendent à concentrer le savoir subjectif dans un groupe social réduit.

Marx n'a pas tort quand il affirme que les machines ne créent pas de valeur, que la valeur des machines reste constante dans le procès de production, mais il avait tort de donner une existence séparée aux machines, il avait tort de ne pas voir que le procès de production redonnait une unité au capital constant (travail mort) et au capital variable (travail vivant) : dans le procès de production, le travail mort revit dans le travail vivant. Dans le travail, ce n'est pas l'énergie qui revit, c'est le savoir. Le vif saisit le mort et inversement, dans la production, le travail-savoir retrouve son unité. C'est le tout du savoir qui est variable et non pas la partie humaine vivante. Il avait ainsi tort de ne pas distinguer dans le travail savoir et énergie, puis de confondre travail et énergie humaine, considérant le travail abstrait mesurable comme énergie plutôt que savoir. Et par conséquent de ne pas donner une unité au savoir vivant et au savoir mort : le savoir mort (objectivé) revit dans le savoir vivant (subjectif). Sans savoir (composante du travail) vivant il ne peut y avoir production de plus-value, car il n'y a production de plus-value que lorsque le « savoir mort » revit dans le savoir vivant. Savoir qui ne peut vivre lui-même sans énergie ; sans l'énergie, une telle dynamique de revivification du savoir est impossible ; sans l'énergie fossile, une telle revivification du savoir mort aurait été très limitée. En effet, l'énergie fossile plus que l'énergie humaine consomme moins qu'elle ne produit. Bien qu'elle-même capital constant (travail mort, passé), de sa production extraction à son utilisation productive, dans le processus global de production, sa valeur varie. Sa valeur d'usage est supérieure à sa valeur d'échange (définition de la plus-value marxienne attachée à la seule force de travail). Dans le processus de production, dans la production de plus-value, on ne peut découpler savoir et énergie, savoir objectivé et savoir subjectif, énergie humaine et énergie non humaine, dans le sens où l'un est toujours dans l'autre, mais seulement les différencier dans la dynamique qu'ils animent. Marx a été victime de son anthropocentrisme. Nous devrions appliquer aux non-humains les catégories que nous appliquons aux humains, telle est la leçon de l'anthropologie symétrique. Dans la dynamique de la civilisation thermo-industrielle on peut observer la place particulière de l'énergie fossile qui rend possible la substitution constante du savoir objectif au savoir subjectif. Dans le processus de différenciation du travail social de cette civilisation, le savoir vivant se réfugie à une extrémité et l'énergie humaine à une autre. L'énergie fossile relègue l'énergie humaine à l'état d'auxiliaire secondaire de la machine sociale.

Les machines et les habitudes

Les machines comme les habitudes sont le produit de processus de rationalisation de nos comportements relationnels avec les êtres que nous fabriquons et utilisons. Elles sont toutes deux du savoir différencié en savoir objectivé et « routinier », les unes dans des objets, les autres dans des conduites. Les habitudes font de nous des machines humaines. Savoir objectivé issu d'un savoir indifférencié et différencié, lui-même issu du travail indifférencié et différencié en savoir et énergie. Il y a donc un processus de différenciation du travail social sous des processus de rationalisation qui se différencie en travail (savoir) objectivé suite à une dissociation du savoir et de l'énergie et en travail subjectivé qui préserve leur association. Si l'on regardait les machines comme les êtres humains réalisant un nombre limité d'opérations, on pourrait considérer ces opérations comme les habitudes de ces êtres, car réglées pour qu'elles se répètent lorsque ces êtres sont animés. Les machines existent en nous et hors de nous, elles ne fonctionnent pas séparément, elles régulent nos flux. Les machines comme les humains peuvent être considérées comme des « paquets d'habitudes » (John Dewey), de routines, d'automatismes. Nous vivons désormais dans un monde de machines intelligentes, humaines et non humaines.

