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Salman Rushdie, les médias et les amalgames...

par Kamal Guerroua

Il est évident que l'attaque au couteau contre l'écrivain Salman Rushdie est condamnable à tous points de vue. Un écrivain, un intellectuel ou un artiste a droit à la parole, indépendamment de sa foi, sa croyance, sa vision des choses, son idéologie politique, etc. Nul n'a le droit d'empêcher quelqu'un, de surcroît un romancier, de s'exprimer et de dire ce qu'il pense. Néanmoins, et c'est ce qui saute aux yeux ces dernières décennies, la lutte anti-islamiste s'est transformée en un fonds de commerce qui rapporte beaucoup de sous dans les caisses à ses promoteurs. Dès que l'on prononce le mot «islam» confondu faussement ou sciemment dans les consciences avec «islamisme», on vous déroule le grand tapis rouge et vous voilà au septième ciel à pérorer tout et n'importe quoi. La création littéraire, intellectuelle et artistique s'est comme banalisée sur des thèmes éculés, inintéressants et «stéréotypés», propres à la société de consommation. C'est ce que j'appelle personnellement «le hamburger intellectuel», du genre, une table ronde pour discuter du statut de la femme dans le Coran, où aucun invité n'est théologien-exégète ni connaisseur de la religion ni au moins versé dans la lecture des versets coraniques. En conséquence, l'opinion publique occidentale se fait des fausses opinions copiées sur des gens en rupture, sinon en ignorance totale de l'Islam, ses versets, ses rites et ses traditions, etc. Et voilà qu'en voulant combattre l'extrémisme religieux, on crée un extrémisme médiatique à connotation philosophique, littéraire, artistique, dix fois pire que celui qu'on feint éradiquer. Gros problème! Cela dit, l'extrémisme n'est pas seulement religieux, et peut prendre différentes facettes nuisibles à l'entente entre les peuples, les cultures et les civilisations et l'une d'elle s'appelle : fascisme médiatique. Mais qui crée ces «monstres médiatiques» et leurs corollaires «religieux» ? Et bien évidemment, les médias.

Quand Michel Haoullebecq a fait paraître ?La Soumission' chez Flammarion, en 2015, tous les médias en France l'ont invité sur les plateaux télévisés. L'écrivain, loin d'être un éloquent érudit ou une talentueuse plume, est devenu en un rien de temps, une star. Le livre, à la tête des ventes dans les librairies, a conquis même le domaine du cinéma et a été adapté en film en 2018. L'histoire du roman est proche de celle d'un téléfilm de télé-réalité : l'écrivain aurait imaginé que le président de la République en France de 2022 ne serait autre qu'un musulman issu d'un parti radical extrémiste. Un scénario qui va dans la droite ligne des théories du grand remplacement, chères à Renaud Camus, Alain Finkielkraut et Eric Zemmour, etc. Ce dernier aurait déjà, pour rappel, publié, en 2014, un essai au titre assez provocateur «Le suicide français», où il présente dans le menu détail les signes précurseurs de décadence de la France parce qu'elle (la France) reçoit chaque année des immigrés maghrébins par milliers. Et qui dit Maghrébin, dit «terroriste potentiel», assoiffé sexuel, harceleur dans les bus, délinquant dans les banlieues, et tricheur-arnaqueur dans les allocs.

Par ricochet, le Maghrébin est synonyme du rétrécissement de «la francéité» de la France, condamnée à se «réislamiser» dans l'urgence à court et moyen termes. Ce qui provoquera, à l'en croire (Zemmour bien entendu), la dissolution du sang «judéo-chrétien» de la France et la disparition de la laïcité, socle de la République des droits de l'Homme. Théorie fumeuse qui ne tient pas debout, même si les deux œuvres restent jusqu'à présent des best-sellers. Le stock de première, celle de Haoullebecq a été épuisé en cinq jours et l'éditeur a été obligé, demande du public oblige, de le rééditer non seulement en France, mais dans toute l'Europe (il a été traduit dans une vingtaine de langues). La seconde a détrôné tous les autres titres en trois jours, et la grande librairie l'a classée en tête des ventes pour plus de quatre mois! Phénoménal. Mais comment expliquer tout ça? Je n'ai jamais vu, par exemple, un livre sur les conditions de vie des immigrés en France meilleure vente! Jamais! Ni d'ailleurs sur la sécurité dans les banlieues, ni sur le racisme anti-noir aux Etats-Unis! Cela dit, les médias orientent le public vers ce qui les intéresse en faussant la route au grand public, par des polémiques qui finissent par des amalgames, à l'origine de tant de fatwas, de meurtres et de guerres...