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Fonctionner au consensus

par Derguini Arezki*

La société a besoin de stabiliser les cadres de sa compétition pour être en mesure de produire un ordre bénéfique. Elle a besoin de cadres clairs dans lesquels elle puisse engager ses compétitions, ses capitaux.

Ces cadres peuvent évoluer avec les compétitions qu'elles décident d'engager.

Maintenant que la compétition est mondiale, il importe de voir que la compétitivité d'une société dépend de la capacité de sa compétition interne à « comprendre », à domestiquer la compétition mondiale. L'Europe, la Chine et l'Algérie ne peuvent pas prendre la compétition mondiale de la même manière. Tant que la société n'aura pas une claire vision de sa façon de prendre le monde, la compétition mondiale, la société politique s'enfermera dans un révolutionarisme sans issue.

Dans son ouvrage Patterns of Democracy : Government Forms and Performance in Thirty-Six Countries, Arend Lijphart oppose deux modèles de démocraties : le modèle majoritaire et le modèle consensuel. Il avance que le fonctionnement consensuel permet à la démocratie d'exister et d'être performante dans des sociétés fortement segmentées où le modèle majoritaire serait mis en échec parce que ne pouvant pas recueillir l'assentiment de l'ensemble des segments[1].

Il ne s'agit pas ici d'opposer les deux modèles, mais de voir comment un fonctionnement démocratique est possible dans notre société où le modèle majoritaire a brouillé les bases du modèle consensuel. On notera pour le moment que le fonctionnement démocratique consensuel plus proche de l'ensemble des segments de la société peut mieux mobiliser la société, mieux utiliser ses ressources, mieux porter l'ensemble des segments à hauteur de la nation et du monde, car en mesure de mieux contrôler la différenciation sociale.

Les formations politiques et la défiance sociale

Demandons-nous en premier lieu si les partis politiques conçus pour la démocratie majoritaire ne se mettent pas en porte-à-faux de la société. L'on peut constater que notre société ne fonctionne pas autour des partis politiques, ne se structure pas autour d'eux. Les partis ne « représentent » pas la société, ne sont pas la société en débat comme aurait pu l'être le parti unique. Ils se prétendent au-dessus de la société. Ils ont importé leurs débats et sont maintenant à bout de souffle. Une certaine distance sépare donc la société des partis politiques, « ils ont leur « religion » et la société à la sienne ». Il importe cependant de voir que cette séparation n'est pas première. Elle dérive de la défiance qui règne entre les individus et les segments de la société. Dérive que nous pouvons faire remonter à la politique des centres coloniaux de regroupements qui avaient pour but de casser les liens sociaux[2]. Il ne s'agit donc pas de refuser l'existence aux partis politiques, mais de ne pas les charger d'une fonction qu'ils ne peuvent pas assurer. Ils ne parleront pas au nom de la société. Cette vérité nationale a quelque chose de général. Les partis doivent désormais amener la société à parler d'elle-même au lieu de penser « représenter » la société, au lieu de faire comme si la société qui ne les investit plus de sa confiance était là à leur place.

Les formations politiques qui n'ont pas été conçues pour organiser les débats d'une société segmentée ont tendance à se séparer de la société, à constituer des corps séparés du fait donc de l'état de la société, de son atomisation et des rapports de défiance entre ses éléments. Le rôle des partis ne consistera donc pas à « représenter » une société qui leur serait extérieure et que l'on supposera déjà là, mais des partis simulant, présentant des sociétés qui s'attacheraient avec les individus à réparer les rapports sociaux et à fabriquer des associations pertinentes.

Les segments, l'entreprise et la propriété collective

Pour faire image, on dira que l'on s'attachera à générer un esprit général d'association dans une société qui a été atomisée. C'est la malédiction du principe cherka helka qu'il faut lever, c'est la puissance de l'association qu'il faut découvrir. Il faut pour ce faire établir les cadres dans lesquels un tel esprit peut se manifester, dans lesquels la société peut vérifier que la confiance peut opérer.

