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Elections législatives françaises: Une Assemblée sans majorité, ni opposition

par Abdelhak Benelhadj

Les « Unes » des quotidiens parisiens ont résumé le résultat du second tour des élections législatives en une phrase : « Une France ingouvernable ».

Certes, le scrutin de ce dimanche a envoyé un groupe majoritaire à l'Assemblée, celui du Président tout nouvellement renouvelé en son second mandat. Mais il ne s'agit que d'une majorité relative très loin de la limite nécessaire (289 sièges, 36% de l'Assemblée) à même de produire des lois, avec une cohérence politique entre l'Elysée et Matignon telle que la prescrit la Constitution.

À l'évidence, il n'y a plus de majorité à même de gouverner de manière stable le pays.

Le problème est qu'il n'y a même pas d'opposition claire non plus. Chaque groupe, aux bords opposés de l'Assemblée, revendique pour son compte l'insigne privilège d'être l'opposant majeur au Président, chacun muni de sa calculette et de ses arrières-pensées.

Il y a des jeux d'images, mais il y a aussi des jeux et enjeux de pouvoirs plus complexes à identifier et à décoder.

Comment en est-on arrivé là ?

En réalité, la situation actuelle dérive directement des conditions de l'élection de E. Macron en 2017. Les plus sagaces iraient jusqu'à faire remonter les déboires à la fin du dernier mandat de J. Chirac et même au mandat chahuté de F. Mitterrand après la perte de son Assemblée en 1986.

Président par défaut en 2017, il a été réélu président par défaut en 2022.

Toute cette affaire vient de loin.

C'est F. Mitterrand qui a inauguré la technique (même si c'est le Général qui l'a inventée dès 1958) : l'instrumentalisation de l'extrême droite utilisée comme une menace pour la République formalisée sous la rubrique « vote républicain ».

Le « Moi ou le chaos » a fonctionné. Usé jusqu'à la corde, il ne semble plus fonctionner.

Menacé par ses marges, entre NUPES et RN, le président s'est joué tantôt des uns, tantôt des autres. Un coup à gauche pour se défaire au second tour des présidentielles pour se débarrasser de la candidate du RN. Un coup à droite pour faire peser la balance côté RN.

Mardi 14 juin, depuis le tarmac d'Orly à son départ pour la Roumanie, le président absent aussi bien de la campagne des présidentielles que celle du premier tour des législatives, s'est adressé aux Français. Il a osé, pour la première fois utiliser à propos des Insoumis les qualificatifs habituellement lancés à la tête du RN.

« Nous sommes à l'heure des choix et les grands choix ne se font jamais par l'abstention. J'en appelle donc à votre bon sens et au sursaut républicain. Ni abstention, ni confusion mais clarification ». (...) « Dimanche, aucune voix ne doit manquer à la République. Dimanche, je compte sur vous pour doter notre pays d'une majorité solide afin d'affronter tous les défis de l'époque et de bâtir l'espoir ».

Un président-communicateur à la veille de sa rencontre avec un autre, délibère : les Insoumis et leurs alliés dans la NUPES seraient désormais incompatibles avec la République.

Ce qui expliquerait qu'il ait favorisé en sous-main l'élection de députés RN au détriment de ceux de la NUPES à qui la « consigne républicaine » a été chichement comptée. D'où la surprise (y compris au sein du RN) du score inespéré que ce parti a réalisé. Dans les années 1930, la peur des Bolcheviks a poussé la classe politique et les patrons européens à faire un choix, « plutôt noir que rouge !». Un choix tragique qui a endeuillé le continent quelques années plus tard à une échelle inconnue l'histoire.1

E. Macron a réussi sont coup. En fait, le problème est qu'il l'a trop bien réussi.

Finalement, il a tout perdu et se résout dans un paysage qui évoque (à tort) la IVème République, à tenter de jouer les uns contre les autres et sa survie. Naturellement, il faudrait être bien naïf pour croire à la vraisemblance d'un tel scénario transparent pour tous les joueurs d'un jeu politique brouillé où les pièges sont plus nombreux que les députés.

Comment en sortir ?

Définition : On appelle « pays » ou « Etat » un processeur de décisions porteur d'une singularité historique et d'une identité politique (au sens fort du mot) qui se pose comme obstacle, comme limite péremptoire. Il serait trivial de rappeler qu'un pays, un parti, un ordre politique... un homme... n'existent qu'en opposition.