Échec de l'industrialisation

On peut reprendre ici la thèse selon laquelle l'industrialisation a échoué dans les sociétés postcoloniales parce que ladite industrialisation a été incorporation de travail étranger (machines importées) dans un travail local, mais n'a pas été incorporation de savoir étranger dans le savoir local. Sans unité du savoir objectivé et du savoir subjectif, sans objectivation du savoir vivant, vivification du savoir mort, il n'y a pas industrialisation du travail social. Elle ne le simplifie pas et ne le complexifie pas. Elle a été plutôt incorporation d'objets toxiques dans le travail social, non-assimilation d'un savoir étranger par un savoir local et éviction du second par le premier. En fait, le savoir étranger n'est savoir que pour l'étranger, il ne l'est pas pour le savoir local, d'où sa toxicité. Le savoir étranger ne reconnait pas le savoir local auquel il s'applique, il l'écarte par conséquent. Parce qu'il n'y a pas unité du travail social, complémentarité du travail vivant et du travail mort. La substitution du travail mort (capital) au travail vivant ne complexifie pas le travail, mais prolétarise la société, la prive de savoir (indigène et étranger). Au lieu de rationaliser le travail social pour étendre sa portée, elle réduit la société au mimétisme. En vérité on ne peut dissocier les savoirs (morts) du savoir-être et du savoir-faire. Quand on importe des usines, on n'importe ni le savoir-faire ni le savoir-être qu'elles supposent.

Des habitudes du village à celles de la ville

Les habitudes sont des pratiques sociales. Elles constituent un savoir incorporé par la société, un savoir qui n'a plus besoin d'être pensé, mais qui ne cesse pas d'être actif. Un savoir qui travaille, mais n'est pas travaillé. La « mémoire morte » du corps social. On a dissocié le savoir des habitudes sociales. Les révolutions urbaine et industrielle ont transformé les habitudes sociales. La société préurbaine avait des habitudes au ras du sol, elles ne disposaient pas de la capacité réflexive suffisante pour faire retour sur elle-même et fabriquer les nouvelles habitudes exigées par les nouveaux milieux et leur fonctionnement. Sa mécanique sociale avait du mal à décoller de ses conditions matérielles. La société ne peut être pensée par la science que comme une machine sociale, que comme un paquet d'habitudes objectives et subjectives. Le passage d'une civilisation villageoise à une civilisation urbaine exigeait la mobilisation du savoir tout entier, de celui qui travaille et n'est pas travaillé. Comment les habitudes du village pouvaient se transformer en habitudes de la ville. Car ce sont les habitudes du village qui vont et doivent se transformer dans le milieu de la ville. Le milieu de la ville ne peut pas créer ex nihilo ses propres habitudes. Comment les habitudes d'un milieu d'interconnaissance qui fabriquait la confiance sociale, peuvent –elles se transformer en habitudes urbaines fabriquant de la confiance sociale ? Comment la société des frères pouvait-elle passer du village à la ville ?

Croyance et savoir.

La société sait d'abord de par l'expérience qu'elle rationalise, qu'elle rationalise selon les hypothèses avec lesquelles elle confronte le monde. Elle rationalise de son expérience du monde ce qu'elle croit. Toute entière dans son expérience, elle croit ce qu'elle sait et croit pouvoir vouloir du monde. Ses habitudes sont ce qui l'intègre au monde et inversement, les habitudes du monde sont ce qui intègre la société au monde. Le monde agit au travers de la société, la société agit au travers du monde : des habitudes agissent dans d'autres habitudes, les habitudes sont complémentaires et substituables. Les échanges sont intenses, les transformations nombreuses. Quand le monde et la société agissent l'un à côté de l'autre, les habitudes sont complémentaires, mais non substituables. Les échanges et les transformations sont limités. La société protège ses habitudes des habitudes du monde qui les dérangent. Tant qu'elle aura le choix, elle prendra les habitudes du monde qui lui vont et rejettera celles qui ne lui vont pas. Quand elle n'aura pas le choix, elle devra leur faire de la place. Une place qui transformera ses habitudes ou une place qui les laissera inchangées. Cohabitation et interaction, et/ou incorporation et transaction, parfois l'un et parfois l'autre. Un rôle actif ici, un rôle passif là. Une société est toujours attachée à des habitudes, elles font sa stabilité. Face au changement, le problème sera toujours de savoir quel système d'habitudes fera sa stabilité. Quelles mesures d'interaction et de transaction, dans quelle mesure les habitudes de la société seront dans le monde, celles du monde seront dans la société. Pour quels intérêts.

À la différence des pays d'Extrême-Orient, nous ne nous sommes pas empressés de savoir ce que l'Occident sait de ses croyances. La manière dont une société défendra sa stabilité, et donc celle de ses habitudes, dépendra de ses ressources, de sa capacité de savoir et d'innover. Il n'y a pas de lettré dans nos traditions, plus exactement, il n'occupe pas la place et l'importance qu'il avait dans la tradition de ces nouvelles sociétés industrielles. Nous protègerons nos habitudes de celles du monde avec lequel il nous faudra pourtant vivre. Car, là est la question, quelle protection sera réelle, quelles habitudes pourront nous protéger du monde, quelles habitudes mondiales deviendront les nôtres et quelles habitudes sociales deviendront celles du monde, car hors du monde pas d'existence et sans bonnes habitudes, pas de bonnes existences. Quel avenir pour l'ancienne société des frères ?