Il faut pour ce faire, se représenter la société sous le paradigme de l'entreprise, de l'individu entrepreneur, comme un ensemble d'entreprises coopérant ensemble pour réaliser une économie performante. L'individu doit d'abord être un citoyen producteur, entrepreneur, avant d'être un citoyen consommateur. En entendant « entreprise » au sens général d'association pour réaliser un objectif commun avec l'organisation adéquate. La commune est ainsi une entreprise qui vise à produire certains services, par exemple à offrir une école, un centre de soins, une salle des fêtes pour tous. La famille est une entreprise qui produit de la solidarité, de l'autoconsommation, etc. Comment faire pour que la société soit entrepreneuriale plutôt qu'étatico-salariale. Il faut aussi soumettre la propriété au paradigme de la propriété collective plutôt qu'à celui de la propriété privée exclusive. Nous sommes collectivement propriétaires avant de l'être privativement. La propriété a pour fonction la gestion du capital et du patrimoine de la société, la protection de l'un et l'accumulation de l'autre. La société confie à des propriétaires la protection et l'accumulation de son patrimoine et de son capital. Cette fonction dans le passé était dévolue à l'État afin qu'à raison elle ne puisse pas être confiée aux catégories sociales héritières du colonialisme. Aujourd'hui, des privilèges d'État ont tendance à se former et à s'ériger en représentant officieux de l'intérêt général. Il faut retrouver une propriété (dans une certaine distribution et dans certaines de ses formes) qui assure la fonction sociale de protection et d'accumulation du capital de la société. Il faut concevoir des propriétés publique et privée qui ne soient pas exclusives de la propriété collective. Deux en un. Toutes les deux procèdent de cette dernière forme et non d'une propriété privée de droit divin. La propriété publique est issue de la propriété collective tribale, de même que la propriété privée. Il y a donc de la propriété collective dans toute propriété publique et dans toute propriété privée.

La société est capable de produire une telle propriété si l'individu social retrouve ses racines collectives et renonce à se faire l'héritier du monarque de droit divin. La propriété n'a pas pour but de fabriquer une classe de propriétaires qui pourrait abuser de ses droits et prétendre que son intérêt représente celui de la société - après avoir prétendu représenter Dieu sur terre, mais la fonction de protéger le patrimoine et de fructifier le capital de la société. Elle devrait prendre le contrepied de son fonctionnement actuel qui consiste à fabriquer de la propriété privée exclusive au travers d'une dissipation de la propriété collective.

Le consensus en général

Fonctionner au consensus concernerait en principe tout un chacun, en lieu et place, selon sa participation dans la vie sociale, économique et politique, soit toute formation collective, toute « entreprise », et pas seulement des formations politiques comme semblants représenter la société, réunies en conférence pour produire des règles de fonctionnement communes et un programme commun pour essayer ensuite de les faire appliquer à une société qui n'aura été prise en compte que pour l'exécution. Non pas donc un rapport d'extériorité des représentants aux représentés, mais des associations dans la société dont le fonctionnement irradierait sur l'ensemble. Il n'y a pas de meilleure manière que celle qui consiste à séparer théorie et pratique pour obtenir de la pratique ce que la théorie n'avait pas prévu. Les pratiques que l'on théorise et les théories que l'on pratique doivent tenir les unes les autres.

Dans le contexte politique actuel de dépolitisation sociale, les premiers pas dans le processus de production de consensus sociaux peuvent revenir aux associations politiques. À condition de ne pas oublier que l'objectif de telles formations n'est pas de prétendre débattre en lieu et place de la société et de prétendre à une autorité qu'elles n'ont pas, mais d'aider la société à fabriquer les conditions de possibilités du consensus et celles de son succès.