N'existe que ce qui résiste.

De nombreuses structures qui votent à l'ONU, ainsi dénommées et reconnues par les instances internationales, n'en ont que l'apparence.

La France d'E. Macron, privée d'Assemblée Nationale, pourrait se passer d'un gouvernement. En cela rien de nouveau en Europe.

La Belgique, d'avril 2010 à décembre 2011, soit pendant 541 jours, s'est passée de gouvernement. Belgique, Pays-Bas, Irlande... rivalisent en ce domaine. Ces pays libéraux sont fondamentalement convaincus (ils ne sont pas les seuls) que le marché est largement suffisant pour administrer les affaires des nations affectant de manière optimale les ressources produites et l'ordre civil.

L'autogouvernement de la société et de l'économie par elle-même via la confrontation de l'offre et la demande est une obsession récurrente des libéraux qui ne supporte pas l'idée d'une régulation « extérieure ». Et c'est sans doute pourquoi, dans ces pays, les hommes politiques et les savonnettes sont identiquement apprêtés et vendus sur les marchés.

Ce modèle est en oeuvre aux Etats-Unis où les hommes politiques sont cotés à l'argus et où la notion de « services publics » est une incongruité lexicale. N'est-ce pas R. Reagan, au cours de sa campagne électorale en 1980, eut ce mot passé à la postérité : « L'Etat n'est pas la solution, l'Etat est le problème. »

La Belgique peut se passer de gouvernement peut-être même d'Etat. Après tout, ce royaume aurait probablement disparu, tel est le sort des « plats pays », réduit en deux entités culturelles radicalement antagonistes, si Bruxelles n'hébergeait pas les institutions européennes et l'OTAN.

Il suffirait de regarder une carte de géographie de l'Europe qui a façonné l'histoire française, pour comprendre que la France, au coeur de l'Union, ne participe pas de ce modèle.

C'est ce qui explique pourquoi la situation dans laquelle elle se trouve ne peut faire l'économie d'une Assemblée et d'un gouvernement.

Le bricolage : une « combinazione » à l'italienne

Une alliance, un pacte avec un des autres groupes de l'Assemblée, le Président s'est immédiatement affairé à en explorer les possibilités.

Cette hypothèse est très vite et fermement récusée par Les Républicains, le seul groupe susceptible de conclure un accord avec le Président qui accueille dans sa majorité nombre de transfuges venus de la droite. LR, pris en étau par « Ensemble » et le Rassemblement National, est menacé de disparition comme le Parti Socialiste et le Parti Communiste (qui savent ce que leur survie doit à la NUPES et au tribun qui la dirige).

L'autre piste serait de jouer les votes au coup par coup. Une « gouvernance d'action » comme le disent les partisans du Président. Un opportunisme parlementaire à la IVème République, avec des majorités à géométrie variable.

A cette fin (et à d'autres...), dans les coulisses, « à l'ombre des majorités silencieuses », agissent les hommes de pouvoir déchus : les Copé, les Raffarin, les Sarkozy, les Hollande qui depuis longtemps ont repris du service après avoir tenté en vain de revenir par là où ils ont été chassés.

Contrats de coalition à l'Allemande ou dissolution ?

Le modèle germanique ou néerlandais évoqué de manière superficielle par des politiques en perte de repères, ne peut davantage convenir aux circonstances.

1.- Parce qu'il s'agit d'une tradition laborieusement échafaudée dans des pays où le « consensus » est un mode de gouvernement, très éloigné des traditions et de l'histoire politique française. Ce système, sous quelque forme qu'il se présente, renvoie depuis 1958 aux magouilles et aux confusions de la IVème République.

Gouvernement bigarré, cohabitation et chienlit sont des avatars du même acabit qui font injure à l'esprit de la Constitution. Le Général aurait démissionné en 1986 lorsque les élections législatives avaient envoyé une Assemblée non conforme à ses couleurs politiques. F. Mitterrand s'était contenté, lui, d'une lecture strictement formelle de la Constitution ignorant délibérément son contenu politique. Combien est commode « le coup d'Etat permanent » au service de monarques opportunistes accrochés « quoi qu'il en coûte » au pouvoir.

2.- Parce qu'il n'est pas certain que ce modèle « pragmatique », qui met entre parenthèses le principe oppositionnel, soit conforme aux valeurs de la démocratie. L'union nationale peut à la rigueur être convoquée en temps de guerre. Elle ne peut être invoquée en d'autres circonstances.