Ce que je veux dire ici, c'est qu'il y a nécessairement un continuum au sein de l'expérience entre les différentes modalités de savoir qui va de la croyance au savoir (qui en sont comme les extrêmes), du savoir subjectif au savoir objectivé dans les choses et subjectivé dans les conduites et inversement : croire sans savoir ou d'un savoir passé au départ de l'expérience, autrement dit conjecturer, supposer ; savoir explicité au terme de l'expérience avec une validation ou invalidation de la croyance ou de l'hypothèse. Et finalement, savoir tacite parce qu'il est acquis et n'a plus besoin d'être explicitement pensé et posé à force d'être constamment mobilisé tel quel, opérant comme une infrastructure et constituant le corps des habitudes[3]. Les habitudes comme savoir tacite produit après la transformation de la croyance en savoir explicite viennent ensuite s'interposer entre ce que l'on croit et ce que l'on veut savoir. La croyance s'est maintenant incorporé un savoir explicite qui fonctionne comme un savoir tacite. Modalités de savoir que l'on retrouve dans toute pratique et qui sont explicitement formulées par la pratique scientifique. Le continuum alterne donc croyance et savoir, l'on sait ce que l'on croit et l'on croit ce que l'on sait.

À ce point du raisonnement on peut dire que nous fonctionnons selon un savoir tacite dont nous avons oublié les conditions de production et que nous méconnaissons comme savoir explicite : voilà où nous a conduit l'exclusion de la question des habitudes sociales du champ de notre réflexion collective.

Le corps social de nos habitudes, les habitudes de nos corps ne sont plus du savoir, mais des mécanismes qui survivent par la force d'inertie du système social et politique. Des habitudes que nous ignorons empruntent au monde des habitudes qui leur conviennent. Le tout de notre fonctionnement n'a pas de cap signifiant.

Croyance et savoir sont inséparables, ils sont les deux termes qui tendent le processus de différenciation du savoir. Le savoir pointe dans la croyance déstabilisée par son environnement, la croyance se raffermit dans le savoir ou se corrige. Ils ne se combinent pas comme deux entités distinctes (deux idéaux types purs), ils sont complémentaires et substituables, ils se transforment mutuellement. La croyance devient savoir et le savoir devient croyance dès lors qu'expérimentation il y a.

À l'ère de la révolution numérique, les habitudes de pensée sont objectivées dans des machines, logiciels et algorithmes. Le terme logiciel se substitue dans le langage ordinaire à celui d'habitudes. Quand on parle de culture d'entreprise, on veut dire le savoir tacite de l'entreprise. Rappelons qu'à la différence du savoir explicite il n'est pas délocalisable. L'industrialisation suppose la transformation d'un savoir explicite en savoir tacite et par conséquent marque l'importance sociale des habitudes : plus le processus d'automatisation et de désautomatisation des activités complexes et des comportements compliqués d'une société sera fonctionnel et efficient, plus elle sera dans de meilleures dispositions pour accueillir les transformations de son milieu, en saisir les opportunités, en amortir les chocs.

La complémentarité des modes de domination.

J'aurais pu intituler mon dernier texte[4] de la manière suivante : « Lee Kuan Yew ou la complémentarité organique des trois modes de domination de Max Weber ». Les modes de domination sont l'un dans l'autre et non l'un à côté de l'autre. La notion d'idéal type pur avec laquelle Max Weber construit ses différents modes de domination (charismatique, traditionnel et rationnel-légal) n'exclut pas leur complémentarité dans l'histoire, mais leur complémentarité organique. La méthode analytique et comparative prélève du cours historique différents idéaux typiques purs (éléments) pour le recomposer en complexe d'éléments figurant la totalité. Il y a dans cette méthode une prétention à reconstituer le réel dans sa totalité à partir d'un point de vue extérieur et surplombant, plutôt que celle d'assurer une prise pertinente sur le réel qui dans son interaction avec lui viserait et obtiendrait certains résultats. De cette prétention qui aboutit à une totalisation théorique imparfaite, à une création de théories provisoires, sort cependant une fabrication continue d'objets de tout ordre (philosophiques, scientifiques, techniques et matériels) qui fait finalement la véritable justification de la pratique scientifique. Ainsi la modernité se justifie plus par ses résultats, ses conquêtes, que par ses prémisses. Les valeurs sont justifiées par les résultats de l'expérience obtenus par la rationalisation et la rationalité devient comme la fin propre de l'expérience. Dans la différenciation du savoir s'estompe alors les croyances, leur constante fertilité agit silencieuse. La science qui transforme le monde en objets en même temps que sa compréhension, provisoire, mais toujours reprise, donne une dynamique à la pratique scientifique et à la théorie. Elle tend constamment à dépasser ses acquis théoriques imparfaits, et dans ce dépassement, à objectiver constamment le monde. Jusqu'à ce que la production d'objets, qui de bénéfique devienne toxique, ne permette plus au savoir d'être justifié par ses résultats (crises sociale, climatique et énergétique). Il faut alors remonter aux hypothèses du savoir, aux croyances qu'il suppose. Le savoir se retourne alors pour travailler les croyances, revoir les hypothèses qu'elles autorisaient.