On peut maintenant essayer de répondre à la question quel pourrait être l'objectif d'une conférence inclusive recherchée par le président de la République. L'objectif d'une telle conférence réunissant des formations politiques devrait porter sur la manière de produire du consensus dans la société qui puisse aboutir à un consensus national. L'objectif des formations politiques consisterait alors non pas à produire du consensus politique qu'elles demanderaient ensuite à la société d'adopter pour lui épargner l'effort de le produire elle-même, mais à faire produire à la société du consensus, à faire dire à la société ce sur quoi elle peut s'accorder et dans quels cadres, pour coopérer et entrer en compétition ou en non-compétition. C'est dans ce processus qu'elles réapprendront à définir leur mission et leur organisation.

Le consensus et la compétition

Apprendre à fonctionner au consensus ne s'oppose pas au « débat contradictoire », il ne substitue pas l'organisation (hiérarchique) à la composition libre. Il s'oppose à ce que le débat réduise les points de vue à un seul, à ce qu'un point de vue transcende les débats, mette un terme au débat. À la transcendance de la Raison sur les raisons, d'un intérêt général sur les intérêts particuliers. Il vise à aligner les points de vue, à leur donner une perspective commune. À composer un intérêt commun avec des intérêts particuliers. La contradiction n'oppose pas les points de vue dans leur essence : ils ne sont pas définis une fois pour toutes. Les points de vue ne sont pas abstraits de leurs conditions de possibilité et de félicité. Ils évoluent avec elles, ils recherchent leur réalisation dans des conditions de félicité communes et évoluent avec des conditions de possibilité qu'ils partagent pour une part essentielle. Quand ils sont définis une fois pour toutes, ils deviennent des rivaux. Le débat contradictoire ne confond donc pas le rival et le concurrent, le concurrent et l'associé. Le consensus consiste à définir la meilleure manière de réaliser des objectifs en compagnie d'autres objectifs non exclusifs. Il consiste à « comprendre » ce qui doit être inclus et à écarter ce qui ne peut l'être. Des limites claires doivent séparer la coopération de la compétition, la guerre de la compétition.

La compétition est dans la vie elle-même avant d'être entre ses parties, de la vie qui veut sortir de l'indifférencié, qui se bat pour se différencier de la mort et exister. Fonctionner au consensus n'a pas pour but de tuer la compétition, mais celui de l'ordonner de sorte à produire le moins d'exclus possible, à permettre la participation de tous les associés. Un fonctionnement au consensus permet à une société plurielle[3] d'exister, de ne pas rompre sous ses divisions[4], mais aussi et surtout à une société de ne pas faire de l'objectif d'homogénéisation une condition de son contentement. Nous avons échoué à faire d'une société plurielle une société industrielle, parce que nous avons cru que transformer une société segmentée en société homogène était la condition de sa transformation en société industrielle. Tout faux. Nous avons inversé la séquence, c'est la société industrielle qui homogénéise la société plurielle à un certain niveau. Comme elle a homogénéisé la société de classes à un certain niveau.

La société industrielle a réduit la société de classes en société homogène à un certain niveau, mais elle n'a pas réduit tous les points de vue particuliers en un seul point de vue. Elle n'a pas réduit la société de classes en une société sans classes. La société sera toujours composée de points de vue particuliers, ses composantes ne s'ajusteront jamais automatiquement, le marché automate produit des exclus. Il y aura toujours des points de vue particuliers et un cours des choses. Ainsi ce qui sépare la microéconomie de la macroéconomie : le cours des choses n'est pas produit seulement par l'action des points de vue humains particuliers. Entre les deux, il y a le cours des choses qui résultent d'actions qui excèdent celles des humains. Ceux qui espèrent s'imposer au cours des choses échouent et ceux qui préfèrent s'y imposer, s'y inscrire du mieux possible, réussissent.