En tout état de cause, aucune de ces solutions ne peut convenir. Reste la solution la plus conforme aux moeurs de Vème République : la dissolution de l'Assemblée dont seul le président possède le pouvoir.

De nombreux partis la souhaitent. NUPES et LR voudront prendre leur revanche. D'autres la redoutent. C'est en particulier le cas du RN qui a profité de l'indécision des uns et des autres du jeu d'équilibriste trouble de l'Elysée et pourrait ne pas retrouver le score « miraculeux » qu'il vient d'obtenir.

Est-ce peut-être la raison pour laquelle le RN fait profil bas et affiche une posture « très raisonnable ». Le message a été entendu : Éric Dupond-Moretti, au lendemain des élections se disait disposé à «avancer ensemble» avec le RN. Une députée macroniste récemment investie a exprimé la même « ouverture d'esprit »... La mainmise sur la commission des finances n'est pas un enjeu de pure forme...

Le Président peut aussi attendre que mûrissent les contradictions et que s'étendent l'inaction et la paralysie de la décision pour tenter de tirer parti d'un nouveau scrutin en faisant la démonstration qu'il n'avait pas eu d'autres choix. Transparent, classique, prévisible mais, rondement mené, le coup peut être efficace. E. Macron sait toutefois que c'est là un fusil à un coup...

La course contre la montre du « maître des horloges » : Jupiter neutralisé

Les temps difficiles à venir ne lui offriront que peu de marge de manoeuvre. La tempête et le tonnerre grondent. Les records sont battus, les uns après les autres : inflation, taux d'intérêt, déficits publics, déficit extérieur, endettement, attente sociale très forte (éducation, santé, pouvoir d'achat...)

Dans la bourrasque, la France a besoin d'une assise politique solide. La Constitution de la Vème République dégradée depuis plus de vingt ans, s'est peu à peu délitée. La réduction du mandat présidentiel lui a sans doute porté un coup décisif et l'ont mis à la portée des désordres similaires à ceux qui l'avaient rendue nécessaire et opportune.

Certes, les formes constitutionnelles évoluent presque toujours sous les contraintes imposées par les contraintes économiques et politiques nationaux et internationaux. Toutefois, une Constitution seule peut-elle suffire ?

La France, et plus largement l'Europe, fait face -dans les plus mauvaises conditions- à une double crise à laquelle elle ne semble pas avoir été préparée :

- Une guerre à ses portes qu'elle ne paraît que peu influencer et encore moins diriger ou maîtriser qui menace les fondements mêmes de la construction européenne.

- Une crise économique profonde qui met face à face des exigences contradictoires.

* D'une part, des catégories populaires nombreuses qui n'arrivent plus à joindre les deux bouts et exigent une relation économique à même de revaloriser leur pouvoir d'achat (en terme réel) érodé pendant des décennies.

* D'autre part, la nécessité d'équilibrer les comptes et de retourner à une gestion financière nationale et internationale plus conforme aux traités et à l'orthodoxie financière.

Avec une question simple : quelle Assemblée votera le budget à l'automne prochain ?

Le « quoi qu'il en coûte » anti-pandémique a creusé des Himalaya de dettes permis par des Banques Centrales qui ont abandonné leur « neutralité politique » (qu'elles n'ont jamais eue), entretenant des taux d'intérêt très faibles et procédant à des rachats de créances publiques.

Les indices boursiers, les actifs financiers et immobiliers ont été (et continuent de l'être car les taux d'intérêt réels demeurent négatifs) artificiellement poussés vers des records, que les corrections récentes n'ont que très peu affectés. L'inflation n'a évidemment jamais disparu. Elle s'est seulement déplacée et, quarante ans après, revient de là où la déflation et la « rigueur » l'avaient chassée. Ces accommodements ont aussi soldé les comptes des bulles précédentes (2000, 2008) et la crise structurelle des finances internationales qui charrient de gigantesques créances insolvables portées à bout de bras, notamment par la FED dont les remontées de taux pourraient précipiter ce qu'elles se prétendent endiguer.

Pour ce qui concerne la France, la hausse importante du salaire minimum, à la hauteur exigée par les opposants, du point d'indice des fonctionnaires, le renoncement à la réforme des retraites et à la hausse envisagée de la TVA... sont au rebours de ce que « souhaitent » les partenaires « frugaux » européens de la France même si ceux-là mêmes affrontent désormais les mêmes difficultés.