D'un point de vue surplombant, selon les oppositions entre sujet et objet, nature et culture, théorie et pratique, formel et matériel, personnel et impersonnel, le plan du réel et celui de sa représentation restent distincts pour se confondre dans la production d'objets. Dans la théorie de la domination, les idéaux types purs sont complémentaires, mais ne sont pas l'un dans l'autre, ne se substituent pas l'un à l'autre jusqu'à se confondre et se compléter. Ce sont des abstractions distinctes qui restent opposées pour tendre la représentation du réel. Dans la réalité théorique produite, ils se combinent, se distendent et s'excluent. L'exclusion a pris la place de la substitution de l'un dans l'autre. Quand l'un disparait, il n'est pas en latence dans l'autre, il ne peut donc y réapparaitre. Nous retrouvons dans une telle approche la discontinuité du processus comme discontinuité du statique et du dynamique.

Dans les trois types idéaux de Max Weber, l'articulation théorique est externe, il faut distinguer les éléments essentiels qui tendent la représentation du réel et le recomposent ; l'articulation n'est obtenue que dans la pratique, dans l'analyse des cas concrets, au travers des cas limites et des cas intermédiaires[5]. Pourquoi leur articulation théorique n'est-elle pas obtenue de leur articulation pratique ? C'est que les types idéaux ne se transforment pas l'un dans l'autre, le type charismatique ne se transforme pas en type traditionnel, le type traditionnel ne se transforme pas en type légal rationnel ; le type traditionnel (intermédiaire) ne convertit pas le type charismatique en type légal rationnel et le légal-rationnel ne se convertit pas en traditionnel. C'est que les types purs, bien que n'étant pas pratiques, s'abstraient de types de sociétés culturellement dissemblables, dits cas limites. Nous retrouvons dans toute société les trois types, mais différemment développés, avec la prédominance d'un type. La différenciation des trois types n'est pas pensée dans leur unité dynamique, mais pour opposer des sociétés dont l'une aurait le monopole de la rationalité. On passe d'une statique (découpe des éléments-catégories) à une dynamique imaginée qui se veut représentation du réel. Mais on ne peut s'empêcher de constater qu'il y a problème, que l'analyse théorique n'arrive pas à bout de l'analyse des cas concrets (subsiste des résidus, et d'importance comme le progrès technique dans la fonction de production néoclassique) et qu'il y a problème dans une société, dès lors qu'un type faisant défaut, cessant d'être complémentaire, les autres types ne peuvent se renouveler, la dynamique conduit dans une impasse[6].

Du point de vue du processus, le charisme de Max Weber s'étant éteint dans la tradition répétition, quelle vie en elle pourrait l'animer pour changer ? Comment comprendre à la fois l'invention et le renouvèlement de la tradition, des habitudes ? Le changement ne peut se comprendre sans l'interpénétration des trois modes de domination. Du point de vue du processus, si la différence n'est pas dans la répétition, le vivant dans l'inerte, le rationnel dans le non rationnel, et inversement, comment comprendre la dynamique des choses ? Car que rationalise-t-on en vérité, si ce n'est pas ce qui n'est pas encore rationnel, la force vivante (rationnelle et non rationnelle), à l'exemple du charisme ? On ne rationalise que ce qui l'est déjà en partie, le rationnel en partie une fois rationalisé ne disparait pas, il n'est pas rationalisé en totalité, subsistera toujours du non-rationnel. Le rationnel ne peut se défaire du non rationnel qui est à la fois en lui et hors de lui. Le rationnel n'existe que dans le non rationnel et inversement. L'irrationnel n'étant qu'un cas extrême où le rationnel et le non rationnel s'antagonisent.