Fonctionner au consensus, c'est vouloir s'imposer dans le cours des choses, composer avec lui, ne pas y être réduit à néant, en mobilisant le plus possible, en détruisant le moins possible, de ses ressources et du potentiel du cours des choses. Ne pas considérer que le monde gravite autour de nous, mais que nous tournons avec lui et qu'il peut nous broyer. Non pas en tant que point de vue défini au départ, mais comme point de vue dans un cours donné, qui se transforme avec ce cours, s'appuie sur ses forces et avec lesquelles il veut se projeter dans un devenir souhaitable. C'est comprendre que le cours des choses est un cours ouvert, largement affecté par des forces mal déterminées et que le devenir d'une force nécessite la capacité de faire avec ces forces, d'équilibrer entre ces forces qui jouent en elle et autour d'elle. Cela est particulièrement clair pour la majorité des nations qui ne peuvent aspirer à se suffire, à devenir des empires.

Lorsque la compétition est un jeu à somme nulle[5], autrement dit lorsque la société se coupe du reste du monde et ne trouve pas en son sein un potentiel de croissance, pour croître l'intérêt particulier tend à détruire les autres intérêts particuliers.

Mais la compétition n'est jamais elle-même à somme nulle, elle est toujours ouverte à d'autres forces que celles en compétition ; elle l'est pour celui qui est enfermé dans un jeu à somme nulle ... par les acteurs d'un jeu à somme non nulle. Tout dépend donc du cadre qui s'impose à la compétition.

Il appartient au fonctionnement consensuel de ne pas être enfermé dans un jeu à somme nulle, ou quand il doit subir un tel jeu, il puisse contenir la compétition. Le fonctionnement consensuel a donc besoin d'autoriser certaines compétitions, celles de jeux à somme non nulle, en d'en interdire d'autres, celles des jeux à somme nulle. La coopération intervient lorsqu'il s'agit de transformer un jeu à somme nulle en jeu à somme non nulle. On s'associe pour obtenir ce que l'on ne peut obtenir seul. On partage ce que l'on a renoncé à se disputer. Il faut cependant reconnaître que le jeu à somme non nulle exige des « joueurs » qui puissent s'imposer dans la compétition extérieure, quand le jeu ne peut se contenter de refuser la compétition. Car quand la compétition extérieure ne peut pas entretenir la compétition intérieure, la compétition intérieure se trouvera enfermée dans un jeu à somme nulle. C'est alors un terme à la compétition qu'il faut fixer pour éviter une part d'autodestruction. Bref, toute compétition n'est pas bonne à prendre.

Fonctionner au consensus ne consiste donc pas à renoncer à l'esprit compétitif, au contraire, mais à l'empêcher de s'enferrer dans des impasses, dans des jeux à somme nulle. Cela consiste à lui donner de bonnes compétitions, à encadrer cet esprit dans le but de faire valoir des effets positifs sur des effets négatifs probables. La compétition n'est plus entre classes sociales quand la classe dominante s'efforce d'étendre sa domination sur le monde en comprenant la classe dominée. La différenciation sociale résulte de la compétition entre sociétés : elle est l'ordre de combat des sociétés en compétition[6]. Inversement, la compétitivité résulte de la bonne différenciation sociale, différenciation adéquate à la compétition extérieure. Quand la lutte des classes sociales prend le pas sur la lutte des nations, quand la classe dominante ne partage plus le bénéfice de ses conquêtes avec la classe dominée, la nation qui en est sujette sera victime de la compétition extérieure jusqu'à ce que la « lutte de classement » redéfinisse les conditions de cette compétition extérieure, le nouvel ordre de combat. La victoire ou la défaite dans une compétition extérieure transforme souvent la différenciation sociale qui en est la cause et les transformations de la différenciation modifient en retour les conditions de la compétition extérieure. L'enjeu pour toute société consiste dans la production de la bonne différenciation sociale qui lui permettra de ne pas être défaite par la compétition extérieure. Le triomphe dans la compétition n'étant qu'un moment de la non-défaite.

