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L'Art est moins un métier qu'un beau voyage

par Amine Bouali

Le fils d'un ami qui vient de décéder et qui a publié de son vivant un recueil de poésie et une pièce de théâtre, s'est interrogé récemment, en des termes assez douloureux, sur la passion de son père pour les livres et pour l'écriture : «Mon père est mort et il a laissé une dizaine de manuscrits non-publiés qui dorment au fond d'un tiroir. Il a consacré une grande partie de son temps et de son énergie à lire et à écrire. Je le voyais jusqu'à tard dans la nuit en train de feuilleter un ouvrage ou en découdre avec l'angoisse de la page blanche. Je me demande aujourd'hui si tout cet effort en valait vraiment la peine et s'il n'aurait pas été plus rentable ou plus utile ailleurs?»

Que répondre à ce questionnement, quelque peu violent (même s'il est compréhensible) de la part d'un fils sur les ambitions pas très «terre à terre» de son géniteur et sur l'investissement intellectuel et esthétique de toute une vie, qui semblent soudain compter pour du beurre ou s'effriter comme un château de cartes. Il est connu que notre société n'a pas une considération excessive pour l'art et les artistes, pour la littérature et les écrivains. Elle a d'autres soucis en tête, d'autres priorités à faire valoir, d'autres modèles de réussite à recommander, d'autres idoles à célébrer.

L'écriture, l'art en général, sont moins des métiers et des professions où l'on fait carrière que des beaux voyages. Maintenant, on peut toujours, à propos de la problématique évoquée plus haut, disserter autant qu'on veut ! Par exemple, se demander si une aventure artistique (ou intellectuelle) qui ne suscite, à tort ou à raison, que peu d'échos favorables ou, pire, qui s'accomplit dans l'anonymat le plus total puis s'échoue, tel un objet hétéroclite, au fond d'une malle ou à la poubelle, n'est rien d'autre que de la perte de temps et une défaite ? Ou, au contraire, si l'enrichissement intérieur et la satisfaction personnelle qui en découlent, méritent amplement qu'on y consacre mille nuits blanches, des journées exaltées, une existence dédiée à chercher obstinément une aiguille d'or dans une botte de foin ?

En février 1903 le grand poète allemand Rainer Maria Rilke répondait à un jeune poète débutant qui lui demandait son avis au sujet de quelques vers qu'il lui avait fait parvenir pour lecture et si, d'après lui, il devait persévérer dans cette voie : «Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire, examinez s'il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit : «Suis-je vraiment contraint d'écrire ?» Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : «Je dois», alors construisez votre vie selon cette nécessité.»