Il n'est pas certain qu'un nouveau « quoi qu'il en coûte » impliquant le contournement des règles maastrichtiennes soit durablement toléré fut-ce pour venir en aide à l'Ukraine ou pour faire face aux inconséquentes, coûteuses en retour, des sanctions infligées à la Russie.

Naturellement, tout le monde a compris que, derrière ces consentements, il y a la pression de Washington aussi puissante que discrète.

Les difficultés économiques, commerciaux, budgétaires, financiers et maintenant politiques de la France sont abondamment commentées dans les médias hexagonaux. Ils le sont aussi dans le reste de l'Europe et dans les milieux intéressés en Amérique du nord. Que ces difficultés aient été le produit d'un Jupiter aussi maladroit qu'égotique et inconséquent ne changent rien à l'affaire.

La France n'est pas la Lituanie ou la Georgie. «Too big to fail», elle n'est pas davantage la Grèce de 2015. 2

La moitié de la capitalisation des entreprises indexées au CAC40 et la moitié de sa dette sont détenues par des étrangers, avec un ratio dette/actif de plus en plus préoccupant, même sous le parapluie de la BCE et de la signature allemande.

La France participe du noyau dur de l'Union Européenne et du système de défense dirigé de main de fer par Washington. C'est pourquoi la crise politique ce qui se déroule en France est observé au microscope par les Etats-Unis et ses partenaires. Observée et influencée de toutes les façons que l'on peut imaginer. Et sur ce point on n'a pas besoin de stimuler notre imagination. La littérature propose à profusion de nombreux ouvrages consacrés à cette question. Rien à voir avec le complotisme et tout à voir avec une hyperpuissance qui tient à la protection des intérêts partout où ils sont menacés y compris dans les plus lointaines de ses marges.

A titre d'exemple, on peut lire avec profit le texte de Vincent Jauvert qui a parcouru, dépouillé et analysé des centaines de documents déclassifiés (du Département d'Etat, de la CIA et du Pentagone, entre autres) restitués dans « L'Amérique contre de Gaulle. Histoire secrète 1961-1969. » Editions Seuil, collection Histoire immédiate, 280 p.

On peut aussi parcourir le livre de Frédéric Charpier (2008) : « La CIA en France. 60 ans d'ingérence dans les affaires françaises. » Ed. Seuil, 365 p.

Le plus singulier est que tout cela est entrepris avec la collaboration zélée des services français.

Les profil et postures individuelles n'ont ici strictement aucune importance. Pas plus que quelques gestes d'humeur sans lendemains (C. Pasqua qui expulse 4 agents de la CIA en 1995 ou la réaction de J. Chirac en février 2003). L'antisoviétisme et, aujourd'hui, l'antipoutinisme ont bon dos. Le différentiel de puissance et les moyens américains mis à la disposition des actions françaises, en Afrique par exemple, dispensent ceux qui ont des états d'âme de s'arrêter sur la question.

Pour compléter ce sujet qui ne nous éloigne qu'en apparence du sujet, on peut aussi recommander quelques films et séries.

- Une surprenante série danoise « Borgen » dont la quatrième saison est en cours de diffusion.

- Deux films français anciens de H. Verneuil mais qui n'ont rien perdu de leur actualité :

- « Le président », 1961 avec un J. Gabin au sommet de son art.

- « Mille milliards de dollars », 1982 avec P. Dewaere trop tôt disparu.

En attendant que mûrisse la crise et que pourrissent les antagonismes, E. Macron laisse une Assemblée à son chaos et ses lieutenants préparer la scène et improviser le coup suivant. Pour le moment, c'est l'Ukraine qui va occuper toute son attention : Conseil européen des 23 et 24 juin à Bruxelles, Sommet du G7 en Allemagne du 26 au 28 juin et, pour terminer, le Sommet de l'OTAN à Madrid du 28 au 30 juin.

Qui croira un instant que E. Macron sera ailleurs qu'à Paris ?

Notes :

1- Lire : Rochebrune (de) R., J.-C. Hazera (2013) : Les patrons sous l'occupation. Ed. O. Jacob, 959 p. Collectif (2009) : Histoire secrète du patronat français de 1945 à nos jours. Le vrai visage du capitalisme français. Arte éditions, La découverte. 791 p.

2- Abdelhak Benelhadj. Les enjeux géopolitiques et de la dette grecque (Le Quotidien d'Oran, 04 et 05 juillet 2015)