La société plurielle ou segmentée

Pour fabriquer du consensus, un déni de réalité qui a duré trop longtemps doit être rejeté : la société n'est pas composée d'individus et n'est pas représentée par un État. Elle est composée de segments et elle n'est pas représentée. L'État est supposé être celui d'une société homogène qui ne l'est pas. Si l'on continue à ne considérer qu'il n'y a que des individus formant société autour de l'État, nous ne sortirons pas de l'ornière dans laquelle nous nous trouvons. La règle majoritaire sur laquelle fonctionnent la plupart des démocraties représentatives n'unit pas la société au-delà de ses divisions. Elle enregistre les divisions qu'elle ne reconnaît pas formellement. Dans nos sociétés segmentées, elle produit une majorité ou coalition démographique, pas une majorité politique. Les élections sous la règle majoritaire ne produisent pas de légitimité, leurs résultats sont contestés. Quand elles ne produisent pas de coalition démographique, la majorité politique représente une faible partie de la société (phénomène d'abstention électorale). Il faut prendre les groupes sociaux là où ils peuvent être, ensuite considérer que ces groupes vont avoir tendance à évoluer avec leurs intérêts et leurs intéressements.

Continuerons-nous de nier que notre société reste profondément segmentée malgré la disparition des tribus ? Les classes sociales n'ont pas pris leur place, elles n'homogénéisent pas la société en deux classes. Il n'y a pas d'hégémonie d'une classe sur la société. L'hégémonie d'une classe même quand elle existe, n'efface pas la segmentation de la société, elle la relègue au second plan. Dès que cette hégémonie se défait, la segmentation de la société revient au premier plan. Continuerons-nous de refuser de comprendre que si la segmentation constitue une faiblesse du point de vue qui associe homogénéité et unité, pour ce qui nous concerne le rêve d'homogénéité ne se réalisera jamais. Nous n'avons pas d'autre choix que de transformer cette faiblesse en force en adoptant le point de vue selon lequel le pluralisme, la multiplicité segmentaire, est une force de la compétition, car s'appuyant sur des solidarités effectives, une plus grande confiance de la société dans la différenciation. Car le drame précis de notre société est de ne pas avoir confiance dans la différenciation qu'elle est en train de subir.

Ce sont d'abord des régions qui constituent la nation. Il n'y a pas une Algérie, il y a des Algérie. Pour ne parler que des berbères, il n'y a pas de Chaouias, de Mozabites, de Touaregs et de Kabyles, ni des Algériens tout court, mais des Algériens kabyles, touaregs, mozabites et chaouis. Deux en un encore, diraient les Chinois. Les quatre régions du pays font non seulement la nation, mais aussi notre communauté de destin avec nos voisins. Leurs complémentarités nous lient et nous lient au monde. La nation a besoin de leur adhésion, de leur congruence, non de leur négation, atomisation. Notre société est plurielle, elle n'a rien de semblable aux sociétés homogènes, ni socialement ni ethniquement. Nous sommes une société africaine, pas européenne. L'atomisation de la société ne renforce pas l'Etat, elle l'affaiblit. Nous devons construire nos nations africaines à partir de ces segments et non à partir d'une table rase sur laquelle on viendrait projeter des fantasmes de sociétés.

Nier la compétition entre les régions ou certains groupes sociaux, c'est se priver de l'énergie d'une telle compétition, c'est dissiper l'énergie sociale et fabriquer de l'entropie. Chose à laquelle on aboutit lorsqu'une compétition plus large est incapable de la comprendre. Ordonner leur compétition, c'est aider les solidarités à s'élever à des échelles supérieures, c'est construire la nation. Que la société ait tendance ensuite à s'homogénéiser, peu importe, pourvu qu'elle développe sa compétitivité, sache organiser ses intérêts, persévère dans son autonomie. Le mimétisme et l'émulation constituent la règle des échanges entre individus et groupes sociaux. Tuer ces ressorts comme l'a fait l'étatisation c'est vider la société de ses forces. Chaque région trouvera sa place dans la nation dans son pouvoir d'influence sur les autres régions au travers de la place qu'elle aura conquise dans la compétition internationale. Mais c'est probablement cela que refusent certaines élites en profitant de conditions favorables temporaires. Considérer la réalité sociale comme consistant en État et individus ne pourra conduire qu'à une privatisation de la vie sociale et matérielle que l'État sera incapable d'accompagner et de pacifier.

