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Sort de la darija à la veille du 60 ème anniversaire de l'indépendance: Lettre ouverte à M. le Président

par Abdou Elimam*

Monsieur le Président,

J'ai l'honneur d'attirer votre attention sur un phénomène sociétal dont l'ampleur et les retombées semblent avoir trompé la vigilance des pouvoirs publics depuis l'indépendance. Il s'agit de l'outil irremplaçable permettant de restaurer de la sérénité et du bonheur et de se réconcilier avec notre être. Cet outil, c'est la darija, en sa qualité de langue maternelle. En effet cette dernière est une émergence naturelle et ne saurait être minorée sans engendrer des blessures psychologiques profondes chez les individus. Ne serait-il pas temps, à la veille du 60 ème anniversaire de notre indépendance nationale, de prendre acte de cet héritage historique, d'honorer ce marqueur indélébile de notre algérianité, de l'assumer et de prendre date dans l'histoire ?

Jusqu'à présent, la langue parlée par près de 90% de la population demeure sans reconnaissance et sans protection juridiques. La darija, en effet, est méprisée et mise sur la touche par une politique linguistique partiale et partielle. Et c'est ce statut de langue minorée qui est la cause des différentes formes de manifestation du mal-être algérien, endémique. Cette minoration est même la raison principale de la baisse de niveau dramatique du système éducatif, pour ne pointer qu'un exemple. Pourtant cette langue ? à l'instar de ses sœurs amazighes ? est celle que nos parents, nos grands parents et nos aïeuls ont forgé depuis des siècles. Pas depuis la colonisation française, comme certains le pensent. Pas depuis l'ouverture islamique du Maghreb, comme d'autres tentent de le faire croire. Cette langue a creusé ses racines il y a près de trois mille ans !

Et oui, la darija maghrébine n'est pas un «arabe» souillé, mais une des nombreuses langues sémitiques qui, sur quelques millénaires, a subi des métamorphoses. A partir du X è siècle, elle prend la forme de cette langue du zajal, du melhûn ou du ?arobi. En effet, le punique qui aura été la langue dominante au Maghreb jusqu'à l'arrivée des diffuseurs de l'Islam, évolue au contact de la langue arabe, sans se confondre avec cette dernière. Là est la trajectoire historique du maghribi, qu'on appelle indûment «darija».

Contrairement à la thèse coloniale d'une «arabisation d'une population berbérophone», l'héritage culturel ainsi que les traces archéologiques de nos contrées témoignent, plutôt, de la survivance de toutes nos langues maternelles. Les populations berbérophones ont continué de parler leurs langues, de même que leurs compatriotes maghribiphones. Cependant, c'est parce qu'une majorité de la population parlait ou comprenait le punique qu'il a été facile de communiquer avec les nouveaux maîtres Arabo-musulmans. Lorsque la population parle/comprend une langue différente, le résultat prend une autre tournure, comme en Perse ou en Malaisie, par exemple.

C'est grâce à une cohabitation de l'arabe avec les langues autochtones que l'adhésion (d'où le nom de qabil (ÞÇÈá)) au pouvoir Califal s'est matérialisée par une répartition fonctionnelle des langues. L'arabe pour le fiqh, la théologie, et le droit. Les langues maternelles pour les explications du texte religieux, la vie au quotidien, les relations sociales et la pérennisation de l'identité culturelle. C'est de la réussite de cette cohabitation linguistique que la cohésion socio-culturelle a été préservée et que l'islamisation a pris ancrage. En effet les langues maternelles ont préservé leurs fonctions de cohésion sociale et de pérennisation de la culture. Un premier séisme politique a été introduit vers le XV è siècle sous la forme d'un statut quo imposé par le pouvoir Ottoman; un second, plus profond, avec le pouvoir colonial français, au XIX è siècle.

L'indépendance nationale a engendré une gouvernance séduite parle pan-arabisme des années 1960. Du coup la préférence idéologique d'un monolinguisme arabe classique a eu pour effet de creuser le fossé avec des langues qui avaient, pourtant, forgé notre identité depuis les profondeurs de l'histoire. Ce monolinguisme officiel n'a commencé à s'ouvrir aux variantes amazighes que plus de quarante ans plus tard. Quant à la darija/maghribi, elle continue, à la veille du 60 ème anniversaire de notre indépendance nationale, d'être la langue majoritaire et consensuelle à laquelle le pouvoir politique tourne (encore) le dos.

Si l'on admet le fait, bien têtu, que la langue du Coran n'a pas pour vocation d'être «domestiquée», ni même de devenir la langue maternelle de quiconque, alors on admettra qu'il s'agit d'une résistance qui nous impose humilité et nous invite à un bilinguisme (maghribi/arabe) positif. D'autant plus que la langue arabe ne peut porter les valeurs culturelles et identitaires que nos aïeuls ont forgées au cours des trois derniers millénaires. Seules nos langues maternelles sont dotées de telles capacités, ne l'oublions pas.

Monsieur le Président, tout cela pris en considération, ne pensez-vous pas que la célébration de notre soixantième anniversaire devrait être un moment historique pour institutionnaliser définitivement la darija?

Recevez M. le Président, l'expression de ma plus haute considération.

*Linguiste