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La mort d'un frère

par Amine Bouali

La nouvelle est tombée comme un couperet : «Fawzi est décédé !» Des centaines de personnes meurent chaque jour mais lorsqu'un proche, un frère, disparaît, c'est une partie de nous-mêmes qui s'en va avec lui. Les mots sont impuissants pour exprimer la douleur, le désarroi que nous ressentons en pareilles circonstances. Une sorte de brouillard, à couper au couteau, envahit notre être de l'intérieur, et nous avons du mal à accepter qu'un tel événement tragique, à la fois banal et exceptionnel, puisse se produire aussi aisément. Car Fawzi est décédé alors qu'il était parti juste faire une balade en mer et qu'il avait promis de nous rendre visite durant les dernières fêtes de l'Aïd.

Sans que je me rende compte, des tréfonds de ma mémoire remontent à la surface les souvenirs. Une vie entière se condense parfois dans des fractions de secondes ! Je me rappelle très bien comment encore enfants, nous avions décidé, Fawzi et moi, d'être les meilleurs amis du monde, comment à l'école, chacun de nous se vantait d'être moins cancre que l'autre, comment nos disputes adolescentes finissaient toujours par des accolades, combien nos solidarités parvenaient à éclipser nos jalousies, combien nous étions si différents tout en étant si complémentaires. En ce temps-là, aucun de nous deux ne savait encore ce qu'il allait devenir une fois adulte et ce que l'avenir allait lui réserver de bon et de mauvais.

Vivre est un exercice moins maîtrisé que fortuit, je le crois profondément, et nous ne choisissons pas toujours ni nos vrais problèmes ni nos fausses solutions. À un âge assez avancé, Fawzi est parti s'installer à l'étranger avec sa petite famille, et moi j'ai continué à exister approximativement. Désormais, nous nous croisions dans la vie comme se croisent deux susceptibilités ou deux emplois du temps surchargés. Ô vous qui me lisez, ne renvoyez jamais à plus tard le bonheur de témoigner votre estime ou votre gratitude à un frère, parce que la mort risque de vous en empêcher pour toujours !

Je ne sais qui de nous deux a été le plus exalté par nos coups de chance et nos petites réussites dans la vie, le plus blessé par nos coups du sort et nos échecs respectifs ? Pour Fawzi, tout était travail et mérite, pour moi, tout était hasard et accident. Nous avons marché côte à côte, puis, il y a eu un moment où nous nous sommes loupés comme on rate un rendez-vous avec un frère qui ne voulait en réalité que nous ouvrir ses bras. Fawzi repose dorénavant pour l'éternité sous les cyprès centenaires à l'ombre desquels j'irai, moi aussi, m'allonger un jour lorsque viendra mon tour. J'ai appris cependant à demander pardon, à être frère plutôt qu'ennemi, à ne jamais oublier d'être reconnaissant. Et je suis sûr que là où il est, Fawzi entend mes mots, voit mes larmes et me fait de grands signes de la main.