Troisième déni qui résulte beaucoup du déni précédent et qui fait obstacle à notre compréhension : nous avons tendance à jalouser en mal plutôt qu'en bien le proche, à transformer l'associé en rival. Manifestation d'un jeu à somme nulle, résultat de la place qu'occupe la compétition autour de la rente pétrolière. Un tel déni nous fait oublier que notre place dans la société dépend de la place de notre société dans le monde. Une telle place dans le monde ne peut être conquise sans certaines dispositions sociales, sans une bonne différenciation sociale que nous refusons dans nos associations. Il y a des places où nous pouvons faire mieux que les autres et des places où d'autres peuvent mieux faire que nous. Nous continuons à nous disputer la première place, les premiers rangs pour être les premiers servis, sans prendre en compte ce que nous apportons à la société. C'est comme scier la branche sur laquelle nous sommes perchés. Prendre sans rendre ne peut pas durer longtemps. Nous avons retourné une bénédiction en malédiction.

En guise de conclusion. Fonctionner au consensus signifie mettre l'ensemble de la société et de ses segments à une même hauteur, la hauteur du monde, afin que nos compétitions internes ne s'enferment pas dans des jeux à somme nulle. Que tous puissent participer à une compétition à somme non nulle quand cela se peut et puissent refuser de s'engager dans des compétitions à somme nulle destructrices quand cela risque de s'imposer. Les segments constituent les cadres qui peuvent redonner à la société la confiance dans sa différenciation sociale, le contrôle de la société sur ses élites. Cela signifie donc reconnaître le caractère pluriel de la société et dans les conditions actuelles faire du « programme » des associations politiques, un programme unique et particulier, non pas produire la segmentation politique d'une société supposée homogène, une division de la société politique en partis, mais aider la société à réparer ses rapports sociaux et son organisation, à produire les cadres de la confiance afin de réhabiliter la fonction politique et d'établir une démocratie consensuelle.

Notes

[1] On pourra disposer de l'ouvrage de Julien Lacabanne, la démocratie consociative, en accès libre, qui rend compte du travail de Lijphart. https://www.academia.edu/28536053/La_d%C3%A9mocratie_consociative_Version_int%C3%A9grale

[2] Pierre Bourdieu, au contraire de Michel Cornaton, a probablement été pris dans ce dilemme : les centres de regroupements cassent ou modernisent les liens sociaux ? On peut supposer qu'il aurait voulu y voir l'émergence de l'individu moderne. Le président Boumediene n'était apparemment pas affecté par ce dilemme.

[3] Arend Lijphart parle de société plurielle en place et lieu de la notion de société segmentée.

[4] Une des thèses principales d'Arend Lijphart. « Dans chacune de ses définitions, Lijphart va affirmer de manière systématique que le consociationalisme (démocratie consensuelle) a pour finalité d'assurer une certaine stabilité des sociétés clivées. » Julien Lacabanne, ouvrage précité.

[5] Un jeu de somme nulle est un jeu où la somme des gains et des pertes de tous les joueurs est égale à 0. Cela signifie donc que le gain de l'un constitue obligatoirement une perte pour l'autre. Wikipédia

[6] J'utilise sciemment la métaphore guerrière pour décrire l'ordre qu'adoptent les nations/sociétés dans leur compétition. La société de classes est l'ordre de combat que les sociétés européennes ont adopté pour triompher dans la compétition. La société industrielle s'est organisée d'une certaine manière qui a fait sa « compétitivité ». La division sociale de classes qui a fait de la société européenne une société guerrière, puis celle dite scientifique du travail sur laquelle se sont construites les armées industrielles du travail ont donné à l'Occident une supériorité qui a surpris le monde, mais ne surprend plus. L'ordre de combat que l'Occident a adopté, dont la démocratie représentative fait partie, se révèle de plus en plus coûteux.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.